samedi 21 juin 2025

Si Nathan avait su (36)




La route menant chez la famille ojibwée, Abigaelle la connaît, mais aujourd’hui alors que les bourrasques de vent créent des congères de manière inégale mais continue, cela l’oblige parfois à foncer dedans pour qu’ils éclatent, puis ralentir, à la limite arrêter la Westfalia car un nouveau s’étant formé lui apparaît plus costaud encore. La distance entre l’école primaire des Saints-Innocents et le bout du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte se franchit habituellement entre quinze et vingt minutes, mais dans cette tempête qui déverse une neige barrant la vue à la conductrice, il faudra en ajouter autant. Et ce ne sera qu’un premier arrêt, elle devra faire demi-tour, rentrer au village pour s’aventurer par la suite dans le deuxième rang qu’elle redoute tout autant.

Abigaelle comprend mieux ce que peut vivre une famille séparée par quelques kilomètres des autres citoyens, isolée, loin des regards qu’on évite de diriger dans leur direction, cette indifférence parfois hostile, tous ces non-dits qui blessent autant par leur dureté, leur insistance que leur persistance. Elle jette un coup d’oeil à ces deux enfants, ses élèves depuis quelques mois seulement, Chelle installée entre la conductrice et Benjamin qui, lorsqu’un soubresaut secoue la mini-van, tend la main comme pour la rassurer, lui éviter si possible de partager sa propre crainte.

- Mon papa est parti pour la grande ville, ce matin. Crois-tu mademoiselle Abigaelle que les routes sont aussi mauvaises qu’ici ?
- Il n’aura aucun problème parce que celles qu’il empruntera seront nettoyées ce qui n’est pas le cas ici.
- Mon papa conduit bien sa camionnette, toi aussi tu conduis bien.
- Lorsqu’on est prudent, les risques diminuent. Mais j’avoue que la municipalité devrait faire un effort pour voir à ce que ce rang soit mieux entretenu.
- Tu verras, ça sera la même chose dans le rang qui mène chez nous.
- Soyez sans crainte, notre aventure se terminera bien. De toute manière on fait équipe, si quelque chose de malheureux nous arrivait, en équipe on s’en sortira.
- Moi je n’ai pas peur, dit Chelle. Avec toi il y a toujours du soleil au bout du chemin.
- Et pas mal de neige, aujourd’hui, acheva l’éducatrice un sourire éclatant dans la figure.

Depuis quelques minutes, la noirceur enveloppait la Westfalia dont les phares poussés au maximum tentaient de strier une neige de plus en plus furibonde. Il y avait comme une atmosphère difficile à décrire, mais dans la chaleur de l’habitacle régnait un profond sentiment de quiétude surtout depuis que la conductrice, à la surprise des deux enfants, avait placé dans son lecteur de cassettes, celle de Félix Leclerc. La superbe voix du chanteur dans un contexte aussi particulier permit à Chelle et Benjamin d’affronter ce qui restait de route comblés de bonheur. 

La Westfalia entra dans la cour de la famille ojibwée que Don déblayait du mieux qu’il pouvait, le vent remblayant derrière lui tout le travail déjà fait, ce qui s’avérait une tâche inutile.  Il s’arrête et se dirige vers la mini-van. Les trois occupants descendent joyeux comme larrons en foire.

- Je vois que le transport scolaire vous a remis entre les mains la responsabilité de ramener notre fille, dit Don. Si la compagnie de téléphone acceptait d’étirer la ligne du village jusqu’ici, l’école aurait pu appeler et je serais descendu la chercher.
- Vous êtes pas mal isolés, en effet, continua l’éducatrice qui refusa d’entrer prendre une tasse de thé prétextant l’autre trajet à faire.
- Si vous le souhaitez je peux reconduire Benjamin chez lui en traversant le petit bois en face. Il mène directement chez ses parents. La neige n’est certainement pas abondante, les arbres la bloquant. On y serait dans moins de vingt minutes.
- Merci Don, je vais remplir ma mission jusqu’au bout. D’ailleurs ça me donnera des arguments à présenter au conseil municipal afin qu’on bouge un peu sur l’entretien de votre rang et sans doute que c’est la même chose pour celui de Benjamin.
- Vous avez raison, mais je crois que c’est peine perdue. Lorsque des positions sont bien ancrées chez les gens, c’est difficile, peut-être même impossible de les modifier. C’est ce à quoi nous devons nous adapter, deux familles recluses  chacune au fond de son rang, au bord de la forêt. La seule chose qui me permet de ne plus entendre ce qui se dit, tout ce qui se dit en sourdine et devient diktat, c’est qu’un jour ma fille et la deuxième qui arrivera en avril prochain, mes deux filles auront cueilli dans le patrimoine ojibwé et dans celui qu’encore je nomme les «blancs» des fleurs pour en faire un bouquet.
- J’aime bien vos paroles, elles sont sages et pleines d’espérance. Je dois vous quitter pour reconduire Benjamin, ses parents s’inquiètent sans doute.
- À bientôt, et merci pour tout ce que vous offrez à ma fille que je trouve particulièrement nourrissant.

 

Et la Westfalia repartit. Dans la noirceur de cette fin d’après-midi que la neige ensevelissait de sa grande pèlerine, la mini-van, prudemment, reprenait la route vers le village pour s’engouffrer dans l’autre rang sans nom, sans numéro et sans asphalte… maintenant sans entretien.     

L’employé municipal, dans d'incessants allers-retours, s’était sans aucun doute donné pour mission de repousser la neige sur les côtés de la rue Principale afin que l’avenue du village ressemble à celle qu’on connaît en été. Monsieur le Maire avait reçu l’approbation du conseil municipal alors qu’il proposa de n’entretenir que cette artère, exigeant des concitoyens qu’ils nettoient devant leur résidence. Toujours dans un souci - presque maniaque - de ramener les dépenses municipales à la hauteur des revenus, il avait utilisé un slogan tiré de la sagesse asiatique : «Si chacun balaie son devant de perron, toute la rue sera propre.» On lui pardonnait bien des choses à ce maire que les langues indiscrètes répandaient la rumeur qu’il fût intéressé à se lancer en politique au niveau provincial. Mais on avance tant de choses dans un village comme celui des Saints-Innocents.

La Westfalia traversa le village, s’engouffra dans le rang sans nom, sans numéro, sans asphalte et sans entretien menant chez les parents de Benjamin. La route lui fut facilitée puisque des traces de pneus étaient déjà imprimées sur la neige qui paraissait arriver à bout de son souffle. Abigaelle se rappela que le père de Benjamin devait se rendre dans la grande ville et que ces ornières avaient sans aucun doute été l’oeuvre des pneus de sa camionnette.

- Mademoiselle Abigaelle, est-ce que je peux te dire quelque chose que tu vas garder juste pour toi.      Benjamin et Chelle sont les deux seuls élèves de sa classe qui se permettent d’utiliser le «tu» lorsqu’ils s’adressent à elle, alors que selon le règlement de l’école tout élève doit scrupuleusement respecter la règle du «vous». Madame Saint-Gelais est formelle sur ce point et ne cesse de le rappeler aux fautifs qui n’en tiennent absolument pas compte.
- Est-ce que tes parents sont au courant ?
- Oui.
- Alors je t’écoute Benjamin.
- Je sais lire
- Bravo jeune homme, c’est une excellente nouvelle que tu me partages. Tu peux être fier de toi, autant que tes parents le sont certainement.
- C’est Jésa qui m’a appris. Jésa c’est maman. Tu sais, je ne comprends pas tout tout ce que je lis, mais j’arrive quand même à tout déchiffrer. Je lis surtout de la poésie.
- Pure merveille, Benjamin. As-tu des poètes préférés ?
- Maman Jésa aime bien Rina Lasnier. Quand j’ai commencé à apprendre à lire c’est avec cette poète que je me suis habitué. Maman lisait avec sa bouche et son doigt. J’écoutais les mots qu’elle me pointait. Mais moi, c’est Alain Grandbois mon préféré, bien que maintenant je connais Émile Nelligan et aussi Saint-Denys-Garneau.
- Tout à fait génial. Il faudra que tu m’en lises quelques-uns, ceux que tu préfères.
- Avant de commencer l’école, je lisais des poèmes à la lune. Ma lune, ma perle fabuleuse avec qui je dormais tous les soirs dans le solarium que Daniel mon père a rajouté à l’arrière de la maison. C’est drôle, lorsque j’en ai parlé à Chelle, du solarium, elle a demandé d’en avoir un elle aussi. Mais son père a répondu qu’un teepee dans la cour ça suffisait. Il a quand même construit un abri près de la route pour qu’elle, tout comme moi, s’y installe pour attendre le bus.
- Vous êtes vraiment deux bons complices.

 

La Westfalia entra dans la cour, stationna derrière la camionnette de Daniel.



Si Nathan avait su (36)

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