À peine un clin d’oeil... une baisse rapide de voltage... l’interruption momentanée de toute activité à l’intérieur du supermarché… L’espace infinitésimal entre se reconnaître ou faire semblant que ce qui nous arrive est de l’ordre de l’impossible, du hasard peut-être… L’échange soudain de deux regards replaçant sur une ligne continue des réminiscences que chacun tente de recadrer afin de trouver les bons mots, l’une pour répondre à la salutation, l’autre, fils des propriétaires du Steinberg, rue Principale, municipalité des Saints-Innocents, pour confirmer l’apparition qu’il vient d’avoir.
- Bonjour… Nous nous connaissons ? demande Abigaelle s’autorisant à dévisager le grand jeune homme debout devant elle.
- Je suis Herman Delage. C’est bien toi Abigaelle Thompson ?
- Tout à fait, mais je suis désolée de ne pas bien te replacer.
- Prends le temps de faire tes courses et nous pourrons jaser à l’extérieur, même s’il pleut un peu.
- En fait, c’est sur recommandation de la maîtresse de poste que je me présente ici. Elle m’a conseillé de m’adresser à un certain grand jeune homme travaillant au supermarché car il pourrait me fournir une carte topographique de la région. Je compte m’en servir pour un peu défricher la forêt.
- Défricher ?
-Je m’exprime mal, ça serait plutôt pour apprivoiser la forêt puisque je suis nouvellement arrivée et ne connais pas la toponymie des bois environnants. On vient tout juste de délivrer mon permis de chasse et j'ai besoin d'une carte récente pour bien m'orienter.
La conversation semblait permettre à Herman de recadrer des situations communes alors que chez l’éducatrice ça ne semblait pas aussi évident. Il lui dit qu’elle avait été bien renseignée, qu’effectivement il peut répondre à sa demande.
- Attends-moi dehors, je reviens tout de suite avec ce dont tu as besoin, et dans un mouvement de talons aussi rapides que sa façon de parler, il laissa Abigaelle pantelante devant le comptoir devenu libre. La caissière s’adressa à elle d’une voix chevrotante : Vous vous connaissez à ce que je vois, sans doute des collègues de l’université. Notre fils achève une maîtrise en géographie. Ce n’est pas parce qu’il est mon garçon, mais tout le monde le reconnaît, il est doué. D’ailleurs, Madame Saint-Gelais l’avait remarqué lorsqu’elle est devenue la directrice de l’école primaire, elle l’a toujours poussé à travailler fort et une fois accepté à l’université je crois qu’elle était aussi heureuse que nous, ses parents.
Dans l'esprit de la jeune éducatrice, lentement, une hypothèse prenait forme : ils s’étaient sans doute croisés dans les corridors de l’université de Montréal, peut-être avaient-ils participé à des conférences, d'essentiels complémentaires à leur formation. Pourquoi souhaite-t-il que leur conversation se déroule à l’extérieur ? Sous la pluie en plus. Écoutant d’une oreille distraite les propos de cette maman dont la fierté ne faisait aucun doute à son esprit, elle portait son regard vers les allées du supermarché attendant le retour du grand jeune homme porteur d’une carte topographique.
Angelina, la postière, a raison lorsqu’elle étiquette le fils des propriétaires du Steinberg de «grand jeune homme», il dépasse par quelques pouces les six pieds. Sa longue chevelure d’un noir d’encre encadre un visage aussi blême que le brouillard ; le contraste est frappant. La jeune éducatrice n'arrive toujours pas à lui trouver une place dans sa mémoire. Une tête comme celle-là, impossible à oublier, il me semble, se dit-elle alors que d’un pas vigoureux, Herman, une carte à la main, lui désigne la porte menant sur l’extérieur.
Il pleut timidement dans cette fin d'avant-midi où la grisaille s'étend de plus en plus.
Herman prit la parole.
- Je comprends très bien pourquoi tu ne me replaces pas. En 1969, j’avais les cheveux ras sur la tête et peut-être encore quelques boutons d’acné au visage. Arrivé à l’université, seul de mon patelin, dans une grande ville en pleine ébullition, je me suis mis à la recherche d'occasions de socialiser un peu. C’est là que j’ai infiltré un groupe qui défendait les idées du FLQ*, moi qui n’avait aucune idée comment marche la politique. Tu t’en souviens ? Nous étions divisés en cellules, tout comme le FLQ. Toi, parmi les plus engagés, les mieux informés et je dirais les plus radicaux ; moi, dans une cellule qui ne comptait que des nouveaux venus, des non-initiés ayant tout à apprendre sur le mouvement. Inscrit à la faculté des Sciences, toi tu étais à celle de l’Éducation, à la dernière année de ta maîtrise. J’épiais tous tes mouvements, surtout les livres que tu transportais dans tes bras. C’est à ce moment-là que je me suis mis à lire la revue Parti-Pris dont je t’avoue les articles dépassaient souvent ma compréhension. Les influences qui me parvenaient de nos réunions, de nos échanges m'incitèrent à laisser les sciences au profit de la géographie, mais toujours je m’interrogeais sur les activités de votre cellule, la mienne étant, si je peux dire, réservée aux amateurs. On nous donnait des textes à lire puis on avait des examens. Ça m’ennuyait souverainement. Par contre, j’adorais m’informer sur les actions menées par le mouvement avant que les groupes Lanctôt et Rose entrent en scène. On peut dire que j’étais, à cette époque, un grand adolescent épris d’aventures, que les bombes, les vols de banque, le camp militaire de La Macaza, Vallières et Gagnon faisant le pied de grue devant le siège social de l’ONU à New York, et j’en passe, tout ça m’excitait beaucoup. Mais ce que je retiens, c’est ta disparition de l’université, pas quand tu as décidé de partir pour l’université Laval à Québec, non, celle qui coïncidait avec les enlèvements de Cross et Laporte, en 1970. La Crise d’Octobre, je la vivais à l’université et toi, Mademoiselle Thompson, tu étais disparue. La règle numéro 1 pour chacune des cellules, comme un serment sur l’honneur, a toujours été de garder le silence sur ce que l’on sait ou avons su. Voilà pourquoi je ne me suis pas informé sur ce qui t’arrivait.
- Tu as parfaitement raison, règle ultime, garder silence. Ce que je continue à respecter.
- Le temps a quand même passé. Je ne peux te cacher qu’au début du mois de mai, au lendemain de la libération de Saïgon, tu étais présente à la manifestation soulignant la fin de la guerre du Vietnam.
- En effet, j’y ai participé, répondit Abigaelle qui cherchait une porte de sortie à cette discussion paraissant l’embêter.
- Bonjour… Nous nous connaissons ? demande Abigaelle s’autorisant à dévisager le grand jeune homme debout devant elle.
- Je suis Herman Delage. C’est bien toi Abigaelle Thompson ?
- Tout à fait, mais je suis désolée de ne pas bien te replacer.
- Prends le temps de faire tes courses et nous pourrons jaser à l’extérieur, même s’il pleut un peu.
- En fait, c’est sur recommandation de la maîtresse de poste que je me présente ici. Elle m’a conseillé de m’adresser à un certain grand jeune homme travaillant au supermarché car il pourrait me fournir une carte topographique de la région. Je compte m’en servir pour un peu défricher la forêt.
- Défricher ?
-Je m’exprime mal, ça serait plutôt pour apprivoiser la forêt puisque je suis nouvellement arrivée et ne connais pas la toponymie des bois environnants. On vient tout juste de délivrer mon permis de chasse et j'ai besoin d'une carte récente pour bien m'orienter.
La conversation semblait permettre à Herman de recadrer des situations communes alors que chez l’éducatrice ça ne semblait pas aussi évident. Il lui dit qu’elle avait été bien renseignée, qu’effectivement il peut répondre à sa demande.
- Attends-moi dehors, je reviens tout de suite avec ce dont tu as besoin, et dans un mouvement de talons aussi rapides que sa façon de parler, il laissa Abigaelle pantelante devant le comptoir devenu libre. La caissière s’adressa à elle d’une voix chevrotante : Vous vous connaissez à ce que je vois, sans doute des collègues de l’université. Notre fils achève une maîtrise en géographie. Ce n’est pas parce qu’il est mon garçon, mais tout le monde le reconnaît, il est doué. D’ailleurs, Madame Saint-Gelais l’avait remarqué lorsqu’elle est devenue la directrice de l’école primaire, elle l’a toujours poussé à travailler fort et une fois accepté à l’université je crois qu’elle était aussi heureuse que nous, ses parents.
Dans l'esprit de la jeune éducatrice, lentement, une hypothèse prenait forme : ils s’étaient sans doute croisés dans les corridors de l’université de Montréal, peut-être avaient-ils participé à des conférences, d'essentiels complémentaires à leur formation. Pourquoi souhaite-t-il que leur conversation se déroule à l’extérieur ? Sous la pluie en plus. Écoutant d’une oreille distraite les propos de cette maman dont la fierté ne faisait aucun doute à son esprit, elle portait son regard vers les allées du supermarché attendant le retour du grand jeune homme porteur d’une carte topographique.
Angelina, la postière, a raison lorsqu’elle étiquette le fils des propriétaires du Steinberg de «grand jeune homme», il dépasse par quelques pouces les six pieds. Sa longue chevelure d’un noir d’encre encadre un visage aussi blême que le brouillard ; le contraste est frappant. La jeune éducatrice n'arrive toujours pas à lui trouver une place dans sa mémoire. Une tête comme celle-là, impossible à oublier, il me semble, se dit-elle alors que d’un pas vigoureux, Herman, une carte à la main, lui désigne la porte menant sur l’extérieur.
Il pleut timidement dans cette fin d'avant-midi où la grisaille s'étend de plus en plus.
Herman prit la parole.
- Je comprends très bien pourquoi tu ne me replaces pas. En 1969, j’avais les cheveux ras sur la tête et peut-être encore quelques boutons d’acné au visage. Arrivé à l’université, seul de mon patelin, dans une grande ville en pleine ébullition, je me suis mis à la recherche d'occasions de socialiser un peu. C’est là que j’ai infiltré un groupe qui défendait les idées du FLQ*, moi qui n’avait aucune idée comment marche la politique. Tu t’en souviens ? Nous étions divisés en cellules, tout comme le FLQ. Toi, parmi les plus engagés, les mieux informés et je dirais les plus radicaux ; moi, dans une cellule qui ne comptait que des nouveaux venus, des non-initiés ayant tout à apprendre sur le mouvement. Inscrit à la faculté des Sciences, toi tu étais à celle de l’Éducation, à la dernière année de ta maîtrise. J’épiais tous tes mouvements, surtout les livres que tu transportais dans tes bras. C’est à ce moment-là que je me suis mis à lire la revue Parti-Pris dont je t’avoue les articles dépassaient souvent ma compréhension. Les influences qui me parvenaient de nos réunions, de nos échanges m'incitèrent à laisser les sciences au profit de la géographie, mais toujours je m’interrogeais sur les activités de votre cellule, la mienne étant, si je peux dire, réservée aux amateurs. On nous donnait des textes à lire puis on avait des examens. Ça m’ennuyait souverainement. Par contre, j’adorais m’informer sur les actions menées par le mouvement avant que les groupes Lanctôt et Rose entrent en scène. On peut dire que j’étais, à cette époque, un grand adolescent épris d’aventures, que les bombes, les vols de banque, le camp militaire de La Macaza, Vallières et Gagnon faisant le pied de grue devant le siège social de l’ONU à New York, et j’en passe, tout ça m’excitait beaucoup. Mais ce que je retiens, c’est ta disparition de l’université, pas quand tu as décidé de partir pour l’université Laval à Québec, non, celle qui coïncidait avec les enlèvements de Cross et Laporte, en 1970. La Crise d’Octobre, je la vivais à l’université et toi, Mademoiselle Thompson, tu étais disparue. La règle numéro 1 pour chacune des cellules, comme un serment sur l’honneur, a toujours été de garder le silence sur ce que l’on sait ou avons su. Voilà pourquoi je ne me suis pas informé sur ce qui t’arrivait.
- Tu as parfaitement raison, règle ultime, garder silence. Ce que je continue à respecter.
- Le temps a quand même passé. Je ne peux te cacher qu’au début du mois de mai, au lendemain de la libération de Saïgon, tu étais présente à la manifestation soulignant la fin de la guerre du Vietnam.
- En effet, j’y ai participé, répondit Abigaelle qui cherchait une porte de sortie à cette discussion paraissant l’embêter.
Herman lui offrit une cigarette qu’elle refusa, remarquant que cette marque, Celtique, avait été sa préférée lorsqu’elle fumait. L’odeur particulière du tabac brun résistait à ce vent d’automne accompagnant une pluie douce et persistante. Le grand jeune homme fumait, se taisait, comme s’il laissait mijoter les paroles lancées vers Abigaelle, attendant, peut-être, qu’elle brisera la règle du silence. Un intervalle de quelques instants, plus long que celui qui présida à son arrivée au supermarché. Puis…
- Mon père a toujours été amateur de boxe, un fanatique de Cassius Clay. En 1964, lorsque le boxeur change son nom pour devenir Mohamed Ali, cela eut l’effet d’une bombe aussi retentissante que celle qu’il fit éclater en 1967 alors qu’il refusa d’être enrôlé dans l’armée américaine pour se voir affecté au conflit vietnamien. Cela a déclenché un véritable débat aux États-Unis et l'implication de plusieurs jeunes à manifester contre ce conflit qui faisait de sérieux dégâts dans la population civile vietnamienne. Cette implication multiplia les manifestations d'abord dans les universités, puis dans la population en général. À l’époque, en fait entre 1968 et 1970, je présidais un comité de soutien auprès d'étudiants américains en fuite de leur pays pour éviter de participer à la guerre du Vietnam. En collaboration avec l’université de Sherbrooke, Bishop's University et Laval, nous accueillions des étudiants des États-Unis imitant le geste du boxeur, quittant leur pays pour rejoindre principalement le Québec de plus en plus ouvert à les recevoir. Mais mon père abandonna son intérêt pour ce sport, ne cessant de critiquer celui qui fut son idole.
- C’était avant la Crise d’octobre ?
- Je l’ai dit, entre 1968 et 1970. Ce mouvement, très vite, a fait l’objet d’une surveillance rapprochée de la part de la GRC** et tous les membres ont été fichés sauf les quelques prosélytes de l’université McGill faisant bande à part et cela sans trop qu’on sache pourquoi.
On dirait que les conversations qui survolent un sujet épineux deviennent rapidement évasives, n’effleurant que la surface des choses même si les participants cherchent, par on ne sait quels subterfuges, à creuser plus profondément. Frôler afin de se frayer un chemin... ouvrir une porte permettant l'entrée d’une éclaircie qui balaierait l’inconfort, les craintes de se retrouver là où on cherche à oublier, à taire... à se taire, à s'oublier.
- Finalement, la fichée de la GRC va accepter une cigarette.
* FLQ (Front de Libération du Québec)
** Gendarmerie Royale du Canada
** Gendarmerie Royale du Canada