On venait d’annoncer que les obsèques de Monsieur le curé de la paroisse des Saints-Innocents seraient présidées par l’évêque du diocèse et célébrées le samedi 20 décembre à 15 heures à l’église de la paroisse. L’article du journal NOTRE RÉGION ne précisait pas si, à cette occasion, on officialiserait la nomination du nouveau curé. Pas une ligne sur cette histoire d’ours blessé, de l’intervention de la faculté de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe et d’une supposée corrélation entre cette affaire et le décès du curé chanoine.
L’église, temporairement fermée, se retrouve maintenant sous l’étroite responsabilité de Monsieur le maire. L’unique employé municipal verra à ce qu’elle soit nettoyée régulièrement, qu’avec la venue des froids, de la neige, il s’organisera pour que le chauffage soit ajusté et le déblaiement des entrées soit assuré. On dut même interrompre les activités de deux ou trois groupes communautaires qui se réunissent mensuellement au sous-sol, dont la populaire soirée du «Bingo» qu’organisaient conjointement les Filles d’Isabelle et le Cercle des fermières. L’inquiétude principale, devenue le nouveau sujet de conversation du village après l’affaire de l’ours, un peu comme un sujet politique s’efface lorsqu’un nouveau s’installe, portait sur la célébration des Fêtes de Noël. La tradition veut qu’une collaboration entre Monsieur le curé, la directrice de l’école et l’un des échevins de la ville qui, on s’en souvient, est également marguillier, pivote autour d'eux qui verront à ce que cette période, alors que l’école sera fermée, l’église en plein brouhaha et la municipalité veillant à la décoration de la rue Principale, que cette période donc soit la plus festive possible. Dans le cercle des plus âgés un embarras devint rapidement un souci, qu’arrivera-t-il si malencontreusement survenait un décès ? Le cimetière ne posait pas problème puisqu’en hiver les cercueils sont entreposés dans un charnier à l’entrée du lieu, mais pour les funérailles, devra-t-on les célébrer dans une autre église du canton ? Pour dire que cette histoire ayant débuté par un ours blessé, le décès de prêtre, un cadavre d’animal sauvage récupéré sans toutefois que la flèche meurtrière soit retrouvée, pour un petit village tissé serré c’en était beaucoup.
*****
L’atmosphère sévissant chez la famille ojie-crie depuis que Don, régulièrement assis sur les marches de l’escalier, si entièrement défait que sa femme et sa fille ne l’ont jamais connu ainsi, sans parler de l’ancêtre qui, réfugiée dans sa chambre au rez-de-chaussée, n’en sortait que pour manger, y retournant tout de go. Peu de paroles s'échangeaient jusqu’au moment où Chelle ne pouvant plus supporter l’éloignement de son père, s’adressa à lui. Sa mère, peu éloignée des fameuses marches devenues comme un refuge à ciel ouvert, pouvait très bien suivre une conversation parfois décousue, souvent sibylline, continuellement coupée par des silences ténébreux.
- Chelle, tu ne dois pas écouter tout ce qui ce dit dans la cour de ton école, n'entends que ce qui est important pour toi.
- Écouter, entendre, c’est la même chose.
- Non ma fille, il y a une différence et à toi de la gérer.
- Laquelle ?
Chelle, malgré son jeune âge, était déjà adaptée à recevoir des informations souvent radicalement opposées, voire contradictoires. Celles de son père, celles de sa mère et de l’autre, l’ancêtre, toutes aussi distantes à tel point qu'elles se rejoignaient difficilement. Cela la troublait parfois. Comme elle n’apprécie pas sentir une boule à l’intérieur d’elle, à l’estomac principalement, dans le bus la menant à l’école et la ramenant, assise tout à côté de la fenêtre donnant sur les rangs sans nom, sans numéro, sans asphalte, près d’elle son unique et combien essentiel ami Benjamin, lui parler de ce qui se passait dans sa maison, devint une soupape. Bien sûr Benjamin ne pouvait lui apporter de solutions, des conseils non plus, mais son écoute très attentive se révéla pour la fillette des occasions de mieux se sentir, de libérer ce qui commençait à l'angoisser. Les mots d’enfant ont la faculté de se rendre directement au vif du sujet, parfois de manière incorrecte ou évasive, mais une fois énoncés, puis reçus par une personne de confiance, deviennent libérateurs. C’est ce qu’elle vivait avec Benjamin, souhaitant ardemment que ça débloque avec son père.
- Écouter, c’est recevoir des sons qui se manifestent autour de soi sans qu'on y fasse trop attention. Comme il y en a plusieurs en même temps, on en manque certainement quelques-uns.
- Ça se fait tout seul, écouter.
- Oui, c’est ça. Mais entendre, c’est choisir ce qu’on veut écouter.
- C’est drôle ce que tu dis, mademoiselle Abigaelle…
- … celle qui est venue à la maison chercher son permis de chasse, ton éducatrice ?
- Oui, mademoisele Abigaelle, elle dit tout comme toi. Parfois, lorsqu’elle veut se faire entendre elle attire notre attention avec une main levée. Ça veut dire «Silence!» là je sais qu’on doit arrêter d’écouter tous les sons pour entendre ce qu’elle veut nous dire.
- Elle est bien cette éducatrice. J’aime beaucoup comment elle vous présente les choses. Je me rappelle quand tu es revenue de l’école en chantant…
- … oui, une chanson de Félix Leclerc...
- … exactement. J’aimerais bien l’entendre.
- Benjamin m’a dit que son papa achètera un disque de Félix Leclerc la prochaine fois qu’il ira dans la grande ville.
Délicatement, à pas de coyote, entre le père et sa fille s’installait un moment pouvant ressembler à ce que chez les autochtones on appelle «pow wow», mais dans ce cas-ci, on pourrait plutôt dire un mini-pow wow. L’esprit de rencontre y est présent.
- Papa Don ?
- Oui ma fille, qui a-t-il ?
- Depuis quelques jours tu n'es plus comme mon papa que je connais. Est-ce que j’ai fait des choses qui ne t’ont pas plu ?
- Non Chelle, tout ce que tu fais depuis ta naissance est correct, même si je sens parfois que certaines choses obscurcissent tes yeux. Je reconnais ces moments. Tu plisses les yeux, t’éloignes avec Ojibwée et ne parles presque plus.
- C’est que je suis triste de te voir comme ça.
- Tu sais, l’histoire de l’ours m’a blessé autant que l’animal l’a été.
- Tu ne vas pas mourir comme lui ?
- Non, mais on peut mourir de différentes manières.
- Pas mourir et rester en vie en même temps ?
- Ma fille, peut-être que tu ne comprendras pas ce que je vais te dire, mais oui c’est possible de mourir et rester en vie.
Les marches de cet escalier auront reçu des trames de vie, plusieurs, depuis l’arrivée de cette famille ojie-crie dans la municipalité des Saints-Innocents.
- Tu sais autant que moi qu’un oji-cri comme tous les êtres humains de la terre possède un corps et une âme. D’ailleurs, c’est l’âme de ton ancêtre que l’on garde avec nous alors que son corps est à se mêler avec la terre dans notre petit bois, au pied du bouleau blanc. Il est mort de corps mais vivant d’âme.
- Est-ce que tu vas enterrer grand-mère ancêtre à la même place que lui ?
- Probablement, à moins qu’elle souhaite retourner dans son lieu natal, en Ontario.
- Elle ne parle jamais de ces choses-là.
- En effet, mais elle n’en pense pas moins.
L’échange entre les deux prenait un chemin qui ne semblait pas permettre à Chelle de mieux saisir la détresse silencieuse de son père, jusqu’au moment où il ajouta :
- On peut mourir d’une flèche...