La musique, une flûte japonaise enveloppée d’irréguliers coups de tambour, provenait d’un délicat haut-parleur installé au-dessus de la porte moustiquaire.
Elle fuyait vers la berge de cette rivière Croche qui ressemble à un lac, laissant des rhizomes d'écho la transporter au loin.
Quelques instants après Monsieur Granger la rejoignit.
- Vous aimez la musique japonaise ?
- J'avoue ne pas y être habituée.
Le président de la commission scolaire laissa les notes s’imprégner entre eux, modifiant subito l’atmosphère que leur conversation avait installée ? Poussait-il Abigaelle vers une autre ambiance avant que ne s’achève cette rencontre pour le moins surprenante, qui, aux yeux de l'enseignante, n'avait pas approfondi, à tout le moins apporté un éclairage précis aux sujets abordés depuis son arrivée ?
- Vous avez voyagé au Japon, Monsieur Granger ?
- Un rêve qui n’a pu se réaliser… jusqu’à maintenant du moins.
- Je ne veux pas être indiscrète, mais qu’est-ce qui vous en empêche ?
- Absolument rien, vous avez raison. Toute ma vie aura été consacrée à la commission scolaire, celle de l’époque quand les écoles relevaient du Département de l’Instruction publique, jusqu’à maintenant. J’agissais comme inspecteur d’école sur un immense territoire. La tâche s’avérait compliquée au début alors que j’avais à traiter avec les communautés religieuses. Elles régentaient les écoles et les hôpitaux, mais surtout elles n’aimaient pas qu’on scrute leurs livres, si vous voyez ce que je veux dire.
- J’en déduis que leur pouvoir était énorme.
- Si vous pensez que Mademoiselle Saint-Gelais a une attitude de caporale, eh bien consolez-vous, ce n’est rien si on compare à ce qui prévalait il y a encore moins de vingt ans.
La musique se fondait en de longs et harmonieux élans semblables à des vagues. Parfois la flûte appelait le tambour au silence laissant entrer un piano éloigné du centre musical. Tout favorisait la méditation.
- Sans raconter ma vie, Abigaelle, permettez-moi de vous lancer quelques tournants qui l’ont marquée. Je suis né aux États-Unis, dans le Massasuchets, à Lowell. J’ai 7 ans lorsque Jack Kerouac naît en 1922. Je ne l’ai jamais connu puisque mes parents ont déménagé au Canada comme plusieurs canadiens-français déçus de ne pas avoir trouvé les bienfaits de « l’American way of life ». Nous sommes arrivés ici, dans ce village des Saints-Innocents, bénéficiaires du programme provincial octroyant une terre à ceux qui voulaient s’y établir pour la défricher. Mon père a toujours été obnubilé, je dirais même obsédé par le sol. Aux États-Unis, il vivait dans une petite maison sise sur un terrain aussi étroit. Je l’entends encore répéter « le sol, c’est l’indépendance. » Rapidement il acheta de nombreux terrains autour du village, principalement ceux sans valeur aux yeux de leurs propriétaires. J’ai hérité de cette passion. Mais c’est une autre question. L’âge scolaire venu, il me fallait marcher quelques kilomètres, mais j’adorais l’école au point que je lui aurai consacré ma vie. Inspecteur régional puis, jusqu’à la retraite, créateur d’écoles. Celle des Saints-Innocents m’aura donné le plus de satisfaction, autant en raison de son architecture que de sa modernité. Il aura fallu des années avant que l’on reconnaisse ses qualités. Aujourd’hui encore, elle demeure un modèle à suivre dans la construction des écoles primaires.
- Vous pouvez en être fier, Monsieur Granger.
- Je n'ai pas participé à l'élaboration des plans devant mener à la construction des « polyvalentes » ; un nid de crabes qui n'est pas, me semble-t-il, entièrement vidé. Je déteste les conflits. Entre autres celui opposant l’ancienne directrice de l’école et Mademoiselle Germaine ; il aura puisé creux dans mes réserves d’énergie. Lorsque le ministre de l’Éducation que je connaissais depuis un certain temps me traçait les grands objectifs du système qu'il entrevoyait pour la province de Québec dans son entier, il ne cessait de dire que ce n’est pas le béton qui compte mais ceux et celles qui animeront les classes. Je n’en voyais pas beaucoup dans ma commission scolaire. Je lui en ai glissé un mot. Vous entendrez dans le village, si ce n’est déjà fait, que je suis friand de mes contacts en haut lieu. C’est exact. Ils servent à faire avancer les choses. Je suis de ceux qui veulent de l’élan, qui agissent pour le progrès et la modernité. Le ministre m’a alors parlé d’une jeune femme, australienne, fille d’un célèbre gynécologue associé au Dr Morgentaler, doctorante à l’université Laval de Québec.
- Je ne peux oublier l’entrevue que nous avons eue ensemble. Vous seul avez pris la parole. Les autres membres du comité vous écoutaient, vous regardaient avec une profonde admiration.
- Il y a dans toute situation un… « mais ».
- Pouvez-vous être plus précis ?
- Je vous offre un thé ? Pour accompagner cette musique, rien de mieux qu’un thé vert. Et Monsieur Granger entra dans le chalet, laissant vaciller l'énigme contenue dans ce dernier mot.
Sans être un vieil homme, le président de la commission scolaire présentait aux yeux de Abigaelle comme deux visages, deux personnalités. L'administrateur qui se serait forgé par lui-même, aurait créé ses propres outils pour remplir efficacement ses fonctions, se consacrant entièrement à une tâche qui apparaissait plus importante que lui. Au-delà de cet être fondamentalement ancré dans sa passion, il savait se retirer sans jamais être loin, s'isoler, ici, dans cet espace partiellement sauvage pour s’y ressourcer. L’enseignante ne pouvait savoir s’il y recevait bien des gens. Avait-il des amis ou encore des parents ? Elle n'entrera pas sur ce terrain, mais constatait tout de même la présence de deux chaises autour de la table qu’habillait une nappe en dentelle.
- Oui, un « mais » en toute chose, comme je le disais. Parfois cela revêt un secret, une volonté de taire ce qu’on sait, qu'il n’est pas pertinent d'en dévoiler le contenu ou imprudent de le faire. Vous verrez, avec le temps, que ce village qu’on vous a presque imposé, si je peux me permettre cette affirmation, révélera des histoires essoufflantes, de juteux conflits familiaux et des intérêts personnels écorchant parfois la légalité. Nous sommes si peu enclin à répandre le bonheur, trop occupés à manoeuvrer nos malheurs... Ma famille, j’ai oublié de vous préciser qu’elle est maintenant réduite à mon humble personne. Mes parents sont décédés depuis longtemps et j’ai perdu mon épouse alors qu’elle donnait naissance à notre fille qui n’aura pas survécu à un accouchement digne du moyen-âge.
- Vous m’en voyez profondément désolée.
- Abigaelle, si vous me le permettez, ne prenez pas l’habitude de manifester votre émotion devant un événement auquel vous n’avez pas participé, auquel vous ne pouvez rien faire d'autre que de le recevoir à titre d'information, à la limite, un fait divers.
- Je retiens.
- Le ministre de l’Éducation m’a informé dans le détail sur vos activités lors de la Crise d’octobre ‘70. Sachez que cela n’a aucunement modifié ma décision. Votre palmarès scolaire m’impressionnait davantage que le fait d’avoir servi de courrier entre deux cellules terroristes.
Abigaelle recula sur sa chaise. Elle retenait, autant qu’il lui était possible de le faire, la surprise que les mots de Monsieur Granger venaient de lui servir sans manifester de jugement.
Devait-elle ouvrir sur le sujet ou s’en tenir à la position qu’elle avait adoptée auprès de Herman Delage, à savoir que tout cela maintenant fait partie de son passé, que la justice a tranché ? Le silence lui parût être la meilleure avenue à emprunter.
- Comment va votre père ?
- Comment va votre père ?
Le président de la commission scolaire posait cette question avec l’allure stoïque d’un samouraï japonais.


