SALMAN RUSHDIE
À la manière d’un Cervantès qui fit avec « Don Quichotte» la satire de la culture de son temps, Rushdie, en prodigieux conteur, entraîne le lecteur dans un «road trip» échevelé à travers un pays au bord de l’effondrement moral et spirituel.
*****
Voici quelques citations tirées de ce roman que je vous conseille particulièrement. Il permet, je crois, de nous éloigner de tout ce qu’habituellement on accole en citant le nom de Salman Rushdie.
. … la frontière entre l’art et la vie devenait floue et perméable de sorte que, par moments, il était incapable de distinguer où l’un s’achevait et où commençait l’autre, et, plus grave encore, se trouva obsédé par la conviction absurde que les inventions des créateurs pouvaient déborder les limites des œuvres elles-mêmes, qu’elles avaient le pouvoir de s’introduire dans le monde réal pour le transformer et même l’améliorer.
. … et la vie continua comme si tout était normal en dépit du craquement qu’émettent les choses que l’on sait et que pouvaient percevoir tous ceux qui fréquentaient l’un ou l’autre lieu, en dépit du bourdonnement des petits ventilateurs électriques accrochés au mur.
. Et, au sein des familles brisées, il y a des êtres brisés, par la défaite, la pauvreté, les mauvais traitements, les échecs, l’âge, la maladie, la souffrance et la haine, et qui s’efforcent pourtant, envers et contre tout, de se raccrocher à l’espoir et à l’amour, et il se pourrait bien que ces gens brisés - nous, le peuple brisé ! - soient les plus fidèles miroirs de notre époque, brillants éclats reflétant la vérité, quel que soit l’endroit où nous voyageons, échouons, vivons. Car nous autres, les immigrants, nous sommes devenus telles les spores emportées dans les airs et regardez, la brise nous entraîne où elle veut jusqu’à ce que nous nous installions sur un sol étranger où, très souvent, comme c’est le cas à présent en Angleterre avec sa violente nostalgie d’un âge d’or imaginaire où toutes les attitudes étaient anglo-saxonnes et où tous les Anglais avaient la peau blanche, on nous fait sentir que nous ne sommes pas les bienvenus, quelle que soit la beauté des fruits que portent les branches des vergers de fruitiers que nous sommes devenus.
. L’époque était à l’opinion instantanée s’érigeant en tribunal sommaire où une simple accusation valait verdict de culpabilité.
. Déjà, à l’époque, il avait envie de se lancer dans une quête. Il y a des gens qui ont besoin de donner par la force une forme au caractère informe de la vie. Pour eux, l’histoire d’une quête est toujours très attirante. Elle les empêche de souffrir les affres de la sensation, comment dit-on, d’incohérence.
. J’espère qu’il n’a pas l’intention de me purifier. Je suis plutôt d’avis de rester impur. Vous pouvez le comprendre ? Je ne suis pas un ange et n’ai aucune intention d’en devenir un. Savez-vous ce que je veux être ? Un humain. Le bien ne m’intéresse pas tellement.
. Celui qui recherche l’amour doit comprendre immédiatement dès le début de sa quête que la quantité d’amour disponible est bien trop petite pour satisfaire tous ceux qui sont à sa recherche.
. L’univers ne s’intéresse pas au bien et au mal. Il se moque bien de savoir qui vit ou qui meurt et qui se conduit bien ou qui se conduit mal. L’univers est une explosion. Il jaillit, il pousse, il grandit, il se fait de la place. C’est une conquête sans fin.
. La première vallée est celle de la quête elle-même, dit Quichotte. Le chevalier doit s’y défaire des dogmes de toutes sortes, y compris la croyance et l’incroyance. La vieillesse est elle-même une vallée de ce genre. Quand on est vieux, on prend ses distances avec l’idée dominante de son époque. Le présent avec ses disputes, ses idées controversées, se révèle fugace et irréel. Le passé s’est enfui depuis longtemps et l’avenir, on le voit bien, n’est pas l’endroit où l’on trouvera une prise ferme. Ëtre séparé du présent, du passé et de l’avenir, c’est entretenir l’éternel, permettre à l’éternel d’entrer en soi.
. Quiconque ne comprend pas cette nécessité de la dignité ne pourra jamais acquérir cette qualité dont il n’a pas été capable de sentir l’importance.
. Je dispose d’une clef, dit Quichotte. Le moment venu je devrai savoir quelle serrure elle ouvre.
. Le marginal, l’homme dont on ridiculise la déconnexion d’avec la réalité, le décalage radical et l’incontestable démence, se révèle, au moment de sa mort, être l’homme le plus précieux d’entre tous et celui dont il faut déplorer la perte le plus profondément.
. … si tu laisses le travail sortir de ta bouche, il ne sortira plus de tes doigts.
. C’était peut-être cela la condition humaine : vivre dans des fictions créées par des contre-vérités ou par la dissimulation des vérités réelles. Peut-être la vie humaine était-elle dans ce sens véritablement fictive, car ceux qui la vivaient ne savaient pas qu’elle était irréelle.
. Qu’est-ce qui disparaît lorsque tout disparaît : non seulement tout, mais le souvenir de tout. Non seulement personne n’en a plus aucun souvenir, ne peut plus se rappeler comment c’était lorsque tout existait encore, avant que ce tout ne devienne rien, mais il n’y a personne d’autre par ailleurs pour se rappeler et ainsi tout non seulement cesse d’exister mais devient une chose qui n’a jamais existé, c’est comme si tout ce qui existait n’existait pas, et de plus il n’y a plus personne pour raconter l’histoire, pas la grande histoire au complet de toutes choses, pas même la dernière histoire si triste qui raconte comment le tout est devenu le rien, parce qu’il n’y a plus de conteur, plus de main pour écrire, plus d’oeil pour lire, de sorte que le livre qui raconte comment tout est devenu rien ne peut pas être écrit, de même que nous ne pouvons écrire l’histoire de notre propre mort, c’est là notre tragédie, d’être des histoires dont on ne peut pas connaître la fin, pas même nous, puisque nous ne sommes plus là pour l’entendre.
*****
Ce roman est une pure merveille, un enchantement qui ne cesse de provoquer dans le cerveau d’étranges mouvements cherchant à nous confondre, s'amusant à démarquer le réel de l’irréel tout en les imbriquant. Le regard que Rushdie porte sur cette société, la nôtre, est aiguisé voire caustique, société qu’il définit d'ailleurs comme étant celle du Tout-Peut-Arriver…
Oubliez LES VERSETS SATANIQUES… QUICHOTTE nous mène beaucoup plus loin dans sa quête.
