Chapitre 2
La grande enveloppe...
La grande enveloppe...
- Il est dans sa chambre.
Alex remercia madame Lanctôt, flatta le chien couché dans le milieu de la pièce, grimpa les marches à une vitesse incroyable, ouvrit la porte de la chambre sans frapper.
- Je m'excuse, je n'ai pas frappé.
- Tu dis toujours ça, mais tu ne te corriges pas.
- Ton stage?
Patrice se laissa tomber du côté de l'enveloppe, la poussa sous le lit avant de se relever et se diriger vers la fenêtre.
- Quand tu vas déménager, penses-tu l'apporter?
- De quoi parles-tu, Alex?
- De ta fenêtre.
- Drôle!
Alex se jeta sur le lit de son meilleur ami, les bras derrière la tête, jambes croisées et sourire aux lèvres.
- Me voici devant monsieur le psychologue Patrice Lanctôt.
- Pas encore.
- Presque.
- On peut dire.
Patrice examina son ami et vérifia si l'enveloppe n'était pas visible.
- Tu me sembles bizarre aujourd'hui, dit Patrice.
- Imagine-toi que je suis en amour.
- Pour une millième fois!
- Non, une centième, mais cette fois c'est la bonne.
- Je la connais?
- Je devrais faire comme toi et ne rien dire.
- Tu exagères.
Alex se leva tout d'un coup et se plaça devant les photographies japonaises. Il les dévisageait comme si c'était la première fois de sa vie qu'il les remarquait. De son doigt, il pointait des personnes tout en demandant à Patrice des explications.
- Je ne les connais pas, répondit celui qui regardait dehors.
- Pourquoi tu conserves ces photos si tu ne les connais pas?
- Pour la même raison que tu laisses tes blondes quand tu commences à les connaître.
- Oh! monsieur fait son psychologue.
- Pas du tout, Alex. Je me moque.
Les deux amis se chamaillèrent un peu avant de s'asseoir.
Alex a le même âge que Patrice mais pas sérieux pour deux sous. Il a terminé son secondaire 5 de peine et de misère, a été refusé au CEGEP et travaille depuis toujours pour son père dans un petit garage spécialisé en mécanique générale. Ce travail lui convient parfaitement parce qu'il peut y être quand il veut et c'est surtout en soirée qu'il veut. Il aime être dans son garage quand il n'y a plus personne et faire les tâches à son rythme.
Il a toujours été le plus grand ami de Patrice et cela remonte à la maternelle. Ils ont toujours pris l'autobus scolaire ensemble. Ils ont fait leurs devoirs (enfin Patrice les faisait, Alex les retranscrivait) soit chez l'un ou chez l'autre. Ils habitent à cinq minutes à pied. Ils n'ont absolument pas les mêmes goûts mais s'entendent à merveille.
La camionnette blanche de Patrice a toujours été réparée et entretenue par Alex; les lettres d'amour d'Alex à ses multiples blondes écrites par Patrice assis devant sa fenêtre de chambre. Celles du printemps étaient les plus belles, remplies des odeurs du lilas qui grimpait à hauteur de la fenêtre de Patrice.
C'est certainement avec son meilleur ami que Patrice a appris l'écoute des problèmes de coeur mais jamais il ne lui donnait de conseils. Pourtant Alex, il en avait eu des problèmes de coeur.
- J'aurai une semaine chargée mais je songe à partir en vacances après mes examens à l'université.
- Tu ne devais pas attendre en juillet?
- J'ai changé d'idée, répondit Patrice.
- Comment, j'ai changé d'idée? Et moi, j'ai placé mes vacances à la fin de juillet parce qu'on devait partir ensemble.
Patrice se taisait. On ne lisait pas grand chose dans ses yeux, mais il s'y dégageait une envie de partir vers quelque part et Alex n'y était pas.
- Si c'est à cause de ma blonde, ça peut s'arranger.
- Non, Alex. J'ai comme besoin de partir seul.
- Si la camionnette déraille, que feras-tu?
- La réparer, Alex, la réparer.
- Voyons. Tu me caches des affaires.
On entendait de la cuisine les bruits sourds d'une conversation. Les mots ne parvenaient pas jusqu'à la chambre de Patrice mais un bourdonnement continu allait et venait d'une personne à une autre.
- Je ne te cache rien, Alex.
- Un rêve. Ça fait je ne sais plus combien d'années qu'on part en vacances ensemble et là, parce que monsieur est psychologue, eh! bien le mécanicien peut aller se faire voir.
- Ce n'est absolument pas ça. Je ne pars même pas avec Caroline.
- Ça c'est fort. Tu pars en autobus en plus?
Patrice sentait qu'il avait tout dit. Il souhaitait qu'Alex s'en aille afin qu'il puisse se décider à attaquer l'enveloppe qui paraissait vieille de vingt-cinq ans.
- Espèce de bouddha, dit Alex.
Pour la première fois depuis très longtemps, Alex utilisa cette expression. Quand ils étaient jeunes et que Patrice faisait enrager son ami, celui-ci se choquait tellement qu'il voulait le frapper. Au lieu de laisser aller sa violence, il le traitait de bouddha sans trop savoir pourquoi. À cause des toiles dans la chambre de Patrice, sans doute.
- Sais-tu ce que veut dire bouddha, Alex?
- Une tête de mule comme toi.
- Non. Celui qui s'éveille à la connaissance parfaite de la vérité.
- Excusez.
Alex ne réussissait jamais à avoir le dernier mot sur son ami. Cela le rendait furieux mais il ne pouvait pas non plus se résigner à le perdre. Il savait que si Patrice avait décidé que les vacances de cette année seraient différentes de celles des autres années, eh! bien c'est ainsi que ça allait se passer.
- Ça va dans ta tête?
- Parfaitement, répondit Patrice alors qu'Alex le quittait.
Dans la cuisine, les parents Lanctôt discutaient autour d'une tasse de café. Alex les salua, oublia de caresser le chien qui fit un court grognement par dépit et, une fois dehors, jeta un coup d'oeil à la camionnette comme s'il allait y trouver un indice du coup de tête de Patrice.
- Il a toujours été comme ça, tu le sais bien.
- Oui, mais... c'est normal, il me semble, de souhaiter connaître ses parents, je veux dire ses vrais parents. Lui, en vingt-cinq ans, il ne nous en a jamais parlé.
- Tu le sais, Patrice n'aime pas parler de ses affaires. Il est secret. Rappelle-toi, toi sa propre mère adoptive, combien de fois tu as voulu le faire parler et il te disait toujours que tout était correct.
Madame Lanctôt écoutait son mari, les yeux au plafond essayant de lire à travers le plancher dans la chambre de son fils adoptif.
Ils entendirent démarrer l'automobile d'Alex. La porte de Patrice s'ouvrit et il se pointa dans la cuisine, l'enveloppe sous le bras.
- J'ai une entrevue lundi prochain, deux examens la même journée et ensuite je compte prendre quelques jours de congé.
- Alex part avec toi? questionna sa mère.
- Non, ses vacances sont en juillet.
- Où songes-tu aller?
- Ne soyez pas inquiets, je ne crois partir longtemps ni trop loin.
Et il sortit. La comionnette démarra. Le silence revint.
- Je te fais un autre café, mon mari?
- On a oublié de lui demander si Caroline...
- Ce n'est pas de nos affaires, voyons. Il a son enveloppe, maintenant.
- Il ne sera pas déçu, j'espère.
Patrice glissa son vieux cahier dans l'envelope. Il laissait ce vieux cahier à jaquette de cuir noir dans le coffre à gants de la camionnette depuis que son père adoptif la lui avait donnée. Cela remontait à ses débuts au CEGEP. Auparavant, ce vieux cahier, il le rangeait dans sa chambre... mais il est important de signaler qu'il y a eu plusieurs exemplaires. Une fois rempli, les pages toutes barbouillées, il le brûlait pour le remplacer par un autre qu'il revêtait de la même jaquette en cuir. Il ne regrettait pas les autres, il vivait avec celui-ci et cela jusqu'au prochain.
La maison des parents adoptifs de Patrice est située tout près d'une voie de chemin de fer. Une petite route longe les rails s'arrêtant un kilomètre plus loin tout près d'un ruisseau. Souvent Patrice s'y rendait soit pour étudier ou écrire.
Les premières fois, lorsque ce cahier était un journal d'adolescent, il notait ses états d'âme, ses peines d'amour et ses nombreuses réflexions; maintenant ce sont des photos, des dessins, des notes, des adresses, des dates qui y sont contenus. Patrice semblait facilement s'y retrouver.
Après avoir vidé l'enveloppe remise par sa mère, classé papiers et autres documents, il se leva pour examiner le tout silencieusement.
- Partir d'Expo'67, du moins ce qui en reste. Pourquoi ne m'a-t-elle pas appelé Robert? Je suis né pourtant le 8 mai 1968. Est-elle restée ici? L'enveloppe ne contient pas assez d'informations sur elle, sa famille. Pourquoi n'est-elle pas rentrée au Japon pour accoucher? Sa famille ne le voulait pas? C'est ça, il faut que je parte d'Expo'67, ensuite Toronto et me diriger vers Vancouver. Faire le même trajet qu'elle mais à l'inverse. Il y a tellement de trous dans tout cela, tellement de moments vides. Qui pourrait m'aider?
Patrice tenait dans la main un médaillon accroché à une courte chaîne en or. Il devait avoir certainement plusieurs années mais semblait être demeuré intact. Entre ses doigts, Patrice le passait d'une main à l'autre y cherchant des explications, un sens. Que de questions fusaient dans son cerveau à une vitesse inouie!
- L'avait-elle à son cou lorsque je suis né?
Une lettre provenant d'un orphelinat datant de mai 1968 et sur laquelle il pouvait lire: "Né de père inconnu." Pourquoi n'avait-il jamais demandé à sa mère ou à son père d'explications sur son arrivée à Saint-Camille? Ce qu'il savait était tout simple: sa mère, japonaise, l'avait mis au monde dans un hôpital de Montréal et ne pouvant le garder, pour des raisons obscures, l'avait remis à un service d'adoption. Ses parents adoptifs semblaient n'avoir jamais rencontré cette jeune Japonaise, n'ont rien su d'elle et de son histoire. Ils n'avaient qu'un seul mandat: élever cet enfant comme un des leurs.
Sauf le médaillon, cette enveloppe n'apportait pas d'éléments nouveaux à Patrice. Au fond de lui-même, est-ce parce qu'il craignait de ne pas avoir de réponses aux questions qu'il allait poser qu'il n'en posait pas? Serait-ce par crainte de souffrir d'absence, d'abandon qu'il n'a jamais cherché les origines de cette mère et les siennes tout à la fois? Voulait-il être le moins différent possible des autres? Il y avait assez de ce visage qui le distinguait. Il y avait assez de ce caractère renfermé si contrastant avec les enfants Lanctôt enjoués et actifs.
Patrice entendait tout ce qu'on disait de lui, de ce jeune garçon plus petit que les autres: comme il est intelligent, vif d'esprit mais si renfermé. Un professuer de géographie, alors qu'il était en troisième secondaire, disait de lui qu'il possédait un tempérament oriental.
Aujourd'hui, en cette fin avril 1993, à quelques jours de ses vingt-cinq ans, il venait de terminer son cours en psychologie, un dernier stage préparatoire; il ne lui restait que deux examens pour obtenir sa licence de psychologue... mais un psychologue qui commençait à peine à se connaître.
Devant lui, se dressaient trop peu d'indices sur ses origines. Dans le fond, ce qui était en lui depuis toujours et qu'il taisait, ce besoin de savoir qui était cette mère lui laissait dans le corps, le coeur et le cerveau un coktail de différences difficile à comprendre.
- J'ai comme l'impression qu'en voulant la chercher, je me cherche moi-même. Alex se moquerait bien de cela si je lui en parlais.
Il remit tous les papiers et objets dans l'enveloppe avec son vieux cahier à jaquette de cuir noir, monta dans la camionnette blanche: demi-tour et retour à la maison.
En route, il remarqua une vieille voiture stationnée près de sa demeure. Il n'y fit guère attention mais lorsqu'elle démarra promptement, à quelque cent mètres de lui, de petites pierres éclaboussèrent la camionnette.
- La vitesse tue!
En entrant, madame Lanctôt lui dit que le centre d'accueil Jacques-Cartier venait de téléphoner lui demandant de les rejoindre le plus rapidement possible.
Patrice parla à Christian, l'éducateur en fonction dans l'unité de vie où il venait de passer six mois de stage.
- C'est arrivé cet après-midi.
- Pourtant, lorsque je suis parti, Éric semblait calme et suivait le groupe sans rouspéter, continua Patrice.
- C'est après le match de hockey-balle qu'il a fugué.
- Seul?
- Toujours, comme à son habitude.
La nouvelle préoccupait Patrice. Avait-il été correct avec Éric alors que celui-ci tentait de lui parler? Il remettait en question son écoute. Le fugueur s'était-il senti abandonné par quelqu'un qui partait et lui portait si peu attention?
Toutes ces questions voltigeaient dans sa tête.
- Es-tu là, Patrice?
- Oui, oui, j'écoute.
- Je dois mettre la police à ses trousses. En liberté, Éric a très peu de contrôle et pourrait faire des folies inimaginables. Il faut absolument le retrouver vite sinon, on ne sait pas ce qu'il fera. C'est un "tof", je veux dire un dur de dur.
- J'ai vu dans son dossier que les armes à feu ne l'intimident pas.
- Comme ça, Patrice, pas d'éléments de ton côté?
- Je lui ai parlé avant de partir mais rien ne laissait présager un tel acte.
- Merci. Oh! oui, je fais parvenir le rapport de ton stage à l'université dès la semaine prochaine. Tu as été vraiment excellent. À bientôt.
- Merci à vous.
Patrice déposa le téléphone.
- Ce métier est décourageant. Être continuellement présent autant physiquement que moralement.
- Est-ce que tu me parles, Patrice, reprit madame Lanctôt qui achevait la vaisselle.
- Je me disais que le travail d'un éducateur de centre d'accueil, c'est pénible.
Patrice prit siège à la table et appela le chien qui bondit vers lui.
- Veux-tu manger?
- Non merci, répondit-il tout en flattant la bête qui ne demandait pas mieux. J'ai lu les documents dans l'enveloppe.
Madame Lanctôt parut mal à l'aise et se concentra sur son travail. Elle ne voulait pas elle-même lancer la discussion de peur que le tout s'écrasa lamentablement comme Patrice, un spécialiste dans le genre, aurait pu le faire.
- Tu l'as déjà rencontrée? risqua Patrice tout concentré à caresser le chien qui n'avait pas de nom.
- Jamais. Seulement la travailleuse sociale qui est venue te reconduire ici alors que tu avais deux semaines. Elle nous demandait des nouvelles... comment elle s'appelait déjà cette travailleuse sociale?... Ah! oui, madame Beaudoin. Elle commençait à travailler, c'était la première fois qu'elle s'occupait d'un enfant à adopter.
- Ma mère n'a jamais écrit, n'a jamais voulu savoir où j'étais?
Madame Lanctôt s'essyait les mains dans un tablier à carreaux blancs et rouges, du même matériel que les rideaux de la cuisine. Elle s'approcha de son fils adoptif indiquant du même coup au chien qu'il devait retourner dans son coin.
- Tu es arrivé vers la fin du mois de mai... non, plutôt au milieu du mois. Je me souviens que ton père suivait les nouvelles qui venaient de France parce que les étudiants se révoltaient. Il en a parlé avec la travailleuse sociale Beaudoin parce qu'il ne comprenait pas comme il faut pourquoi des étudiants pouvaient faire la grève étant donné qu'ils ne travaillaient même pas, d'après lui.
- Il y a longtemps qu'elle a quitté le dossier cette travailleuse sociale?
- Tu sais Patrice, toutes les lois ont pas mal changé depuis 1968. Quand tu es entré au secondaire, elle n'est plus revenue après. Elle envoyait des lettres que j'ai toutes placées dans l'enveloppe. Je suis certaine que tout y est. Ça parle pas beaucoup ces personnes-là et quand elles parlent, c'est pas sûr qu'on comprend tout.
- Jamais de nouvelles de ma mère?
Madame Lanctôt ne répondit pas, se sécha les yeux avec le linge à vaisselle tout en disant qu'elle aurait tellement aimé posséder un lave-vaisselle mais que maintenant elle s'y était fait, que c'était plus utile.
Patrice se leva, passa une main rapide dans le cou de sa mère adoptive et monta vers son refuge. Le chien soupira dans son coin...