jeudi 30 mars 2006

Le cent quatorzième saut de crapaud

… la suite …


… quelques années auparavant…
… à la même époque…

Le bonheur et la souffrance logent en nous. Ils choisissent judicieusement l’endroit, différent pour l’un et pour l’autre. Ils ne font pas bon ménage. En duel permanent, ils se disputent âprement un recoin du corps, un recoin de l’âme qu’ils investiront. Le bonheur vient seul, il est singulier. La souffrance est plurielle.

Chez Joseph, les souffrances se manifestèrent par des crampes à la jugulaire qu’une bride attachée, qu'un licou en feu, qu'un foulard de crin étranglant le contraignaient à porter comme une ceinture entre sa tête et son corps.

Il rougissait de honte ou pâlissait de peur lorsqu’il quittait son île, le seul endroit où il puisse se délester un peu du carcan enroulé à l'invisible pilori paralysant sa voix lorsque d’aventure, elle osait traverser sa gorge éteinte.

Juin, ce mois-passeport vers l’été, celui de la Fête-Dieu, sans doute l’occasion de la plus grande manifestation paradée qu’organisait le curé de la paroisse, ce juin disloqua entièrement Joseph.

La famille Lacasse partait vers le village, père en tête, gorgé à l’avance de l’admiration qui rejaillirait sur lui alors que tous verraient son fils aîné, porte-drapeau de la banderole de satin offerte au vent, aux cieux et aux yeux des habitants de l’Anse-au-Griffon, lancerait la marche.

- Joseph ne sortira pas, dit Suzanne. Il n’est pas question qu’il aille à la procession quand il n’est pas même capable de faire le petit peu que je lui demande de faire.
- Tu te punis aussi, répondit le père anxieux de quitter la ferme.
- Il a besoin de discipline.

L’enfant disparut vers la grange. Il avait bien entendu tomber le châtiment sur lui et dans la poussière qui se levait sur la route, s’évanouirent ces quelques moments d’espoir de quitter ce lieu dans lequel l’enfer avait fait son nid.

Les hirondelles faisaient des clins d’œil en passant au travers le rayon de soleil qui, du plafond de la grange traçait une ligne oblique jusqu’aux pieds de l’enfant grelottant. Il savait sentir la menace. En reconnaître l’annonce par ses silences tambourinant dans l’espace.

L’attente inquiète fut d’une si longue brièveté que, fondue dans le cliquetis d’une chaîne qu’activaient des mains expertes dans le maniement de la torture, la silhouette de la cousine apparut à la porte. Elle avait détaché le chien qui, avec une force dévastatrice, la tirait tant et tant qu’elle en oublia de boiter.

Cloué sur place, Joseph ne put s’éclipser du regard grimaçant de Suzanne. Sidéré par la présence du chien qui venait tout juste de renifler sa présence, l’enfant appela la mort, qui seule pourrait l’exempter des morsures que le cruel animal s’apprêtait à lui infliger.

- Espèce de petit morveux, tu pensais bien que je n’allais pas te trouver.

Les yeux jaunes du chien, dans une fixité surprise, lui brûlaient la peau.

- Connais-tu le châtiment à qui tue sa mère ?

Les crocs cherchaient l’endroit exact où trancher la chair.

- Tu vas arrêter de me provoquer tous les jours avec ton air de morveux.

L’haleine fétide du chien lançait vers Joseph des odeurs de coyote déchiqueté.

Suzanne n’en pouvait plus, à bout de force, de retenir les ardeurs herculéennes du chien qui bondit vers l’enfant mouillé de sueurs. Le cri qui s’échappa de lui résonnera dans ses tempes jusqu’à la fin de ses jours. Il l’entendra perforer les silences muets que devinrent, à partir de ce jour de la Fête-Dieu, d’innombrables appels à la pitié qu’il logera à la vie. Devant cette proie inerte et abandonnée, surpris par son cri lugubre, le chien stoppa son élan et s’attaqua à la chaîne. Il la prit dans sa gueule spumeuse et rebroussa chemin, bousculant au passage la cousine stupéfaite.

Le chien se précipita hors de la grange et prit le chemin des coyotes. Il laissait derrière lui, dans le sillage que la chaîne rouillée avait tracé, une femme défaite dans sa guerre et un vaincu, englouti dans la peur qui venait, une autre fois, de le mordre à la jugulaire.

Suzanne tourna un talon haut et un autre hésitant, sortit de l’île imaginée par Joseph, évanoui, halluciné… divaguant dans une réalité à construire. Son île ne lui était plus un refuge sécuritaire. Il allait devoir créer un autre lieu quelque part entre le visible et l’invisible, où il pourrait s’établir sans courir de risques.

Il le trouva. Aussitôt revenu de cette mort momentanée, il le bâtit en lui, dans son imagination.

Suzanne quitta la ferme avant le retour du père.

…à suivre…

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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