lundi 16 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*11)



Chapitre 10
Entre monsieur Georges et madame Champigny...



Le succès mène inévitablement à l'échec; la rencontre mène à la séparation. Voilà l'état dans lequel se trouvait Patrice après cette rencontre, assis dans ce minuscule restaurant à deux pas du port de Montréal. Une tasse de thé à la main, il replaçait toutes ces informations à l'intérieur d'un cerveau de plus en plus enlisé dans des histoires se croisant, s'entremêlant les unes aux autres.
Toute une série de couleurs se déposaient sur les eaux du Saint-Laurent, couleurs que le coucher du soleil ravivaient avant de les oublier là comme quelque chose d'inutile à la fin. Il imaginait monsieur Prince près du fleuve, dans le port, en train de décharger des bateaux venant de l'étranger. Comme il devait gueuler! Certainement que derrière son acccident devait se cacher un quelconque étranger responsable de la bêtise qui lui était arrivée.

- Une autre tasse de thé, monsieur?

Patrice jeta un regard surpris vers le garçon de table avant de se lever. Il glissa quelques pièces sur le zinc puis sortit.




AU MÊME MOMENT...



- Je veux parler au directeur de la prison, immédiatement.

Monsieur Georges semblait perdre son temps lorsqu'il parlait au téléphone de sorte qu'il coupait au plus court. Peu de sentiments trahissaient ses pensées, sauf celui de l'urgence.

- Tu me fais déguerpir le Dodge, cette nuit. Et il racrocha.

Le chauffeur de la limousine avait un visage sans nom. Un être complètement voué au service de monsieur Georges à qui il n'adressait la parole que pour l'informer. Il était debout à la porte du bureau de style italien de son patron et se coupait les ongles avec une minuscule paire de ciseaux en or. Jamais il ne regardait monsieur Georges. Jamais il ne lui parlait de quoi que ce soit d'autre que d'une information qu'il venait d'obtenir ou d'une information qu'on venait de lui demander de transmettre. Il était une espèce de facteur.
Tous ceux qui gravitaient autour de monsieur Georges devaient absolument passer par lui. Il était l'entremetteur idéal. Le seul d'ailleurs. Celui qui passait du noir au blanc sans jamais se rendre compte que le gris existait.
Même si monsieur Georges pensait tout haut devant le chauffeur, celui-ci n'entendait rien, ne comprenait rien et ne retenait rien. C'était son travail: chauffeur de la limousine blanche, sourd avec les muets et muet avec les sourds.
La veille, il avait été chargé de visiter, avec Steve, l'endroit où le jeune emmerdeur devait se trouver. Mais l'objectif premier de cette mission était de bien faire comprendre à Steve que l'enveloppe perdue importait au plus haut point, tellement que monsieur Georges songeait sérieusement à utiliser le Dodge. Ce qui n'était pas pour rassurer Steve.

- Le Dodge entre en action d'ici quelques heures. Steve, c'en est fini. Il a eu vingt-quatre heures pour retrouver son jeune commissionnaire. Passons aux choses sérieuses et utilisons les grands moyens.
- Vous allez manger, monsieur Georges?
- Au même endroit qu'hier.

Le chauffeur conduisit monsieur Georges dans une espèce de restaurant tout à fait retiré de la civilisation où l'on servait du gibier interdit sur le marché. Seuls les habitués pouvaient s'y attabler. L'établissement était en plein coeur de Montréal.

- Il faut que cette enveloppe soit à Toronto dans les soixante-douze heures sinon tout le coup de la Manhattan Bay Street Bank tombe à l'eau. Une affaire de trente millions.

Le chauffeur écoutait ce que lui racontait monsieur Georges mais n'entendait rien.

- Ce petit merdeux nous aura beaucoup trop retardé. La fiabilité de Steve, il ne faut plus y compter. Ridicule d'embaucher des amateurs. En tout cas, le Dodge ne se trompe pas. Le travail qu'il fait est toujours parfait, ni tache ni bavure.
- On est arrivé, monsieur Georges.
- Merci. Tu m'avertis quand le Dodge arrive au bureau.
- Immédiatement, monsieur Georges.
- Je peux sortir?
- Le chemin est libre, on vous attend à l'intérieur.

Monsieur Georges, un imperméable bleu marine sur les épaules, sortit et franchit une clôture en bois qui s'était ouverte dans une ruelle du quartier le plus fréquenté du centre-ville. Aussitôt, on la referma. Le chauffeur, avant de s'assoupir, installa le vidéo.


REVENONS À PATRICE...


... qui cherchait l'endroit désigné. La dame lui avait dit qu'Éric, il le retrouverait entre les rues Ste-Catherine et le boulevard René-Lévesque, tout près de Saint-Laurent. Au bout d'un stationnement, devenu terrain vague, une vieille bâtisse délabrée servait à l'occasion de "squat" pour les jeunes itinérants de Montréal.
Cette dame que Patrice avait surprise près de la camionnette au moment où il sortait de chez monsieur Prince, avait vu un jeune garçon sortir précipitamment du véhicule et s'enfuir vers le port. Elle l'avait tout de suite reconnu, pas besoin de se faire raconter son histoire pour deviner qu'il était encore dans de beaux draps. Il se sauvait de quelqu'un ou de quelque chose. Dix minutes plus tard, un jeune eurasien, de l'autre côté de la rue, la dévisageait. Des connexions se firent dans son esprit. Elle l'avait attendu et s'était adressée à lui.

- Vous venez de chez monsieur Prince?
- Que faites-vous près de ma camionnette?
- Je sais qui était à l'intérieur. Lorsqu'il m'a vue, il s'est sauvé vers le port, une enveloppe sous le bras.
- Qui êtes-vous, madame?
- Nous pourrions en discuter ailleurs que sur ce trottoir.
- Vous avez raison. Montez.

La dame âgée dévisageait Patrice au point qu'il en fut gêné. Dans le regard de la vieille dame, une grande douceur transperçait un léger sourire.

- Je ne pensais jamais te rencontrer, dit-elle en lui prenant délicatement la main.
- Vous êtes madame Champigny?
- Exact! Et j'étais avec ta mère le jour où tu es né. Il y aura bientôt vingt-cinq ans. Le 8 mai? Je ne me trompe pas?
- Parlez-moi d'elle.
- Et du jeune qui est en cavale?

Patrice jugea utile de se taire, de laisser la parole à cette personne qui tombait pile dans sa vie. Une même personne allait l'acheminer sur les deux pistes qu'à la fois il suivait.

Il apprit de cette femme que son mari, une fois le terrible accident qui l'avait définitivement évacué de son emploi, s'enferma dans son appartement et devint très malcommode. Elle l'avait quitté, s'installant sur la rue Fullum. Comme ça, elle pouvait, tous les jours, venir voir si tout allait bien dans cette maison de rapport qu'elle avait entretenue si longtemps.
Madame Champigny savait que son mari lui en voulait, mais elle ne pouvait plus vivre entre l'espoir de retourner à son emploi et ces nombreuses heures perdues à faire des mots croisés, buvant café sur café.
Sur la rue Fullum, installée tout près du port, elle avait connu Éric, que craignaient tous les habitants du quartier. Mais elle, pas. Combien de fois, madame Champigny avait vu le petit Éric traîner seul à des heures indues. Elle se sentait impuissante face à cet enfant sauvage. De sa fenêtre, elle ne pouvait que le regarder hurler sa rage.
En refaisant son éternel défilé devant la maison de la rue Hochelaga, elle remarqua la camionnette et à l'intérieur, un visage lui rappelant quelqu'un. Elle s'en approcha. Alors, Éric reconnut la "dame aux deux maisons" comme il l'appelait. Ouvrant la portière, il déguerpit sans dire un mot, une enveloppe sous le bras.

- Comment pouvez-vous savoir qu'il se terre là? demanda Patrice qui anticipait la deuxième partie du récit.
- Tu sais, Patrice, parce que je sais que tu t'appelles Patrice, Éric est un enfant marqué au fer rouge. Tu ne peux imaginer la souffrance qui l'habite. À l'intérieur de lui, c'est à vif. Il respire de l'air pur qui se transforme en des milliers de petites aiguilles lui perforant les organes. Malheureux comme jamais nous pourrions l'être pendant toute une vie.

La dame fixait Patrice et ne pouvait s'empêcher de fouiller dans son regard afin de retrouver celui de cette jeune Japonaise qu'elle avait accueillie en 1968, tout de suite après les Fêtes.

- Il a sa cachette personnelle. Je la connais très bien pour l'y avoir déjà vu entrer. Tu sais que je suis une grande marcheuse. Tout est planifié. J'arpente les rues de Montréal au moins sur vingt kilomètres par jour. J'en vois des choses. J'en tire des conclusions... que je garde pour moi. Mais parfois elles sont utiles.

Madame Champigny sortit un paquet de cigarettes de la poche de son cardigan trop long.

- Si nous allions prendre un café, madame Champigny, vous seriez plus à l'aise piur fumer.
- Tu ne veux pas qu'on fume ici, c'est plus simple à dire. Moi, je n'aime pas le café. Je préfère le cognac. C'est un peu la suite du café, sans être obligée de le boire.

Ils se retrouvèrent dans un petit bar tout à côté du Stade Olympique, avenue Pierre-de-Coubertin. Après quelques cigarettes, quelques verres de cognac - Patrice prenait du thé - madame Champigny, certaine qu'Éric serait récupéré par Patrice, passa à l'essentiel de ce que celui-ci voulait entendre.



Il se frotta l'oreille gauche avec de la salive, trouva une fenêtre dans l'établissement donnant sur un pâté de maisons identiques, alignées jusqu'à la fin des jours.

- Elle a beaucoup souffert, la belle Gansou.
- C'est ainsi que vous l'appeliez.
- Je l'appelais "ma belle Gansou". Je te montrarai des photos d'elle au printemps de 1968, vers la fin de sa grossesse. Elle passait ses journées au Jardin Botanique de Montréal. Il y avait une importante exposition de jardins japonais. En revenant, chaque fois elle pleurait doucement mais avec tant de tristesse dans ses grands yeux.

Patrice proposa à madame Champigny de la reconduire chez elle. Il était près de vingt heures. Elle refusa car sa marche n'était pas terminée, le nombre de kilomètres quotidiens n'étant pas encore atteint.

- Tu reviendras me voir, Patrice.
- Je vous le promets.
- Ta mère aussi m'a fait cette promesse en partant.
- Peut-être reviendrons-nous ensemble, dit un Patrice nostalgique.

La nostalgie est souvent paralysante, dit un principe samouraï. Il chassa tout de suite cette pensée et mit le cap vers le centre-ville: une jungle où Éric serait la proie.

Steve avait certainement abandonné ses recherhces, et pour lui, pressait le temps de filer ailleurs.
Le temps de prendre une bouchée dans un petit restaurant près du port et d'envisager le meilleur moment pour bondir vers le deuxième "squat" d'Éric, cet être pourchassé, qui devait bien se demander où donner de la tête.



PETIT RETOUR À MONSIEUR GEORGES...



Monsieur Georges sortait du restaurant clandestin et le chauffeur bondit pour lui ouvrir la portière.

- Des nouvelles?
- Tout est enregistré sur le vidéo, monsieur Georges.

Il était tout près de minuit et la soirée avait été plutôt fraîche. Une brise s'engouffrait par la ruelle et en ressortit gorgée d'odeurs aussi bizarres qu'inattendues. Ça et là des bruits se répondaient. Sirènes. Freins de voiture. Cris stridents qui n'avaient aucun sens à moins qu'on eût le temps de bien vouloir y porter attention. Montréal dans la noirceur d'un printemps remplissait lentement tout l'espace.

- Le Dodge est maintenant disponible. Il attend les ordres. Le directeur de la prison, sa récompense. Pas de nouvelles ni du jeune, ni de Steve. On le croit disparu en même temps que les vingt-quatre heures. La filière de Toronto insiste pour que l'enveloppe leur soit remise d'ici vendredi midi. Le grand coup est prévu pour lundi prochain, 2 mai, selon le code 2. La clef, camouflée dans le stylo et remise par le jeune, correspond au bon casier à la gare de Toronto: le casier numéro 22.

Monsieur Georges écoutait les dernières informations comme s'il s'agissait des résultats du Lotto 6/49 avec un gros lot de dix-neuf millions de dollars. Les yeux fixés sur l'écran, toute son attention y était braquée.

- Au bureau. Je dormirai là cette nuit.
- Bien, monsieur Georges.
- Quand le Dodge arrive, tu me réveilles. Il doit partir tout de suite sur cette affaire. Je veux qu'il me les retrouve, le jeune et Steve, qu'il récupère l'enveloppe et la porte directement à Toronto sans aucun autre intermédiaire. Je commence à croire qu'il y en a trop maintenant. Il va falloir repenser toute notre association. Avec les petits culs de Montréal, ça devient risqué.
- Bien, monsieur Georges.

Et la nuit tomba sur Montréal.

l'oiseau

  L'OISEAU Un oiseau de proie patrouille sous les nuages effilochés plane aux abords du vent  oscille parfois puis se reprend agitant so...