- Hein ! T’as pas la télévision ? Ça se peut pas.
- Benjamin n’est pas le seul, chez moi aussi on n’a pas la télévision, répondit Chelle au jeune garçon frondeur cherchant à se moquer ou du moins à déprécier le plus jeune de l’école..
- Toi la sauvageonne je comprends, mais un gars normal comme nous autres peut pas vivre sans télévision, reprit le plaisantin.
La scène se déroule dans la cour de récréation à l’arrière de l’école des Saints-Innocents lessivée par une pluie d’automne arracheuse de feuilles qui, décolorées, s’imprègnent sur l’asphalte de cet espace donnant sur des terres à perte de vue.
Madame Saint-Gelais, la directrice, avait soigneusement réparti le temps de récréation en deux groupes distincts devant s’approprier l’espace, (à la suite de quoi les élèves de maternelle pourraient se rendre dans la cour) : d’abord les petits, puis les grands. Ceci provoqua un nouvel accrochage avec Abigaelle, celle-ci tenant à ce que son groupe puisse sortir à l’extérieur selon l’horaire des «petits» - l'éducatrice utilisait plutôt les «plus jeunes» - car elle ne souhaitait pas que ses élèves fussent marginalisés dès leur entrée à l’école primaire. Ce n’est pas dans les habitudes de mon école avait insinué la dame en fauteuil roulant, mais je vais examiner cela de près. Ce à quoi l’éducatrice répondit qu’elle n’aurait pas à consacrer de temps à la question puisque sa décision était prise, les élèves du pré-scolaire iront dehors en même temps que ceux des 1ière, 2e, 3e et 4e année. Pour contrer une réplique, elle ajouta qu’elle-même les accompagnerait autant l’avant-midi que l’après-midi.
Les enfants manifestent parfois une forme de méchanceté qui n'est souvent que l’écho de ce qu’ils entendent autour d’eux, soit à la maison, soit à l’école. Malgré les interventions des éducateurs, certains de leurs propos malveillants deviennent balivernes qui se répandent sans qu’eux-mêmes sachent précisément l’intention qui pourrait y être dissimulée. D’autres s’incrustent, deviennent avec le temps des vérités même si elles n’ont jamais été vérifiées.
C’est un peu ce qui arrive à Chelle dans la cour de l’école des Saints-Innocents. Ne pouvant cacher ses longues tresses noires, ses originaux habits colorés, sa manière de parler tout à fait personnelle souvent imprécise, elle est devenue la cible de quolibets, de moqueries. Le fait qu’elle soit cette autochtone vivant au bout d’un rang sans nom, sans numéro et sans asphalte attise les railleries principalement menées par ce Patrick dont le physique imposant semble créer une aura auprès des autres enfants, l'autorisant même à semer un climat de crainte sur une bonne partie des élèves. Son statut de plus grand, plus costaud parmi les petits lui confère une notoriété que plusieurs autres souhaiteraient posséder sans doute pour mieux se défendre des fanfaronnades du fils de Monsieur le maire du village. Benjamin n’y échappe pas. Ses longs cheveux ébouriffés, son allure laissant croire qu’il vit continuellement dans la lune, son désintérêt pour les jeux et les activités des autres garçons - rappelons qu’ils sont majoritaires dans le groupe pré-scolaire ainsi que dans l’ensemble de l’école - mais surtout, le fait de continuellement s’isoler avec Chelle dans cette cour de récréation sans limites autres que les immenses terres courant vers l’horizon sans aucun obstacle les en empêchant dès le mois de septembre, alors dégarnies de leurs longs corridors de maïs, ceux des champs de Daniel.
Située au bout du village à quelques arpents de l’église paroissiale, longtemps cette école aura servi de modèle architectural pour les villages environnants. Les responsables de l’époque avaient tenu absolument à ce qu’elle fût l’orgueil du patelin, et pour se faire ils invitaient les membres de la communauté à perpétuer cette réputation en participant activement à son entretien lors des changements de saisons : nettoyer, installer les bandes ceinturant la patinoire en hiver, arroser les deux glaces, l’une servant aux joueurs de hockey l’autre pour le patinage libre. Au printemps, on adaptait l'abri des patineurs pour en faire un espace de rangement, et on l'utilisait comme «cabane» pour les sports d’été qui approchait. Plusieurs parents se partageaient les heures de surveillance, veillant à éteindre les lumières extérieures une fois les activités terminées.
Le président de la commission scolaire s’enorgueillissait de l’engagement communautaire de la population y voyant là une motivation à conserver l’excellente réputation du village des Saints-Innocents.
Depuis son ouverture, la cour de l’école aura toujours été le point de chute, le point de ralliement de la jeunesse, ancêtre des maisons de jeunes qui allaient bientôt voir le jour. La sirène du village annonçait le couvre-feu. À 9 heures sonnées, il fallait rentrer à la maison.
Une autre dispute s’infiltra dans la relation déjà tendue entre la directrice de l’école et Abigaelle. Elle concernait aussi la cour de récréation. L’éducatrice travaille actuellement à sa thèse de doctorat en enseignement pré-scolaire, pour cela elle s’appuie sur les travaux de deux grandes pédagogues : Pauline Kergomard, considérée comme la véritable fondatrice de l’enseignement pré-scolaire en France - à la fin du XIXe siècle - malgré le fait qu’on utilisait toujours le vocable «école maternelle» ; la deuxième et non la moindre, Maria Montessori qui fut médecin et pédagogue. Une française et une italienne qui, à elles deux, ont installé l’idée fondamentalement importante de l’enseignement adaptée chez les enfants en âge de fréquenter le circuit scolaire.
L'éducatrice avait annoncé à la directrice qu'une cour d'école ne doit pas strictement être un endroit de pause, de changement d'air, mais plutôt s'inscrire dans la démarche éducative. Réorganiser le lieu, l'adapter et en faire un outil pédagogique cela fait partie de sa réflexion et bientôt elle aura des suggestions à présenter au personnel enseignant.
Abigaelle en avait sérieusement discuté avec le président de la commission scolaire quelques jours suivant l’appel du ministre qui la lui recommandait. L’enseignement pré-scolaire devait absolument subir une cure non pas de rajeunissement, mais de cohérence s’inspirant des courants pédagogiques actuels, ceux des méthodes nouvelles qui, se répandant en Europe, remportaient de vifs succès.
La pédagogie n'est pas strictement une affaire de manuels scolaires, de règles de discipline, elle doit participer à tous les gestes, décisions et actions au centre desquels l'idée que l'enfant, notre raison d'être, a droit au meilleur des connaissances modernes, autant en pédagogie qu'en psychologie. Elle appuyait ses arguments sur le fait que, inscrite au doctorat, cela lui ouvrait de nombreuses portes autant au pays que dans une foule d’universités étrangères, ce qui lui permettait de documenter les actions à privilégier.
Le président en fut ébloui, cet homme qui consacrait sa vie à une forme d’auto-congratulation dans le but avoué d'éblouir les yeux des villageois par son côté hyper moderne, bien qu’il lui eut été difficile de présenter les idées nouvelles à travers un discours cohérent. Il s’aperçut rapidement qu'un couloir de communication avec sa nouvelle enseignante pouvait être porteur de bonnes choses et, de facto, lui permette de fragiliser une directrice d’école qu’il jugeait pour le moins vieux jeu.
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Si on suit le chemin devant l’école, d’un côté on retourne vers le centre du village, de l’autre cela nous mène à la route, direction la grande ville. L’urbanisme du village ayant toujours été laissé à la discrétion des propriétaires eux-mêmes, c’est sur l’artère principale que les locaux abritant les services essentiels s’installèrent : le bureau de poste, la caisse populaire, les cabinets du notaire et du médecin, le marché général qui, un jour, s’associa à une bannière alimentaire fort connue en ville.
Avec les années, les agriculteurs ayant laissé la terre à leurs descendants s’installèrent au village, y construisant des maisons plus petites que celles qui champignonnent dans les rangs, ce qui créait des embranchements qu’ils nommèrent chacun de leur patronyme, le tout donnant sur la rue principale. Pour éviter des «chicanes de clocher» le conseil municipal imposa, par décret, un nom, le même que la majorité des rues principales à travers le pays : rue Principale. Encore aujourd’hui, la géométrie du patelin n’a pas beaucoup changé.
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Rue Principale |
L’école jouxtant l’église paroissiale est le dernier bâtiment qu’on croise avant de traverser, sur une courte distance, un boisé mal entretenu, éclairci à un point tel que les arbres ayant survécu aux salages de calcium des hivers ressemblent davantage à de maigres squelettes desséchés, figés dans les derniers remparts menant à la route provinciale qui fuit vers la grande ville.
La tranquillité des lieux qu'allait apprécier les personnes âgées n'étant pas dérangées par les inévitables bruits entourant une école, profitant ainsi d'une calme retraite fut un argument majeur quant au choix de l'emplacement de la future école. S'ajoutèrent, inévitablement, les ragots des mauvaises langues qui alimentaient les discussions préalables à la décision d’y construire l'école primaire. Que le choix de cet emplacement ait résulté d’un délit d’initié mit un certain temps à se dissiper, la promesse que cette école serait unique au point de vue architectural l'enterra définitivement.
Le président de la commission scolaire de l’époque, propriétaire du fameux terrain que tous appelaient celui «du bout de la rue» ainsi que l’autre situé en face, sur lequel une maison avait été construite quelques années auparavant, proposa d'en réduire sensiblement le coût ; tous comprirent qu'il s'agissait peut-être là d'une tentative pour étouffer les papotages. Il faut dire que ses différents appuis facilitèrent la transaction à laquelle certaines conditions furent attachées et que Monsieur le notaire Grandmaison colligea officiellement.
Abigaelle, ayant loué - dès son contrat signé avec la commission scolaire - la maison face à l’école, bénéficie de l’éloignement du centre névralgique de la paroisse, mais surtout du fait qu’elle n’a aucun voisin autre que... son lieu de travail.
Abigaelle, ayant loué - dès son contrat signé avec la commission scolaire - la maison face à l’école, bénéficie de l’éloignement du centre névralgique de la paroisse, mais surtout du fait qu’elle n’a aucun voisin autre que... son lieu de travail.
Cette maison baptisée fort peu originalement celle du «bout du village» possède une longue histoire… La locataire l’apprendra au fur et à mesure que son intégration dans la communauté déliera certaines langues. Il y a de ces secrets enracinés dans le temps, transformés en légendes, mais chose certaine, cette maison d’un bleu dont il est difficile de ne pas apprécier l’unicité, longtemps inhabitée à la suite du départ expéditif de ses derniers occupants n’aura cessé d’attiser les jacasseries. On n’a qu’à rappeler le fait que les parents continuent aujourd’hui encore d’interdire à leurs enfants de s’y intéresser malgré une attirance certaine pour les aventuriers. Toutefois, lorsque les gens apprirent que la nouvelle éducatrice en était maintenant la locataire, les racontars reprirent de plus belle…