dimanche 23 novembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 22 -




- Je crois que tu n’as plus à te cacher maintenant.
- Que veux-tu dire Herman ?
 
La famille Delage n’a effectivement pas prévu organiser un buffet ouvert à tous après l’enterrement, ayant plutôt choisi de demeurer au cimetière pour y recevoir les condoléances de ceux et celles qui n’avaient pu encore le faire. Après l’ultime bénédiction de Monsieur le nouveau curé, son départ précipité, la courte parade des gens laissant tomber une poignée de terre sur le cercueil - les commères du village le décrivirent comme étant de la pire qualité - des employés du supermarché s’approchèrent de Herman l’avisant que leurs invités triés sur le volet commençaient à se diriger vers l’appartement au-dessus du Steinberg, fermé pour l’occasion.
 
Abigaelle fut rejointe par Benjamin et Chelle lui annonçant qu’on leur avait demandé de se rendre avec leurs parents à l’appartement de la famille Delage et qu’elle aussi devait y être. Le sourire complice de l’enseignante rejoignit celui de Jésabelle qui, un mois après la naissance de son second fils, paraissait tendue, à tout le moins fatiguée. Elle tenait la main d'une Aazhanie plus sûre d’elle, nerveuse tout de même à l’idée de vivre un premier bain social depuis son arrivée au village des Saints-Innocents. 

Daniel et Don marchaient côte à côte, une certaine gêne teintant leur allure. Tous les deux ont des contacts plus ou moins réguliers avec Herman, mais pas au point, croient-ils, de se retrouver parmi la liste des privilégiés admis au goûter d’après la manifestation religieuse.
 
À l’intérieur de l’immense appartement, fort bien encadrée par les employés du Steinberg, Madame Delage s'occupe de l'accueil. Avec l’amabilité qui la caractérise, elle présente à chacun des conviés les caissières, le boucher, le livreur, les trois jeunes filles qui se partagent les quarts de travail, tous membres de «notre grande famille» ajoute-t-elle. Herman assigne à tout à chacun un siège dans le grand salon où sont installées des tables placées en cercle. Une douce musique, Mendelsshon, ravive subitement le teint pâle de Jésabelle.
 
Abigaelle se voit assigner la chaise tout à côté de celle de Herman. Alors que le service se met en branle, que les tintements des couverts laissent planer des étincelles sonores qui éclipsent temporairement la musique de Mendelsshon, les conversations s’engagent à gauche et à droite.
 
- Je veux parler de ton départ précipité de l'université lors des événements d’octobre ‘70. Tu sais très bien ce à quoi je fais allusion.
- Le silence…
- … Abigaelle, le silence a été rompu depuis un bon moment, alors ne me sers pas cet argument qui ressemble plus à une excuse qu’autre chose.

L’enseignante fixe le grand étudiant d’un regard tranquille mais énergique. Tant et tant de souvenirs traversent son esprit, des questions, aussi, encore accrochées avec la ténacité de ce qui n’est pas complètement nettoyé dans le cerveau. Pour quelle raison Herman revient-il sur le sujet qu’elle avait pourtant écarté lors de leur premier entretien ? S’ouvrir à lui comporte-t-il des risques ? Que sait-il exactement de cette période houleuse de sa vie ? A-t-il en sa possession de nouvelles informations risquant de lui nuire ?
 
- Tu comprendras, Herman, que je ne souhaite pas rouvrir un livre contenant des chapitres que je préfère oublier.
- Chapitres personnels, ça je le saisis parfaitement bien, mais tu ne peux plus faire comme si cette période n’a jamais existé.
- Laisse-moi un peu de temps.
 
Le grand étudiant recula sa chaise maintenue sur deux pattes comme celle d'un écolier qui se bascule avant de poser une question qui l'intrigue ou cherche la position idéale pour tomber dans la lune. Il reprit la parole:
- Avec ma mère, je réfléchis à la suite des choses, principalement en ce qui a trait à la continuité du supermarché. Les autorités de la chaîne Steinberg nous ont fait parvenir leurs sympathies sans déléguer quelqu'un pour les représenter lors des funérailles. Je sais que Monsieur Samuel n’est pas en parfaite santé, mais on aurait pu faire un effort pour manifester une certaine reconnaissance devant l’implication de mon père pour leur compagnie.
- Des projets ?
- Je te confie l'information qui n’est pas encore une décision arrêtée. En 1972, une nouvelle chaîne de supermarchés a vu le jour. Elle nous intéresse particulièrement, ma mère et moi. Il s’agit des Marchés d’Aliments Métro Ltée. Nous avons des contacts avec eux que je considère cordiaux. L’an passé Métro a fusionné avec Richelieu, que du capital canadien-français, je devrais plutôt dire québécois parce que la majorité des actionnaires sont de la province de Québec.
- Je reconnais là tes principes nationalistes. Comment ta mère vit-elle cela ?
- Elle se fie à moi… qui aura des choix déchirants à faire.
- Universitaires ?
- Je viens d’achever mon baccalauréat, alors la question se pose... certainement la même à laquelle tu as dû répondre lorsque le temps est venu de t’engager au doctorat... je continue ou pas.
- Je te comprends.
 
Les convives furent invités à respecter une minute de silence lorsque Herman et sa mère, debout, un verre de vin à la main, le leur demandèrent. Puis, lentement, les gens quittèrent l’immense appartement après avoir remercié les Delage pour leur hospitalité.
 
Daniel et Don s’arrêtèrent un instant à la hauteur de Abigaelle qui câlinait ses deux élèves.
 
- Que dirais-tu de te joindre à nous demain, on prévoit un petit déjeuner la famille de Don et la nôtre. Tu connais déjà le chemin.
- Avec un immense plaisir.
- Ça sera une rencontre autour de nos quatre enfants. Tu n’as pas eu le temps de connaître Nathanaël et Gabrielle avec tout ce brouhaha des cérémonies, mais demain nous prendrons notre temps.
 
Les dernières notes de Mendelsshon emplirent l’immense appartement devenu vide.
 
 
*****
 
 
- Tu sais que le décès de Monsieur Delage pourrait fort bien amener le coroner à faire enquête sur les causes de sa mort, dit Mademoiselle Saint-Gelais à son frère parfaitement déconnecté de la situation qui régnait dans le village des Saints-Innocents.
 
Le fauteuil roulant de la directrice de l’école primaire avait exigé un réaménagement de la maison. Les parents Saint-Gelais, occupant depuis toujours la chambre au rez-de-chaussée durent alors grimper à l’étage ; Benoît installa ses pénates dans la seconde chambre, plus petite, celle donnant sur le salon. 

Cette maison exhale l’austérité. Rien n'est accroché aux murs, aucune photo, aucun cadre. Un crucifix au-dessus la porte d’entrée, crucifix noir distribué dans les paroisses de la province de Québec à l'occasion de la campagne promouvant la tempérance menée surtout par l’abbé Chiniquy avant qu’il renie la religion catholique pour devenir protestant.
 
- Puis après ?
- On m’a dit que le médecin n’a pas établi de lien entre l’agression et son décès, mais pour un coroner qui recherche plus en profondeur, plus en détails, cela pourrait mener à des mises en accusation.
- C’est arrivé il y a plus de deux ans.
- Je sais, je sais.
 
Benoît, haussant les épaules, ignorant les propos de sa grande sœur, sortit de la maison.
 
- Il va finir par nous causer des problèmes de plus en plus graves, déclara le père Saint-Gelais. Mais là faut parler à Champigny, il est revenu du Sud.

                                                        

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 22 -

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