mardi 6 octobre 2020

Humeur vietnamienne

 



    J’avoue candidement que ce billet devait s’avérer être le dernier relativement à la covid-19, mais la situation autant au Québec, au Canada, au Vietnam et un peu partout dans le monde change à ce point qu’il m’est impossible de prévoir qu’il en sera ainsi.

Le thème que je souhaite aborder est celui du cygne noir ou plus exactement, la puissance de l’imprévisible.

 Cette image a été utilisée par Nassim Nicholas Taleb pour expliquer sa théorie :

1. Le rôle disproportionné d’événements majeurs rares et extrêmement durs à prédire, qui sont hors des attentes normales en histoire, science, finance ou technologie.

2. L'impossibilité de calculer la probabilité de ces événements rares à l'aide de méthodes scientifiques (due à la nature même des très faibles probabilités).

3. Les biais cognitifs qui rendent les gens aveugles, individuellement et collectivement, à l'incertitude et au rôle massif des événements rares dans l’histoire.

Selon le théoricien, voici les critères qu’il identifie afin de circonscrire sa théorie :

1. l'événement est une surprise (pour l'observateur) ;

2. l'événement a des conséquences majeures ;

3. après le premier exemple de cet événement, il est rationalisé a posteriori, comme s'il avait pu être attendu. Cette rationalisation rétrospective vient du fait que les informations qui auraient permis de prévoir l'événement étaient déjà présentes, mais pas prises en compte par les programmes d'atténuation du risque. La même chose est vraie pour la perception des individus.

 

Un cygne noir est l'illustration d'un biais cognitif ( un mécanisme de la pensée à l’origine d’une altération du jugement. À cause des biais cognitifs, la prise de décision de l’individu sera faussée ; un schéma de la pensée trompeur et faussement logique. Cette forme de la pensée permet à l’individu de porter un jugement ou de prendre une décision rapidement. Le biais cognitif influence nos choix, en particulier lorsqu’il faut gérer une quantité d’informations importantes ou que le temps est limité. Il se produit ainsi une forme de dysfonctionnement dans le raisonnement. Pour passer à l’action ou donner un sens à l’information, le cerveau va utiliser des croyances subjectives et inconscientes. Le risque de décision erronée devient important. Ce mécanisme est systématique. Autrement dit, pour un individu donné, telle situation entraînera tel biais cognitif. Toutefois, en être conscient permet à l’être humain d’exercer son libre arbitre. )

 Si l'on ne croise et n'observe que des cygnes blancs, on aura vite fait de déduire par erreur que tous les cygnes sont blancs. C'est ce qu'ont longtemps cru les Européens avant de faire la découverte de l'existence des cygnes noirs en Australie. En réalité, seule l'observation de tous les cygnes existants pourrait nous donner la confirmation que ceux-ci sont bien toujours blancs. Cependant, prendre le temps et les moyens d'observer tous les cygnes de la Terre avant de confirmer qu'ils sont tous blancs n'est pas envisageable. Il paraît préférable de faire la supposition hâtive qu'ils sont blancs, dans l'attente de voir la théorie infirmée par l'observation d'un cygne d'une autre couleur. Ainsi construisons-nous des raisonnements à partir d'informations incomplètes, ce qui nous conduit à aboutir à des conclusions erronées.

 Cette expression proviendrait de David Hume. Il est difficile de conclure à partir de faits observables seulement, il suffirait d'une seule observation contraire pour tout infirmer : « […] Hume se demande combien de cygnes blancs il faut observer avant d'en inférer que tous les cygnes sont blancs et qu'il n'existe aucun cygne noir. Des centaines, des milliers ? Nous l'ignorons. »

Paradoxalement, plus nous accumulons d'informations sujettes à ce biais, plus nous sommes susceptibles de voir ces informations infirmées par l'apparition d'un « cygne noir » totalement imprévisible. Dès lors, toute prévision du futur et projection de probabilités apparaissent comme une supercherie, et ne font que renforcer l'impact de ces « cygnes noirs ».

Dans Le Cygne noir, Taleb illustre son propos par l'exemple tiré des travaux de Bertrand Russell d'une dinde (dite inductiviste) que l'on nourrit chaque jour de son existence dans le but de la manger à Noël. De son point de vue, la dinde se fait une idée de la vie qui se résume à « on va me nourrir tous les jours jusqu'à ma mort naturelle et cela ne changera jamais. » Chaque jour qui passe semble confirmer cette prévision mais la rapproche paradoxalement du « cygne noir » de son exécution la veille de la fête.

Les croyances qu’on a sur le monde peuvent nous enfermer dans une attitude nocive. Une fois que l’on a une idée sur comment le monde fonctionne, on a tendance à s’y accrocher. Pourtant, être dogmatique sur nos croyances, peut entraîner d’énormes surprises. On est parfois étonné par des événements non pas parce qu’ils sont aléatoires, mais plutôt en raison de l’étroitesse de notre perspective. 

L’Ancien Testament, note Taled, était convaincu que tous les cygnes étaient blancs, jusqu’à la découverte de l'Australie et des cygnes noirs, ce qui met en évidence la fragilité des savoirs et des connaissances scientifiques. 

Selon lui, un cygne noir fait référence à tous les événements que l’on croyait impossibles et qui redéfinissent notre compréhension du monde. Le cygne noir, un événement supposé impossible, présente donc trois (3) caractéristiques intéressantes : A) Il s’agit d’une aberration, d’une anomalie ; B) Son impact est extrêmement fort ; C) Sa prévisibilité est rétrospective et non perspective. 

Taled achève en disant “que le cygne noir, d’apparence aléatoire, a souvent de profondes répercussions dans nos vies, mais aussi dans l’économie et la société.”

Je continue avec Taled qui avance l’idée que le cygne noir n’a pas le même effet sur chacun d’entre nous, certains sont touchés, d’autres à peine. La puissance de son effet est déterminée par l’accès de chacun à l’information pertinente. Plus vous en avez, moins vous serez susceptible d’être frappé par le cygne noir ; plus vous êtes ignorant, plus vous êtes exposé aux risques.”

À titre d’exemples, l’auteur dit qu’une rencontre individu/individu peut tout changer et qu’à titre collectif, il suffit d’avoir raison une seule fois alors qu’au niveau social, un cygne noir, lorsqu’il se produit, peut transformer la façon dont le monde fonctionne, affectant sensiblement de nombreux secteurs de la société comme la philosophie, la théologie et la physique. Afin d’illustrer cela, il cite Copernic qui avança l’idée que la Terre n’était pas le centre de l’Univers. Nous savons que les conséquences de cette affirmation furent immenses ; sa découverte a contesté à la fois l’autorité des catholiques au pouvoir, mais l’histoire de la Bible elle-même.

Nous avons tendance à croire que le passé est une bonne indication de l’avenir, ce qui est souvent une erreur. Il nous laisse sujet aux bévues, car il y a trop de facteurs inconnus qui pourraient aller à l’encontre de nos récits.

Il s’amuse, ce cher théoricien de la statistique et praticien en mathématiques financière, à raconter l’histoire de la dinde. - Je note au passage, moi qui adore faire des rapprochements avec les mots, que Taleb est à une consomme près de “taled” qui est un voile utilisé par les Juifs lorsqu’ils prient à la maison. Facile de se rappeler “Le voile dérobé” une légende germanique qui a inspiré le livret du Lac des cygnes - (je ferme la parenthèse).

En deux mots, cette histoire de dinde se résume ainsi. Imaginez que vous êtes une dinde vivant dans une ferme. Pendant 1 000 jours, un fermier vous a nourri, laissé errer librement et fourni un endroit  vivre. En utilisant le passé comme guide, il n’y a aucune raison de penser que demain devrait être différent. Hélas, demain, c’est Thanksgiving. Vous êtes décapité, rempli d’épices, jeté dans un four et dévoré par votre bienfaiteur. Appliquée au business, cette histoire permet de distinguer deux (2) types d’activité.

1. - Côté dindon : les pertes peuvent effacer d’un coup les années de profit (banques et certaines classes d’assurance).

2. - Côté fermier : les pertes restent marginales pour les profits espérés (investisseurs immobiliers, technologie).

Ceci nous mène à un autre concept aussi intéressant que parlant, soit celui du biais de confirmation.

Une erreur similaire est le biais de confirmation : nous cherchons souvent des preuves que nous avons déjà formées, même dans la mesure où nous ignorons tout élément de preuve qui les contredit.

Lorsqu’on tombe sur des informations qui vont à l’encontre de ce que l’on croit, il y a peu de chances que nous nous décidions à les accepter et encore moins de les étudier davantage. Ce genre de comportement fait partie de notre nature humaine. La personne qu’on déteste contredire le plus est soi-même. 

L’auteur, bien qu’il soit d’origine libanaise, exerce sa profession en anglais, de sorte que la plupart de ses termes sont des anglicismes ou bien non traduisibles. Lorsqu’il aborde les prochains concepts, il utilise “scalable” qui provient du mot anglais “scale”. On se doit de référer au terme “scalabilité” tiré de “scale” et que l’on approche en français en l’associant au mot “échelle”.

Nous avons développé beaucoup de méthodes et de modèles pour catégoriser l’information et lui donner un sens au monde. Mais nous ne sommes pas très bons pour distinguer les différents types d’informations plus décisives entre l’information scalable et non-scalable.

Pour illustrer cela, Taleb définit deux mondes : le Mediocristan et l’Extremistan.

Le Mediocristan : le monde régi par les moyennes

 Dans ce monde, chaque événement ne représente pas grand chose individuellement.

1. - Les informations et les événements sont non-scalables ont une limite statistique supérieure et inférieure : le poids du corps, la taille, la consommation de calories, etc.

2. - Ils sont soumis à la gravité : des freins et des quantités physiques limitées.

Prenons un échantillon aléatoire de 100 personnes, si l’homme le plus grand du monde était inclus, la taille moyenne du groupe sera à peine perceptible.

Les personnes vivant dans le Mediocristan sont celles qui privilégient la sécurité des revenus en choisissant des activités réglées par des moyennes (travailleurs salariés). Leur production/prestation/rémunération est limitée par la nécessité de leur présence pour la réaliser et le temps. Ils vivent dans le hasard modéré —très peu sensible au cygne noir. Ils laissent de côté les aberrations (rêves, désirs, projets risqués) et vivent dans l’ordinaire qui constitue une norme (CDD, CDI). 

L’Extremistan : le monde régi par les extrêmes

Dans ce deuxième monde, celui de l’Extremistan, c’est tout le contraire. Un seul élément peut avoir un effet disproportionné sur le tout.

1. - Les informations et événements sont scalables comme les choses non-physiques ou abstraites : la distribution de richesse, le prix des marchandises, les ventes de livres par auteur, etc.

2. - Ils ne sont pas soumis à la gravité.

Reprenons un échantillon de 100 personnes, si Bill Gates est inclus, la valeur moyenne des fortunes rassemblées explose - soit plus de 750 millions de dollars par personne.

Les personnes vivant dans l’Extremistan n’ont aucune garantie quotidienne dans leurs activités extrêmes (entrepreneurs, artistes, joueurs). Leurs activités ont des effets de leviers : sujettes à d’extrêmes variations. Très peu gagnent beaucoup d’argent et beaucoup presque rien. Ils sont très sensibles au hasard sauvage — celui du cygne noir. Ils peuvent perdre beaucoup de temps, d’énergie, d’argent, mais si ça marche, leurs gains sont extrêmement forts et peuvent changer leur vie.


J’achève ici les explications de Taled en mentionnant quelques énoncés qu’il juge utiles pour bien saisir le concept général du cygne noir.

* Nous sommes trop confiants sur ce que nous croyons savoir.

* Comme le joueur de poker, sachez ce que « vous ne savez pas ».

* Ce que nous ignorons est bien plus grand que ce que nous connaissons. Si vous déterminez ce que vous savez et ce que vous ne savez pas, alors vous seriez en mesure de réduire considérablement votre risque.

* C’est ce que comprennent très bien les bons joueurs de poker. Ils connaissent les règles du jeu et les probabilités que leurs adversaires aient de meilleures cartes. Ils sont aussi conscients qu’il y a certaines informations pertinentes qu’ils ne savent pas - comme la stratégie de leur adversaire et combien leur adversaire peut supporter de perdre.

* Avoir une bonne représentation de nos limites peut nous aider à faire de meilleurs choixPeut-être que la meilleure défense contre tous ces pièges cognitifs est une bonne compréhension des outils que nous utilisons pour faire des prédictions et leurs limites ; tout en sachant que nos propres limitations ne nous aideront pas à éviter toutes les gaffes que nous ne ferons jamais.

* Méfiez-vous du « parce que » et des expertsIl est dans notre nature de chercher à être linéaire, de rechercher les relations de causalité entre les événements afin de donner un sens à ce monde complexe. C’est en ce sens que Taleb se méfie beaucoup des experts parce qu’ils imposent une simplification du monde à force de catégoriser, moyenner et limiter la réalité à quelques schémas. Il est préférable d’envisager un certain nombre de possibilités plutôt que d’être attaché à une seule vision des choses.

* Vous ne pouvez pas triompher sur le hasard - ce que vous ne savez pas - parce qu’il y aura toujours des variables qui vous échapperont. Et cela est une certitude.

“ L’avenir est un pur hasard, on perd son temps à le prédire.               Nassim Nicholas Taleb


Je termine ce billet sur cette question à laquelle je vous invite à réfléchir : la covid-19 répond-t-elle à ces propos sur le cygne noir ?

À une prochaine


Références

. La théorie des biais cognitifs a été développée au début des années 70 par les psychologues Amos Tversky et Daniel Kahneman. Ces derniers cherchaient à justifier la prise de décision irrationnelle dans le domaine économique. 

. Le statisticien Nassim Nicholas Taleb

. Mathieu Jublin, ‘ Alternatives économiques”  28/03/2020

. David Hume, ‘Traité de la nature humaine’

. Bertrand Russel, ‘Philosophie du langage’

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