samedi 30 juillet 2016

humeur vietnamienne

De la belle visite sur le balcon que cette libellule amoureuse de mes hibiscus!



     Ça y est, la mousson s'installe. Tous les jours, les pluies parfois très fortes nous tombent dessus souvent sans aucun avertissement. Des trombes d'eau peuvent s'abattre en quelques minutes, emplissant les rues à un point tel que les motos doivent obligatoirement stopper, les conducteurs revêtir d'urgence l'imperméable, se mettre en attente de l'accalmie, une vingtaine de minutes plus tard.

Puis le soleil revient, séchant le tout assez rapidement. Il y a quelques semaines, ce scénario survenait une ou deux fois par jour. Plus régulier maintenant.

Ici, à Saïgon, on ne connaît pas les affres des typhons que la ville de Hanoï subit. Cette semaine, deux jours durant, des vents forts accompagnés de pluies diluviennes y ont fait des dégâts importants. Nous sommes protégés disent les vieux Vietnamiens qui en ont vu d'autres.

Le matin, le soleil se lève sans être barbouillé de nuages. Ils s'amoncelleront en milieu de matinée, éclateront en pluie par la suite; pluie aléatoire car de mon 29ième, je peux constater les districts où ça tombe alors qu'ici on est épargné... pour le moment du moins.

Les Vietnamiens, fort peu gênés par ces changements subis, ont tout prévu: les toiles pour recouvrir les cafés de rue, les balais à eau pour repousser l'agresseur aquatique, les petits abris improvisés autour des stationnements pour motos, les parapluies qui, il y a quelques jours encore, les protégeaient du soleil et surtout... la patience.

Les pluies permettent de nous arrêter, d'apprécier le voisinage de celui-ci ou celle-là qui, comme moi, attend que ça passe. Bizarre à quel point les Vietnamiens parlent peu de température, de météo! On aborde très rarement ces sujets. Ce sont des éléments de la vie courante qui ne méritent pas que l'on en discute.

Parfois la pluie est si forte qu'elle nous ensevelit littéralement sous d'opaques rideaux gris. Il faudra un vent fort pour dissiper le tout. Alors qu'il y a quelques semaines encore l'humidité annonçait le déluge, maintenant y on culbute sans tambours ni trompettes. Puis... ce vent léger, quasi frais qui caresse la ville. Je le surnomme ''le petit vent de Saïgon''. Il me rappelle ceux du Québec fin d'été, début d'automne.

La mousson est donc entrée de plain-pied à Saïgon et dans l'ensemble du Vietnam. Et ça n'a vraiment rien à voir avec tous les canevas que j'avais imaginés. Comment ne pas admirer ces ciels de fin de journée où s'accrochent des nuages aux teintes rosées!


Voilà donc pour la saison des pluies. 

    


     Deux mots maintenant sur l'aventure d'un certain lundi matin, 5 heures 40. La visite inopinée de trois policiers qui, sans mandat, enfoncèrent la porte d'entrée de l'appartement y pénétrant avec leurs gros sabots. Réveillé par ces bruits inhabituels, je me retrouve en présence de trois ''verts'' qui exigent dans un vietnamien international, mon passeport. Alors que je le remets au premier qui semble être en charge de la perquisition, les deux autres scrutent les lieux minutieusement: chambre, cuisine et balcon. On me demande de m'asseoir face à mon laptop et quittent aussitôt.

La police est omniprésente au Vietnam. Elle règne presque de manière dictatoriale. Il est conseillé de ne pas la contredire encore moins d'user d'un quelconque humour. Sur ce point, je me trouve désarmé. Les ''verts'' n'ont pas la même puissance que les ''beiges'' que je pourrais comparer à des despotes.

Seul devant le laptop comme un imbécile, je me réjouis (sic) d'avoir affaire avec eux plutôt qu'aux tout-puissants. La première chose que je suis dite: il n'est aucunement question que j'ouvre le porte-monnaie qui est ici la meilleure façon de se tirer de tout embarras administratif. Deuxième chose: je passe en revue l'officialité de mes documents; tout est en règle. Troisième chose et sans doute la plus importante: qu'est-ce qui se passe?

Me revient immédiatement à l'esprit ma rencontre avec le dénommé Pierre, un type vietnamien d'une quarantaine d'années qui m'avait salué dans un excellent français près de l'arrêt de bus. Il s'est présenté comme un activiste associé au groupe clandestin Viet Tam et recherché par la police. Nous avons discuté quelques secondes, échangé nos numéros de téléphone et entendu sur une rencontre quelques jours plus tard.

Depuis, aucun signe de vie de cet individu sur lequel je comptais afin d'en connaître davantage sur ce mouvement. Deux semaines après je l'ai appelé. La ligne était coupée. Un texto sans réponse. Je l'ai donc placé dans les rendez-vous manqués.

Après voir vérifié si on avait coupé ma connexion ''wi-fi'', je n'avais d'autre option qu'attendre. Je me demande encore maintenant pourquoi, comme un pur idiot, je restais cloué devant le laptop. Je me dis que je ferais une bien docile crapule. Combien de temps pourrais-je résister à la torture? Serais-je plutôt de la catégorie des lâches ou des héros? Que d'idées aussi absurdes que bêtes se bousculent dans la tête alors que bascule sa douce quiétude vers un monde inconnu.

Je suis donc resté avec cette image forte: voici un étranger, blogueur en plus, en contact avec un activiste en cavale. Une proie facile pour les carnassiers s'amusant à mes dépens. Je me voyais emprisonné avec des malfrats de tout acabit. Incapable malgré mon mois de cours intensif en vietnamien d'exiger l'intervention de l'ambassade du Canada.

C'est fou comme ça peut rouler vite dans un cerveau encore sous l'emprise du sommeil! 

De mon siège que je comparais à un tabouret d'interrogatoire, j'entendais des conversations au bas de l'escalier. Impossible de décoder quoi que ce soit. Toujours la même voix de stentor qui se rapprochait tout doucement du hurlement. Elle ne recevait aucune réponse. Reprenait les mêmes mots comme une rengaine.

Les minutes m'apparurent des heures. Je ne souhaitais que me lever et faire du café. Je n'osais pas me disant que je risquais des représailles de la part de ces maîtres après Dieu. Puis, le dénouement.

Une jeune étudiante monta jusque chez moi. Blême, elle tenait à la main mon passeport. Son anglais peut ressembler à mes balbutiements en vietnamien. J'ai pu comprendre, enfin!, que cette opération matinale avait pour but de surprendre trois jeunes gens - ils vivent dans une chambre deux étages plus bas - soupçonnés d'être des consommateurs de drogue. Au Vietnam, on ne rit pas la ''dope''. Encore sous les effets narcotiques, on les avait, brutalement me dit-on par la suite, menottés. On exigeait la présence du ''manager'' de l'étage.

Celui-ci vint, tentant d'expliquer tant bien que mal son niveau d'irresponsabilité dans cette cause. Les policiers s'en foutaient complètement et lui dirent qu'ils étaient à contrôler tous les locataires. Les Vietnamiens ne purent récupérer leur carte d'identité que 48 heures plus tard. Je me suis donc considéré chanceux.

En discutant avec des amis vietnamiens, tous me dirent que j'avais eu la bonne attitude, que la réglementation vietnamienne n'avait rien à voir avec celle du Canada, que le mieux à faire étant d'oublier tout ça. Surtout le dénommé Pierre, l'activiste qui aurait très bien être un agent double.

Voilà donc pour cette expérience. J'en ris maintenant mais sur le coup, un peu moins.


La seule interrogation qui me reste: suis-je fiché à la police vietnamienne?



À la prochaine

mardi 26 juillet 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-QUATORZE (94)

      Nous en sommes au cinquième épisode de l'histoire ILS ÉTAIENT SIX..

Les premiers se retrouvent aux sauts 486; 488; 490 et 492.













     1d) La nuit des six. Est-il possible, qu'au cours d'une même nuit six personnes puissent rêver le même songe? Procéder à la réalisation consciente d'un désir inconscient? Actualiser une réalité identique? Est-il possible qu'une jeune fille, vendeuse de ballons multicolores, en soit l'unique sujet? Puis, suite à un samedi pas comme les autres, tout devienne différent? Un samedi soir où rire s'est coloré de jaune. Et de rouge. D'un samedi froid. De bières empilées l'une sur l'autre. D'une pente couverte de sable rouge. D'une lune flottante sur les eaux d'un lac endormi. D'un bosquet de bougainvilliers à fleurs rouges sang. Est-il possible de dormir?

Le plus âgé des six ne peut pas. Son corps lui répugne. Des idées lui chamboulent la tête. Pourquoi ne pas être retourné sur la rive du lac? Pourquoi cette sueur polaire lui glaçant les mains? Le plus âgé tente de garder les yeux fermés. Ne peut que voir une fille nue, celle qui vend des ballons multicolores. Elle n'aura ni ri, ni pleuré; ni parlé, ni manifesté rien d'autre qu'un frigide abandon. Sera-t-il contraint de rejoindre le clan de son père: vin de riz et mutisme? Travail et solitude. Pourra-t-il, encore, marcher vers cette pente, ce Golgotah, croiser la fille comme si de rien n'était? 

Et Dep grelotte. Une seule idée la transperce: écrire à sa mère. Pour ce faire elle mettra les gants de couleur beige. Ceux que sa mère lui a remis à son départ du village. Elle écrira. Sans  retenue. Sans citronelle non plus. Un kangourou troué sur son corps désarticulé. Une lettre du vent d'est vers un vent d'ouest. À l'encre rouge. Comme les bougainvilliers. Comme le sang qui lui souille le corps et l'âme. À cette femme qu'elle aime, qui pourra la consoler. Faire que ce sang coagule. Ne pouvant la bercer. Comme elle souhaite être apaisée par la main qu'elle aime.

Comment dire l'infamie, la répugnance? Mettre en mots une horreur vécue. Sa mère  souffrira-t-elle si elle ne sait pas, davantage peut-être que si elle savait? Lira-t-elle sa lettre, assise sur le balcon de son village, tout en face de l'étang? En parlera-t-elle à son père? Cette missive lui parviendra-t-elle comme s'il s'agissait d'une vilénie? Pourrait-elle réussir, Dep, à enfouir au fond d'elle-même, plus creux encore que tous les cratères de la terre, cette turpitude qui l'assaille?


2d) La nuit des six. Le plus jeune, et cela depuis plus jeune encore, n'a qu'à baisser les paupières pour le sommeil devienne coma. Il a toujours fait le choix de dormir séance tenante pour cette seule raison: il n'en peut plus d'entendre raconter la même histoire. Celle que, continûment, répète son père. À propos de l'agent orange. Le défoliant utilisé par les Américains lors de la guerre  achevée en 1975 . Le chất độc da cam. Militaire, le père a été témoin des épandages de ce poison nourri à la dioxine. Les effets désastreux chez certains de ses amis, sur de grandes étendues de forêts, des villages entiers, les champs de riz. La guerre est finie. Lui, anéanti. 

Rapidement le plus jeune s'endort pour éviter le cauchemar. Les yeux de cet homme qui est son père, sont demeurés rivés à ces images. Fixés à demeure sur les effets catastrophiques de cet herbicide arc-en-ciel. Il a vu. Depuis, n'a de cesse à reprendre les mêmes mots, ceux de l'horreur de la catastrophe. Tente de la décrire. Celle qui encore métamorphose les gens qui en furent les victimes. Ces enfants difformes. Malformés. Aux yeux hagards. Ces cancers qui ont rongé celui-ci, celle-là, ceux-ci, celles-là.

Dep est entrée dans la demeure de l'oncle sur la pointe des pieds. Ceux que sa mère soignait comme des fleurs. Elle n'a jamais accepté que l'on chaussât sa fille de manière à ce que ses pieds ne grandissent plus. Sa fille ne souffrirait pas ce supplice. Comme elle l'a enduré. L'oncle dort. Devant l'autel des ancêtres, elle incline la tête. Stationnaire dans la noirceur et l'humidité de la maison. Dans l'immobilité des choses elle cherche à se dire qu'elle vient d'entrer tout comme elle le fait chaque soir. Même le samedi.

Elle dormira entièrement vêtue. Ne veut pas se déshabiller. Une crainte entoure ce geste d'habitude si ordinaire. Elle dormira, tentera de dormir, gantée. Ses mains ne sont plus rouges. Elles n'en tremblent pas moins. Crispées comme jamais elles ne le furent auparavant. Dep s'étend doucement, grande fleur coupée, sur sa natte en bambou. Elle ressent dans son dos comme si on lui avait enfoncé un clou.


3d) La nuit des six. Le plus jeune, pour s'assurer de rien entendre du discours paternel, accroche des écouteurs à ses oreilles. La musique enterrera les propos qui souvent prennent l'allure de harangue, d'apologie mais toujours sur un ton de réquisitoire. Sa passion pour la musique américaine contraste avec la haine que voue son père envers les coupables de ce drame. Il suit tous les jours avec attention les développements du procès intenté contre les compagnies américaines ayant fourni l'agent orange aux forces armées US. Mosanto, entre autres.

Le plus jeune, entre deux chansons dont il ne comprend pas les paroles, réfléchit à ce samedi incomparable aux autres. Il y eut la marche. Comme à l'habitude. La bière et les cigarettes. Et l'idée de rire. Avec la fille, la vendeuse de ballons multicolores. Il revoit en mémoire chacun des instants de la soirée. Lui et le plus âgé enceignant la fille. Qui ne souhaitait pas venir. Le plus âgé voulait. Elle les aura accompagnés contre sa volonté. Que faire en pareille situation? Le plus jeune croyait que rire avec la fille signifiait s'amuser. Tout simplement.

Puis cet ordre irréfragable que lui adressa le plus âgé: retourner au café Con rồng đỏ avec les autres. L'attendre. Ce qu'il fit. Il fait toujours ce que le plus âgé lui ordonne. Sans jamais discuter. Il vit dans la hantise que le plus âgé un jour le répudie. Il ne veut surtout pas cela. Ça serait comme une attaque au napalm. Ne s'en remettrait pas. Il a donc accompagné les quatre autres vers le café. Encore ce soir, le garde de sécurité de garde aura vomi dans les buissons. Il travaille continuellement dans un état d'ébriété avancé.

Le plus âgé des six revint. Seul. Pas de fille auprès de lui. Derrière lui non plus. Elle avait disparu. Les traits du plus âgé ne correspondaient plus à ceux qu'il affichait en début de la soirée. Le plus jeune s'en est inquiété. Que s'est-il passé? Un malheur? Une dispute? Il avait bien remarqué quelques taches rouges sur le pantalon du plus âgé. Que signifiaient-elles? Il ne pouvait s'empêcher d'établir un parallèle avec l'aventure que leur avait vivre le nerveux.


4d) La nuit des six. Scotchée au mur de ciment de la petite chambre que Dep occupe, une photo de Pearl Buck. Elle l'a achetée à Nha Trang alors qu'elle y vécut quelques semaines à peine. Ce fut le premier geste qu'elle fit en entrant dans la demeure de l'oncle de Hanoï. Celui-ci ne sait ni lire ni écrire. Il lui a demandé s'il s'agissait là d'une quelconque tante de la famille. Dep lui répondit gravement en citant ces mots de l'auteure favorite de sa mère: '' Je baissai la tête pour cacher mes larmes.'' *  L'oncle n'y comprit rien, retourna à l'extérieur de la maison. Dep venait de s'installer.

* Vent d'est, Vent d'ouest Pearl Buck




À SUIVRE...






lundi 25 juillet 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-TREIZE (93)

  Quelques heures dans le Mékong, tout près de My Tho, ville située à 70 kilomètres de Saïgon chez la grand-maman de Linh. Nous en avons profité pour visiter la plus grande pagode du sud du Vietnam: Vinh Trang construite en 1848. Auparavant, nous nous sommes arrêtés à la ferme des serpents: un endroit à éviter pour mon ami François Racine.                                                                                                           
Voici quelques photos de cette excursion d'un jour.


















Quelques

    







      Le père de Linh a offert ce bocal à la grand-maman afin qu'elle puisse y déposer ses bâtonnets d'encens.         Son intérêt réside dans cette fleur de lys qui l'orne.







Une multitude petits serpents se promènent sur les branches de cet arbuste. Ils s'adaptent, véritables caméléons, aux couleurs des feuilles ou des troncs ce qui les rend indétectables. On s'en approche à nos risques et périls car ils peuvent projeter leur venin sur deux mètres de distance. 


À la prochaine

mardi 19 juillet 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-DOUZE (92)


 Nous en sommes au quatrième épisode du récit de Dep et les six.

Les premiers se retrouvent aux sauts 490; 488; 486.

  (1c) Ils sont encore six. Cinq, attablés au café Con rồng đỏ. Un sixième revient du lac. Une fille endormie. Nue. Muette de rêves. Sourde des râlements d'un homme. Elle respire lentement. Entre son cerveau et son corps, une infinie distance, telle une citadelle qui effondrée.

Le samedi se fait de plus en plus tard. Les bières ont tiédie. Des bouteilles vides abandonnées virevoltent aux pieds des garçons. Les cendriers, à ras bord de mégots. Rire ne semble plus flotter dans l'air.

Le plus âgé s'assoit. Les autres le fixent. Attendent. Le plus jeune lui offre une cigarette. Celui au visage ravagé, une bière. Le silence alourdit l'atmosphère. Il y a des moments où le silence révèle plus que les mots. Le plus âgé semble vouloir se taire. Lorsqu'il se terre dans le silence, c'est qu'il parle plus qu'à l'accoutumée. Les autres le savent. 

Les papillons de nuit s'attaquent aux lampes que le vent, pendule infatigable, remue. Le bruit de leurs ailes effraie les geckcos immobiles. Quelques chauves-souris planent comme des hirondelles effarouchées.

Le plus jeune, la voix éraillée, ose demander - Où est la fille?  - Au bord du lac, répond le plus âgé. Ingénu. Les regards obliquent vers la pente comme s'il était possible de vérifier à partir de leur mirador.

- Vous avez ri, interroge le nerveux. Aucune réponse. Tous comprennent qu'il vaut mieux ne plus causer. Un coup de tonnerre explose au loin. Sur le lac. À nouveau les regards se tournent vers la pente. Les six garçons s'en iront. Le samedi, qui s'est fait tard, ne sera plus là. Maintenant.



(2c) Ils sont encore six. Par couples, ils partent. Le plus âgé piétine sur place comme s'il devait aller ailleurs. Pas tout de suite à la maison. Son visage ne le peut pas. Ses mains crispées vont et viennent; elles semblent chasser quelques moustiques dans l'obscurité ambiante. Le chemin, le même qu'il empruntera avec le plus jeune, large d'à peine un mètre, bordé de buissons que le vent chatouille, tout à coup lui devient étranger. Il se laissera guidé par le plus jeune. Ce dernier le laissera dans trois instants. Un chien aboiera. Un autre lui fera écho.

Comme il aimerait, le plus âgé, l'énigmatique chef de bande qui n'est est plus une, ne pas rentrer. Cette maison dans laquelle, déjà, dorment ses parents. Des frères, des soeurs, il ne sait plus trop combien. Il n'a pas appris à compter. Que sur lui-même. De toute manière, une fois revenu, étendu au sol dans le coin qui lui sert de refuge, il ne dormira pas.

Personne ne lui a jamais dit autre chose que ce qu'il doit faire. Ça se résume à peu: travailler. Le travail est la destinée de l'homme. De la femme aussi. Travailler longtemps. De nombreuses heures. De nombreux jours. De nombreuses années. Depuis jeune à très vieux. Lorsque le travail s'arrête, la vie s'en va.

Il fait silence dans la froideur mouillée du soir. L'humidité transperce la peau. Le plus âgé connaît les astuces de la froidure sur le plancher. L'engourdissement seul permet de s'endormir. Parfois, un rêve le réveille. Toujours le même. La fille. Celle dont il a touché les seins. Qu'il a culbutée par terre tout près du lac. Qui y est encore, peut-être. Ce soir, il ne rêvera pas à elle. Elle est devenue une réalité. Il sent un poids, nouveau, s'implanter entre ses épaules. Une espèce de culpabilité transcodée en un mal bizarre dans le bas du corps.

Ne jamais rater la première chance puisqu'elle ne reviendra plus. Telle a toujours été sa fixation. Lui, le plus âgé des six, des xấu xí*, le survenant du lac. Y est-elle encore? Peut-être. Étendue près des buissons. Nue. Inerte. Il souhaite oublier ce qui s'est passé. Impossible. Imprimé sur sa peau. Sur ses mains crispées qui ne cessent d'aller et venir. Même mouvement circulaire. Toujours. Elles ne sont plus les mêmes, déjà, ces mains. Pourra-t-il encore remplir les trous que creusera la bineuse russe? Un étranger de passage dans la région a dit qu'il s'agit d'une excavatrice. Les autres verront-ils ce qu'il cherche à cacher? Il entre.



(3c) Ils sont encore six. Le plus âgé retrouve son coin. Le plus jeune des six, sans doute dort-il déjà. Les autres, sur le point d'arriver chacun chez eux. Et Dep ouvre les yeux. Rien au-dessus d'elle. La noirceur empêche de voir. L'odeur des buissons ressemble à celle que charrie le vent de l'étang jusqu'au balcon de sa mère. Si loin. Trop loin.

Délicatement, pour ne pas perdre un seul morceau d'elle-même, Dep se lève. Il y a mille Dep autour d'elle. Mille morceaux de Dep. Elle cherche à tout récupérer. Ne rien perdre. Ne rien oublier. Ses vêtements reposent tout à côté des fleurs de papier mortes, inertes au sol. Elle reconnaît la douceur du kangourou troué. Dans la poche, une fiole de citronnelle asséchée alors que le plus âgé des six se vidait en elle. Bestialement. Dep a mal. Un mal qu'elle ne connait pas. Comme une déchirure. Au corps et à l'âme. Les deux sont en mille morceaux.

Debout, Dep titube. Étourdie par la brutalité de l'assaut. Assaillie. Ne sait trop si elle doit marcher vers la maison de l'oncle. Ou rester là à dénombrer ses blessures. Il n'y en a qu'une. Une entaille dans le bas de son ventre. Qui saigne encore. Qui aura beaucoup saigné. Elle se dit que le garçon, celui qui lui a arraché ses vêtements, profané le corps, mutilé l'âme doit sans doute porter quelques stigmates. Rouges. Aux mains et au corps. Elle se dit qu'elle, et lui aussi, ne pourront plus jamais être les mêmes. Ils se sont tachés.

Tant bien que mal, Dep se revêt. De ses fringues, sans trop savoir pourquoi, la honte semble s'exhaler. Elle voulait rentrer à la maison; il l'en a empêchée. Elle ne voulait pas qu'il la touche; il l'a violée. Elle ne savait pas tout de son corps; lui ne s'en est pas soucié. Elle a subi en silence avant de s'assoupir; il a râlé ainsi qu'un buffle en rut. Que faire maintenant? La souffrance physique l'emporte sur le massacre de l'âme.

Dep regarde autour d'elle. Il lui semble que voici un champ de bataille où un trop fort ennemi aura tout saccagé. Mis le feu à ses entrailles; mouillé le sang de son sperme. Il ne s'est pas nommé, n'a pris que ce qu'il voulait prendre. Maladroitement. Sordide plan d'attaque sans doute ourdi depuis longtemps.

La route vers la pente semble infranchissable à une Dep désorientée. Elle tremble. Trop. De froid. De peur. Elle ne sait pas. Plus jamais elle ne verra cette route avec les mêmes yeux. Les six, car ils seront encore six, continueront de l'arpenter tous les soirs. Encore. Elle, comme si jamais ce samedi eut une existence concrète, accrochera des ballons au toit d'un kiosque. Un bâton de bambou pour outil. La route est longue quand nos pieds ne vous soutiennent plus.



(4c) Ils sont encore six. Et une fille qui n'est plus la même fille. Six... mais parmi eux, un qui ne sera plus jamais le même. Alors que Dep monte la pente, que le plus âgé se tord sans arrêt dans le coin de sa maison, les cinq autres dorment dans une innocence factice. Comment, et en si peu de temps, si peu de gestes, peut-on croire que l'on n'est plus tout à fait qui nous étions? Comment expliquer ce qui arrive alors qu'on ne sait trop ce qui arrive? Quel vocabulaire faut-il fouiller pour comprendre?

Dep, lentement, marche. Funèbre. En deuil. Elle n'a pas encore pleuré. Pleurer alors que l'on devait rire? Alors que l'on ne savait pas ce que rire signifiait, que maintenant on sait, pleurer a-t-il un sens? Elle balaie ses vêtements. Ses mains crispées, ensanglantées, vont et viennent sur un corps frigorifié. Aura-t-elle le courage de s'arrêter près de la margelle en haut de la pente? L'eau y sera plus froide que la nuit. Elle se souvient... sa mère disait... on doit nettoyer les taches mais le vêtement en garde toujours quelques mouchetures. Des cicatrices.

La fille au kangourou troué, on ne l'a pas été frappée au visage. Ça se verrait. Mais on la reconnaît. C'est bien la fille qui vend des ballons multicolores! Comme elle tarde à rentrer ce soir! D'habitude, le samedi, on la croise bras-dessus bras-dessous avec sa compagne. Celle qui coud et répare les vêtements. Toujours, elles vont ensemble. Elles ont le rire candide. Le son de leurs voix mêlés est joli à entendre. Un gazouillis d'hirondelles. Mais là, le vendeuse de ballons est seule. Elle rentre seule. Se disent ceux qui languissent encore à l'entrée de leur gourbi.

Le plus âgé, lui, ne dort pas. Sa mère a crié  - Cesse de bouger. Cette mère qui n'a jamais aimé ce fils. Pour d'obscures raisons. Elle seule s'en souvient. Les autres savent si peu de cette  pénible grossesse. Si la famille apprenait, on la maudirait. Son mari, un être faible parmi les plus faibles. Il boit. Beaucoup. Personne dans le village n'a souvenir d'avoir entendu sa voix. Muet parmi les muets. Sa bouche, qu'un gosier. L'alcool de riz, son seul compagnon.

Le plus âgé ne dort pas. Il craint ce rêve qui à nouveau l'ensorcellerait. C'est différent ce soir. Ne réussit pas à détendre ses mains. Empreintes d'une odeur de fille. Celle qui vend des ballons multicolores; qu'il a forcé à rire avec lui. Un instant il a songé retourner vers le lac. La retrouver. La ramener... peut-être. Mais il redoute cette mère qui a crié  - Cesse de bouger. Lui imposant de s'endormir.

Devant le puits s'arrête Dep. Ses mains effleurent l'eau froide. Un frisson parcourt ce corps qu'elle peine à calmer. Le froid la pénètre. Ses mains crispées, rouges de sang, font des ronds à la surface de l'eau. L'embrouillent. Plonger au fond du puits ne lui serait pas pénible mais elle pense à sa mère. Elle se dirige vers la maison de l'oncle, de la poussière pique ses larmes. Lui, depuis des heures, il dort. 

xấu xí: laids


À suivre



dimanche 17 juillet 2016

humeur vietnamienne: ''Je suis...''

Je suis

     Sur Facebook, au fil des événements, nous retrouvons en plus de divers commentaires qui se permettent d'écorcher la grammaire et la syntaxe (aussi bien en français qu'en anglais) nous sommes inondés d'opinions parfois aussi extrêmes que celles que l'on veut pourfendre. 

S'ajoutent, média social oblige, quelques photos prises dans les minutes mêmes d'un événement se produisant ou s'achèvant. Du journalisme de terrain. Du journalisme populiste, aussi. Le tout amplifié de slogans puisés dans la même trousse et qui s'articulent autour du devenu célèbre ''Je suis''.

Vous vous souvenez du ''Je suis Charlie'', ''Je suis Paris'' et tous les autres qui empruntèrent la même route. Le dernier... ''Je suis épuisé''. Il est apparu suite à la catastrophe niçoise. 

''Je suis épuisé'' de quoi, au fait? Des attentats terroristes? Des échecs répétés des autorités à déjouer ces plans diaboliques? Ou tout simplement ''Je suis épuisé'' d'être un ''je suis''?

Je suis est la conjugaison du verbe être à la première personne du singulier de l'indicatif présent. Le ''Je suis'' se fusionne donc au présent. Le verbe être se définit ainsi: exister, avec l'idée d'éternité, sans commencement ni fin... vivre en général... en conformité avec la réalité... se montrer, se comporter dans des circonstances particulières, dans ses relations avec autrui... une fidélité avec soi, avec ce que l'on a toujours été... s'affirmer... participer...

Sans doute le verbe le plus utilisé de la langue française, à la fois concret et abstrait, le verbe être, dans ce qui nous occupe ici résonne entre l'optimisme et le pessimisme.

Il n'est pas dans mon propos d'analyser, de tenter de comprendre les intentions des uns et des autres, encore moins de culpabiliser le hasard n'ayant pu conjurer le triste sort qui s'abat sur d'innocentes victimes. Les faits sont les faits: la vie, puis l'explosion, puis la mort... De ''je suis'' plusieurs deviennent des ''j'étais''. En une seconde. Certains n'ayant à peine eu le temps de réaliser ce qui leur arrivait.

Restent les autres. Dont nous... Plus près encore de ces horreurs, les gravement blessés, les traumatisés à vie, ceux qui n'auront plus qu'à dire ''Je serai''. 

Depuis la naissance plutôt spontanée de l'EI (je crois qu'on ne l'a pas vue venir trop occupé que nous étions à s'acharner sur Aï Qaïda), le monde a changé. Le monde change inéviablement! Mais cette fois il change de manière complexe. On tente, afin de nous faire saisir l'ampleur de la situation, de simplifier en mettant tout sur le dos de l'islamisme intégral, du djiadisme en particulier.

On le fit lors de chacun des grands conflits dont l'histoire humaine est truffée: guerres civiles, guerres de religions, guerres de libération nationale, guerres mythiques, guerres mondiales et j'en passe. Chaque fois, il nous fallait des responsables, des coupables, des raisons. On en même venu avec les Conventions de La Haye en 1899 et de 1907 à codifier le jus bellum et le jus in bello.

Selon ces conventions, la guerre est un droit auquel on ajoute des prérogatives et des éléments à respecter, des lignes à ne pas franchir. Ainsi les consciences peuvent mieux accepter de voir tomber au champ d'honneur, dans les tranchées, puis maintenant dans des éclats d'obus et de bombes terrifiantes, des hommes, des femmes et des enfants. On récompense même, à coup de médailles, les vainqueurs et on ajuste notre discours aux sensibilités vécues par les survivants.

De la guerre dite traditionnelle et bien encadrée dans des textes que personne ne respecte mais qu'on utilise pour accuser l'ennemi de malversations, nous sommes arrivés au terrorisme. La terreur. 

C'est exactement le type de situation qui survient quelle que soit la géographie où elle s'abat. La terreur afin que l'on réalise, avec fracas, que ce qui la motive se drape comme un tattoo dans les idéaux que l'on poursuit, que l'on défend ou que l'on cherche à imposer. On n'a qu'à voir les motifs inscrits dans les revendications des différents attentats, et cela depuis au moins 2001; chaque fois, quasi comme un mantra, reviennent la même haine de l'homme envers un autre homme, différent... de l'homme envers la femme, sujet devenu objet... d'un système politique ou religieux qui logent pourtant sous des enseignes idéologiques.

Souvent on me pose la question: qu'y a-t-il de différent entre le Canada et le Vietnam, en terme politique ou des droits humains? Ma réponse est toujours la même: je n'en vois pas. La corruption, la prévarication se ressemblent, siamoises aux nôtres. Les droits sont bafoués sans vergogne pour des raisons de ''sécurité''. Les riches continuent de s'enrichir, les pauvres de s'appauvrir. Les lois économiques, des dogmes dont on ne peut mettre en doute leur légitimité. L'état n'est pas les gens, l'état c'est une caste fermement installée, prête à tout pour protéger ses acquis.

Le vocabulaire a changé: la terreur et l'horreur, pas encore. 

Alors que faut-il écrire sur Facebook? ''Je suis...'' ou quoi encore? ''Qui suis-je?'' ''Que serai-je''? Vers quel vocabulaire faut-il se tourner? D'abord, je crois qu'il nous faut tous réaliser notre impuissance à contrer l'horreur. Il y aura d'autres attentats, d'autres revendications, d'autres morts. Et si ce n'est de la part d'extrémistes de quel acabit qu'il soit, c'en sera d'autres.

Toutes les religions prônent une vie meilleure souvent ultérieure à celle-ci. Tous les régimes politiques reposent sur l'espoir d'un mieux-être à venir. Pour cela, on affine nos armes. De plus en plus mortelles autant qu'inhumaines. Pour les religieux, les politiques, il faut des sauveurs. Ces sauveurs sont, souvent, ceux du passé. D'un passé qui n'a plus rien à voir avec notre fugace présent. Et tous, nous regardons vers l'avenir.

Que sera-t-il cet avenir? Proche ou éloigné? 

Identique à ce qu'il fut, à ce qu'il est tant et aussi longtemps que chacun de nous, dans la simplicité complexe de notre quotidien n'arriveront pas à voir plus loin que les voiles, plus loin que nos différences qui ont le mérite de nous faire qui nous sommes.

L'esperanto fut une tentative afin de rapprocher par le biais d'une langue commune les humains de cette planète à la fois fragile et combien résiliente. Un échec en raison de sa négation même des diverses cultures. Un échec en raison que cette langue n'a pas réussi à incarner le ''je suis'' incrusté dans nos communauté propres.

''Je suis épuisé''. Je saisis toute la détresse de ce message, mais c'est tout de même d'une déclaration... 

Un trop facile pastiche me permet d'achever cette humeur en disant, à l'inverse du Cogito, ergo sum de Descartes: JE SUIS, DONC JE PENSE.

À LA PROCHAINE

samedi 16 juillet 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-ONZE (91)

      Je sais que les lecteurs du CRAPAUD aiment bien recevoir, à l'occasion, quelques extraits de mes lectures.
Il arrive parfois que j'associe deux auteurs qui s'interrogent sur un même thème.
Comme il y a déjà un bon moment que je ne suis pas adonné à cet exercice, j'y viens aujourd'hui, vous proposant quelques phrases qui ont attiré mon attention chez:
1) Wajdi MOUAWAD
2) Françoise HENRY
3) Pearl BUCK
4) Bruno TESSARECH
5) Herman MELVILLE.


Wajdi Mouawad à partir de ANIMA:


- Le monde est immobile tant que les humains se tiennent debout. 

- Toutes les situations sont puissantes. Il faut les regarder sous la lumière crue. C’est seulement comme ça que tu donnes sa puissance à la situation.

- Le monde est vaste, mais les humains s’entêtent à aller là où leur âme se déchire. 

-  Les humains sont sous le joug d’une malédiction qui les exile sans cesse de leur bonheur

-  J’ai grandi à l’ombre des abattoirs de la Villette, en région parisienne, à l’ombre de la guerre d’Algérie et de la mort de mes deux frères pendant la boucherie d’Oran. J’ai grandi à l’ombre des hiérarchies sociales et à l’ombre de l’humiliation d’avoir comme père un homme brutal, raciste et vulgaire, un connard qui était une force de la nature, collabo et fils de collabo. Je dégueule l’Arabe, je saigne le Juif, j’encule les femmes et j’essuie ce qui traîne avec la peau du nègre. C’était sa prière, sa phrase fétiche, son mantra, son credo. Je ne sais pas si tu peux te figurer ce que pouvaient être en 1967 les dimanches pluvieux à la Villette, dans l’odeur des bêtes que l’on conduit à la mort, où il n’y a que l’ennui et la grisaille des rêves. Pas d’amour possible, qu’une vie rude et l’alcool et la bêtise des chemins asservis tracé d’avance.

-  J’ai rencontré un homme plus âgé que moi. Lou Dobkins. Il avait fondé The Pagans, un club de motards le long de la côte Est, et il avait besoin de gros bras dans mon genre pour les sales besognes, il avait besoin de casser pas mal de jambes et j’avais besoin de me défouler. Je l’ai suivi les yeux fermés. Le jour où je suis devenu un Pagan Full-Patch, qu’on m’a remis mes insignes, ça a été le plus beau jour de ma vie. Notre emblème était le dieu Zutar, génie du feu dévastateur qui embrase tout ce qui vit. Que ça! On allait en bande sur des Triumph Trident, on foutait le bordel, on faisait peur, on cassait, on tabassait, puis on repartait très fiers de nous.  (…) On n’avait tellement rien à foutre d’avoir mal, c’en était monstrueux.  C’était le bonheur! Nous avions tellement besoin d’appartenir à un groupe, une fratrie, de trouver un sens. La vérité, c’est que nous étions en train de mettre les pieds dans le pire du pire du crime organisé à l’américaine.

- Il y a des êtres qui nous touchent plus que d’autres, sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque.






Françoise Henry, elles sont tirées de JUSTE AVANT L'HIVER:


- Quand il s’agit d’amour, et de gaieté, ou de gaieté d’amour pourrait-on dire, on trouve  toujours des associés pour nous aider à détruire, du moins à abîmer ce qui nous semble à nous, les assoiffés d’amour.

- Car c’est un phénomène étrange : quelques heures, parfois quelques secondes dans notre vie pèsent d’un poids jamais égalé. Le temps n’est pas tout à fait juste.

- Vous savez bien que c’est d’abord dans les limbes de la phrase, quand elle n’est pas formulée ni même formée, que le mot à venir scintille le plus.





Pearl BUCK, elles proviennent du magnifique VENT D'EST, VENT D'OUEST:


- Je suis comme un pont fragile, reliant à travers l’infini le passé et le présent. 

- Quelle chose terrible que l’amour, s’il ne peut couler d’un cœur à l’autre, librement, dans toute sa fraîcheur!





LES GRANDES PERSONNES, de Bruno Tessarech:


- La honte de soi est un sentiment difficile à communiquer aux autres.

- Toujours laisser au vaincu une petite liberté de manœuvre, un espace réduit où il croira survivre.

- Les années passent et nous prétendons rester les mêmes.

- On croit connaître les choses à fond alors qu’en vérité on ne sort pas d’un circuit microscopique, toujours le même. 




Achevons avec  Herman Melville , MOBY DICK:

- Heureux l’homme dont le sommeil n’est troublé par rien et coule comme un ruisseau paisible!



 À la prochaine




mercredi 13 juillet 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-DIX (90)

Le troisième épisode (ou encore 1b à 4b) du récit de Dep et des six autres. 

Les deux premiers se retrouvent aux sauts 486 et 488 respectivement.







(1b)     Ils ne sont plus six. Que deux. Une fille, un garçon. Un soir. Un samedi soir froid. Le lac frisonne. La légendaire tortue serait morte il y a quelques semaines déjà. Hanoï et ses habitants en ont beaucoup parlé. Souffert aussi.

Les légendes vietnamiennes, tout comme leurs histoires d'amour, chacun des Vietnamiens, chacune des Vietnamiennes en connaissent plusieurs. Elles les habitent. On y cherche des signes, des messages, des présages. Ne pas en tenir compte relève du non-sens.

Le plus âgé des six et Dep se promènent-ils entre dogmes et galimatias? Le garçon regarde les seins de la fille. Elle, cherche à se remémorer: que faire devant une telle situation. Il veut toucher mes seins. Je ne le veux pas. Ni lui ni ses mains.

Dep a souvenir d'une jeune fille de son village. Elle aimait se mettre nue devant les garçons. Ceux-ci, par groupe toujours, raffolaient de la toucher. Elle, elle riait. Plus ils l'effleuraient, plus elle riait. La caresser, ils ne savaient pas. Elle ne savait que rire.

Dep ne connait pas la raison incitant la jeune fille à rire. Et rire davantage alors qu'on la touchait davantage. Dep cherchait dans ses yeux, dans son regard. Seuls son rire et ses seins lui répondaient. Les garçons voulaient cette fille. Pour son rire. Ses seins.

Au village, tous étaient au fait des agirs passifs de la jeune fille. On s'en inquiétait que très peu. Les garçons, on les réprimandait... un sourire en coin. La jeune fille se moquait de ce que l'on disait d'elle. Les garçons s'en fichaient. Ils aimaient l'entendre rire.



(2b)     Ils ne sont plus six. Au milieu du lac, la lune se transforme. De l'ovale sinueux elle passe au cercle parfait. Des frissons de vagues la rident, la lune au milieu du lac. Le plus âgé des six semble subjugué. Il a laissé ses yeux dériver des seins de Dep aux replis de l'astre nuiteux.

Le plus âgé des six est aussi le plus âgé de sa famille. De son groupe de frères - on donne le nom de frère aux amis très proches - mêmement. Toujours on a traité le plus âgé des six comme un plus âgé. N'a guère eu le temps d'être petit, jeune. Jouvenceau dès la naissance.

La lune grelottante sur le lac le remmène au temps de ses origines. Il ne croit pas à l'enfance. Il ne connaît pas. Marchant avant qu'on l'oblige; parlant avant que lui soit enseigné les mots; laid avant qu'on le lui dise. L'enfance c'est pour les autres. Les petits. Pas pour les plus âgés.

La lune trémulante au milieu du lac ouvre la boîte aux souvenirs du plus âgé des six. Boîte quasi vide. Pas eu beaucoup à y déposer: une chaîne argentée à laquelle pend un bouddha de jade; trois dents, jaunis par le temps; une photo, sépia. Lui peut-être. Des personnes âgées l'encadrent. Le plus âgé des six ne sourit pas. Les aïeux non plus.

Soir de lune. Lunatique. Si ce mot savait être en langue vietnamienne quelque chose comme ''triste'', le plus âgé des six aurait pu s'appeler ainsi. Sa tristesse lui vient que jamais il ne sourit. Semble vivre que pour ce qui est devant lui, ce qu'il ne connait pas. Le passé est mort. Le présent passe ne laissant que ce qui peut venir, tôt ou tard. Mieux vaut maintenant que jamais.

Le plus âgé des six croit que la chance ne passe qu'une fois. Une seule fois. Que le présent se brûle les ailes instantanément pour devenir du passé. Une seule chance de profiter d'un fugitif présent. Attendre, c'est basculer dans l'inconnu, détruire une chance qui ne présentera plus.



(3b)     Ils ne sont plus six. Dep porte maintenant un kangourou troué, alors qu'assise à l'aéroport de Hanoï, elle avait revêtu une chemise d'un autre temps... '' Assise face à moi, elle porte une chemise ne lui appartenant pas, ça se remarque au premier coup d’œil, sans doute celle de sa mère. On ne se vêt plus de cette façon, du moins chez les gens de son âge, ceux de vingt ans, peut-être moins.''...  

Dep, fille d'une mère avide de nouveauté. De modernisme. Dep, face au plus âgé des six, repense à elle. Celle qui lui lisait, relisait VENT D'EST, VENT D'OUEST de Pearl Buck. 

Elle ne peut oublier cette dernière soirée... ''Dernière soirée ensemble, la mère et la fille. Alors qu’on pourrait s’attendre à des épanchements, les deux femmes, confortablement installées sur le perron face à l’étang, surent dans leur silence respectif que deux routes se dressaient devant elles. Chacune comprenait que la suite des choses reposait sur les frêles épaules de Dep, un peu comme le flambeau de la liberté et de l’avenir quittait ce village au nord d’Hanoï pour briller sur Nha Trang.''

''Je les revois, imaginaires, toutes les deux, mère et fille assises sur un petit balcon où s’entassent des pots de fleurs. Je les revois, silencieuses, se préparant aux retombées de ce voyage. Leur silence. Parfois, la mère cueille sa main, la caresse avec la nette intention que tous ses messages indicibles puissent doucement, par son épiderme, transpercer  son cœur et  son âme.''

Ce soir, ce samedi où on l'a enjointe à rire, n'a rien à voir avec cette dernière soirée, celle en compagnie de sa mère. L'oncle de Nha Trang n'a pu garder Dep chez lui. Elle a dû repartir vers Hanoï. Sa mère, sans jamais l'avouer, s'en est inquiété.



(4b)     Ils ne sont plus six. Qu'un garçon; qu'une fille; qu'une mère éloignée mais si proche. Dep qui a froid. Le plus âgé des six qui cherche à contenir sa main. Les seins de la fille l'attirent. S'il n'agit pas maintenant, ça ne sera plus possible. Jamais.

Le plus âgé des six, à l'haleine fétide, au regard torve, se bat contre la paralysie qui s'installe dans sa main. Ses deux mains. Ne sait quels mots employer pour que rire capture le sens qui l'obsède. Il croit que la fille a déjà ri. Lui, jamais.

Le temps s'allonge. Trop. Et pour l'un et pour l'une. Les deux peinent à débrouiller la situation. Dep est fatiguée. Le plus âgé des six, excité. Les autres, au café. 

Le plus âgé des six, hardi, avance sa main vers Dep. Elle ferme les yeux. Sent qu'on la déplace vers les buissons de bougainvilliers. S'affaisse. Un homme puant l'alcool et la nicotine mêlés, la chevauche. Une étrange grimace lui barre la figure qui devient plus laide encore.

Dep empoigne la fiole de citronnelle dormant dans la poche de son kangourou. Alors que le plus âgé des six entreprend de la toucher, la salir de son odeur nauséabonde, elle avale une gorgée de sa potion. S'assoupit. Tout son corps se détend. Tout le corps du plus âgé des six s'anime.

Le plus âgé des six se rappelle les mouvements saccadés des buffles dans les champs. Les imite. Elle dort, ensevelie sous le corps d'un inconnu qui l'écrase... Les convulsions du garçon ne rejoignent pas la fille dans son demi-sommeil. Il l'attache de ses bras. Halète bêtement. Il la tache. Puis s'en va. 





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