Les deux fils de Gordon et Taïma, nés à deux ans d’intervalle, même date, un 1er juin, reçurent chacun une partie du prénom du père, Gord et Don, mais jamais ne surent l’histoire profondément bouleversée de leur mère.
Ayant toujours tu les tribulations de sa vie dans la réserve, ballottée entre un père indisponible, parcourant constamment les forêts à la grandeur du Canada, se liant d’amitié à tous les membres des Premières nations qu’il croisait et une mère hargneuse, continuellement agressée par des idées mélancoliques se répercutant par des gestes disgracieux, à la limite odieux.
Gordon, à plusieurs occasions, fut proposé à l’importante fonction de chef de bande, mais refusait systématiquement sous l’autorité de son épouse qui n’acceptait pas que ce poste, qui n’a rien d’honorifique, soit confié à un homme continuellement absorbé par les travaux saisonniers, ne maîtrisant pas l’histoire des ojis-cris, la culture ojibwée.
Cet homme partait souvent dans des rêveries faisant de lui un incompris principalement instable. Tout jeune déjà, Gordon rêvait de grands espaces, ainsi que le faisait son futur beau-père pour qui il vouait une admiration sans borne. Il l’aurait suivi les yeux ouverts sur toutes les aventures, les expériences, les apprentissages que ce dernier racontait à la réserve lors de ses retours de périples pan-canadiens, laissant entendre qu’un autochtone ne doit pas être confiné dans une réserve où il risque de s'asphyxier respirant toujours le même air.
On ne saura jamais si le mariage avec Taïma n’aura pas été qu’une manière de s’approcher de celui que tous surnommaient le «vagabond», son modèle alors qu’il savait fort bien que jamais il saurait l’imiter ou suivre ses traces.
La guerre de 1939 l’inquiétait, le marqua du fer rouge de l’insécurité. Plusieurs autochtones y voyaient une occasion pour le gouvernement de les enrôler, leur faire traverser l’Atlantique pour participer à ce qui devint l’une des pires catastrophes du XXe siècle.
Pour Taïma, la spiritualité ojibwée lui aura permis de survivre autant physiquement que moralement. Pour elle, il y avait pire que la guerre, il y a la trahison aux valeurs traditionnelles dont la première consiste à protéger au risque d’y perdre sa propre vie, protéger la terre ancestrale. Quitter l’Île Whitefish, comme le faisait trop souvent son propre père, s’arracher aux racines mêmes de sa famille pour s’implanter au Québec qu’elle jugeait libertaire, équivalait à mourir, ce qui la rendit perfide.
Du jour au lendemain, elle renia son mari, cessa de s’occuper de ses fils, s’isola intérieurement cherchant les occasions de cracher son venin contre les Blancs de quelque endroit fussent-ils. Son cœur se remplissait de haine qu’elle vomissait autour d’elle, sans jamais trouver ni satisfaction ni consolation.
Uniquement Gord, le plus âgé de ses deux fils, celui qui lui ressemblait de visage à s’y méprendre, lui seul pouvait l’approcher. Il le faisait sans dire un mot, n’ayant qu’à l’écouter maudire et anathématiser celui, celle, ceux et celles qui ne partageaient pas son point de vue intégriste de plus en plus bouillant. Il devint sa marionnette. Son pantin.
Lorsque le père ordonnait à sa femme de s’enfermer dans la chambre du rez-de-chaussée de la maison au bout du rang sans rien… lui seul était de corvée : porter ses repas, la conduire à la salle de bain et la raccompagner. On avait beau demander si elle avait manifesté quelque chose, la réponse, toujours la même, se résumait en un hochement de tête, un non falot, les yeux fermés.
Après la guerre, une fois prise la décision de s’installer à demeure dans ce village des Saints-Innocents, Taïma comprit dans son âme et dans son corps de plus en plus négligé, qu’elle n’irait plus jamais dans sa famille. Au décès de Gordon, l’assurance qu’elle n’aurait plus jamais de famille en Ontario s’installa à demeure en elle.
Il aura fallu que naisse sa première petite-fille, la fille de Don, pour que maladroitement elle regagne du tempérament, qu’elle tente d’assumer l’ancestralité de cette famille exilée. L’enseignement des us et coutumes ojis-cris auprès de Chelle sembla lui redonner de l’élan, mais elle avait vieilli, de plus en plus recluse dans une solitude morbide, ses paroles ne portaient que l’espace d’un instant, celui où elles parvenaient à la fillette et qu'immédiatement ses parents détruisaient avec toute la délicatesse nécessaire.
Elle dépérissait à un point tel que Don, seul homme à bord après le départ de son frère et son épouse stérile, vécut une forme d’ambivalence : les esprits que sa mère invoquaient, pouvaient-ils vraiment nuire à sa famille ? La venue du coyote porte-t-elle un signe qu’il devait absolument comprendre ?
Deux décisions lui permirent de recentrer son intelligence, d’abord celle de mener sa femme à l’hôpital des Blancs pour l’accouchement de Chelle, l’autre, l’inscription de sa fille à l’école primaire des Saints-Innocents.
Ces décisions furent suivies de deux célèbres colères de la part de l’ancêtre. Don, sa femme et Chelle, immobiles dans leur volonté de s’intégrer à une communauté qui, encore, les boudait, restèrent de marbre.
Ce qui provoqua le départ inopiné du grand frère et son épouse stérile ? Taïma ne cessait de la flageller évoquant le fait qu’une femme ne pouvant engendrer d’enfants n’est pas une femme. Avec la même ardeur, elle fustigeait l’épouse de Don l’accusant de n’être pas une véritable ojie-crie, puisque issue d’une famille dont la complaisance envers les Blancs la ridiculisait auprès des autres membres de la réserve.
Tout cela mijotait dans la tête de Don, assis sur le perron de la famille de sa femme, attendant le retour du frère conduisant leur mère chez sa sœur, une tante pour qui les deux neveux manifestaient une immense affection.
Femme sans nom puisque n’ayant jamais eu de mari, l’homme qu’elle aimait, conscrit par l’armée canadienne, périt lors du Débarquement de Normandie dans la nuit du 5 au 6 juin 1944. Elle l’apprit plus tard, alors que parvint une lettre collective adressée aux autochtones morts pour la patrie. Ni cérémonie ni funérailles, que l’expression passive-agressive «On te l’avait bien dit.» de la part des membres de la réserve.
Le soir est tombé, la nuit sera douce.
La maman de son épouse avait invité Don à entrer dans la maison ; ayant refusé elle lui prépara un café. Noir et très fort. De ceux qui replacent les esprits abattus, ceux qui n’ont pas encore cessé de flotter autour d’un malheur dont, encore, on cherche la solution espérant qu’elle enterre le bouleversement qui s’y accroche.
La lumière des lampadaires tombait sur une neige délicatement soufflée par un vent provenant de la rivière Sainte-Marie, rivière ressemblant davantage à un ruisseau.
Un silence attendait deux frères. Parviendraient-ils à mettre du baume sur leur passé ? Arriveront-ils à faire le tour du cimetière des années perdues au cours desquelles, par accident, ils s’y retrouvent en même temps ? Réussiront-ils à passer outre aux vents mauvais qui ont éloigné leur fraternité ?
L’aîné fit un arrêt chez lui pour aviser son épouse de la présence de l’ancêtre Taïma sur la réserve. Il décapsula deux bouteilles de bière. Quitta la maison. Se dirigea vers Don. En offrit une à celui qui achevait de boire son café.
Briser le silence est une tâche compliquée. Elle implique à la fois le respect pour l’autre, pour la circonstance et le respect pour le prochain, celui qui suivra lorsque les tessons se retrouvent à nos pieds.
Deux hommes y sont confrontés dont il est difficile de mesurer leur besoin d’avancer sur un sentier non balisé. Faut-il passer par quatre chemins ?
On trinqua d’abord, susurrant un quelconque toast inaudible.
Don prit la parole.
- J’ai quelque chose à te montrer.
- Pas nécessaire. Tu es ici avec notre mère, je sais le pourquoi de cette visite.
- Tu peux m’éclairer ?
- L’histoire pourrait être longue, remontée à loin derrière.
- J’ai tout mon temps.