lundi 23 mars 2009

Saut: 270

Jan Trefulka


Vous connaissez, un peu du moins, mon intérêt pour les auteurs tchèques: Franz Kafka, Bohumil Hrabal, Milan Kundera. J’attire, aujourd’hui, votre attention sur un autre. Je le cite parfois. Il s’agit de Jan Trefulka, un très bon ami de Kundera qu’il ne suivra toutefois pas en exil. Il est Morave et veut le demeurer. Il est né en 1929 à Brno, même ville que Bohumil Hrabal, a étudié en philosophie et, bizarrement, à deux reprises Trefulka fut exclu du Parti communiste. Tout comme son concitoyen Hrabal, il fait mille et un métiers, connait mille et une misères. Plusieurs de ses ouvrages, dont les tout derniers, furent publiés à Prague en édition clandestine.

J’ai découvert sur le web une nouvelle inédite qu’il aurait publiée en 1998 dans le supplément littéraire du journal Pravo. Ce n’est pas ce que je voulais vous présenter, ayant plutôt prévu piger dans mes cahiers de lecture et vous offrir quelques citations de son roman HOMMAGE AUX FOUS. Mais j’ai reviendrai.

Alors voici, par bribes, cette nouvelle intitulée «Comment une fable prit naissance» :

Alice et Robin, protagonistes de la nouvelle, forment un couple insolite. Ils vivent dans une institution pour handicapés physiques. Elle a perdu ses jambes dans un accident, il est bossu. L’auteur nous présente Alice le jour de son 25ième anniversaire. Elle se trouve encore au lit et attend Robin, son mari, qui devrait venir, comme chaque matin l’assister dans sa toilette. Elle entend Robin rire avec des femmes quelque part au rez-de-chaussée, elle s’impatiente, elle est prise d’angoisse, de doute et de jalousie, elle a peur de perdre cet homme, le lien principal qui l’attache au monde. Elle crie, elle l’appelle pour qu’il vienne la chercher. Voici comment Trefulka décrit les habitudes matinales de ce couple insolite, lui qui écrivait : «Peut-être un homme n’agit-il qu’en suivant la pente de ses habitudes.»

« Par-delà neuf montagnes, par-delà neuf rivières, il entendait Alice qui s’impatientait. Ce n’est pas qu’elle fût incapable de se débrouiller toute seule pour les deux étages qui la séparaient de son bureau, mais ils avaient tout un rituel matinal, et il aurait été par trop bizarre que Robin l’oublie justement en ce jour, qui était celui des vingt-cinq ans d’Alice. Bien entendu, il n’en avait nullement l’intention, il se faisait déjà une fête de tous ces gestes, de tous ces mots accoutumés, il ne pouvait imaginer sa vie sans eux

Et dans la mémoire éreintée d’Alice resurgit son passé. Elle se voit telle qu’elle était avant l’accident et elle se dit qu’elle devait être «sacrément détestable avec son assurance de belle fille de la campagne, intelligente, un tantinet trop futée peut-être, derrière qui les garçons et les hommes faits se retournaient au passage…»

Finalement Robin arrive, avec un énorme bouquet de roses. Il regarde la tête d’Alice sur l’oreiller et surtout sa bouche curieuse qui a toujours l’air de sourire avec un peu d’ironie. L’auteur en profite pour faire un portrait d’Alice. «Avec les grands yeux bleu-gris et le nez un peu frivole, cela composait un visage aspirant à la joie et au rire, où planait cependant une ombre d’incertitude et qui était à l’affût du moindre mot déplacé, voire du moindre geste suggérant quelque chose qui la ferait tiquer. Robin savait que ce que Alice supportait le moins c’était les paroles et les gestes de compassion

Alice accueille Robin, elle fait semblant de le gronder pour son retard, mais elle laisse échapper aussi quelques mots qui trahissent son bonheur. Elle se fait porter par Robin dans la salle de bain, se laisse dévêtir et asseoir dans la baignoire. Robin coupe le ruban du bouquet et répand les fleurs sur la mousse, dans laquelle s’enfoncent les moignons, tout ce qui reste des jambes d’Alice. Il n’arrive pas à se rassasier du tableau d’Alice dans sa baignoire, «un demi-nu en blanc et écarlate, les seins, les épaules et les bras modelés par le travail et l’exercice, parce qu’ils doivent assumer tout l’effort nécessaire aux déplacements». En pensant à Robin, Alice se souvient parfois de son ancien fiancé, Pavel, «homme qui savait toujours beaucoup mieux qu’elle ce qu’il lui fallait et ce qui lui convenait mais qui lui a envoyé après son accident une lettre lui expliquant pourquoi il ne pouvait pas l’épouser, pourquoi elle ne le reverrait jamais.» Elle le comprend, elle sait que ses jambes sont parties bien que la formule lui semble totalement insensée. Elle se demande : «Comment ce qui vous permet de marcher peut-il partir? Et partir de surcroît en emportant avec soi toute votre vie, emportant tout votre amour…»

Mais le plus grand événement de cette journée exceptionnelle dans la vie du couple ne vient que plus tard. Robin amène Alice, sur son fauteuil roulant, emmaillotée dans un plaid, à la cour de l’institution devant la porte d’un atelier. Alice sait que Robin va lui offrir encore quelque chose d’important et elle est un peu inquiète. Elle craint que ce ne soit pas un cadeau complètement idiot. C’est là, en présence d’autres pensionnaires venus souhaiter à Alice un bon anniversaire, que Robin lui offre un engin étrange qu’Alice n’arrive pas à nommer. C’est un tricycle à moteur avec un large guidon à la place du volant qui ressemble à un scarabée exotique avec les élytres et les antennes. Robin est fier de lui annoncer qu’il n’a acheté que la chaîne et la lampe et que tout le reste était fabriqué par lui à partir de matériel volé ou récupéré à la casse. D’abord hésitante, Alice est prise tout à coup d’un enthousiasme irrésistible, elle se rend compte que l’engin lui donne une liberté inespérée. Désormais elle pourrait aller en ville quand elle voudra. Elle sait que Robin n’a pas de permis, mais elle se laisse pourtant installer dans le siège et s’agrippe au cadre en tube métallique. Et déjà la machine infernale se met en marche et emporte les deux passagers vers la forêt, les champs, et le village et même vers les paysages nouveaux. Ivres par la vitesse, Robin et Alice rêvent déjà d’un voyage jusqu’à la mer. Le souvenir de Pavel, qui est aussi un obsédé de la vitesse, surgit brusquement dans la mémoire d’Alice. Quand elle avait encore les jambes, il l’amenait à moto à la plage et au bal. Soudain l’engin quitte la route et les deux passagers, agrippés l’un à l’autre, sont catapultés vers la ramure d’un chêne. Pendus à une branche, dans une position bien dangereuse, ils ne perdent pas leur sang-froid et ils arrivent même à rigoler. C’est là où ils seront retrouvés par les sauveteurs.

« J’aurais jamais pensé, dira l’un des sauveteurs, que ce Robin, cet avorton bossu, aurait une veine pareille.» Alice, elle, demandera en riant : «Et pourquoi est-ce que je ne pourrais pas avoir de la veine moi aussi, pour une fois?»


«un carnet d’ivoire avec des mots pâles»




A F F I D É (adjectif et nom masculin)
. à qui on peut se fier, se confier
comme nom : confident
. qui se prête en agent sûr à tous les mauvais coups
comme nom : acolyte, complice


B A U G E (nom féminin)
. gîte fangeux (de mammifères, notamment porcins) : lieu très sale;
. mortier fait de terre et de paille.


Au prochain saut

Si Nathan avait su (11)

- Pourquoi Jésa ? Dis-moi pourquoi ?   La mère et le fils, quand s’acharne le soleil à troubler les couleurs de la forêt - celle derrière le...