jeudi 20 novembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 21 -




    La mort du père de Herman Delage conjugué au retour de Monsieur Champigny marquèrent de façon différente ce mois de mai, bousculant le village des Saints-Innocents. Le médecin qui suivait régulièrement le propriétaire du Steinberg ne put associer son décès à l’accumulation d’effets secondaires résultant des nombreuses commotions cérébrales dont il fut victime lors de la sauvage agression qui, deux ans auparavant, l’avait fortement ralenti dans ses activités. 

Comme il se doit, les babillages tournaient autour de la présence aux funérailles ou pas de son agresseur trop facilement exonéré, selon ce qu’on entendait, n’ayant eu pour conséquence qu’un court séjour dans un centre pour adolescents présentant des troubles du comportement sans avoir été juridiquement déclaré délinquant.

La cérémonie funéraire a lieu ce samedi 15 mai, présidée par le nouveau curé de la paroisse, un jeune abbé que la nature n’a pas gâté physiquement. De petite taille, obèse, bègue fonctionnel, Monsieur le curé Langevin a énormément de difficultés à s’intégrer aux paroissiens qui lui reprochent d’être originaire de la grande ville. Ses sermons, en plus d’être interminables en raison de son défaut d’élocution, leur semblent incompréhensibles en raison du choix d'obscurs exemples dont ils sont farcis. Aucun marguillier n’a accepté jusqu’à maintenant la fastidieuse tâche de lui  en faire la remarque.

La tristesse règne dans l’église ensevelie sous un silence glaçant les lieux. La famille a choisi de ne pas avoir recours à la chorale paroissiale, lui préférant le glas des cloches qui débuta une heure avant la cérémonie pour s’arrêter une heure après l’enterrement, le dernier gong mettant fin aux obsèques. Herman avait convaincu le nouveau curé de lui laisser la parole évitant ainsi qu’il ne s’enfarge dans des lieux communs n’ayant aucun rapport avec la vie de son père. 

Devant un auditoire soigneux remplissant l’église, le fils rendra hommage à son père. Il sera concis.

« Père, voici terminées les souffrances qui vous ont accompagné, nuit et jour, depuis de trop longs mois. Vous nous quittez. Nous vous regrettons déjà. Nous, votre famille, ainsi que tous ceux et toutes celles qui vous ont croisé durant ces quarante années, ensemble et d'une même voix nous vous saluons tout comme chacun le faisait dans les locaux du premier supermarché, puis dans l'établissement actuel, la réalisation d’un projet cher à vos ambitions qui aura permis à notre village de faire un pas vers la modernité. Du matin très tôt à tard le soir, vous arpentiez les allées de ce Steinberg veillant à ce que rien ne déroge à la qualité du service, des produits et la propreté dont vous étiez le fier défenseur. Vous êtes un homme de service et, avec maman, je vous promets que nous verrons à ce que cette œuvre se poursuive selon les principes sur lesquels vous vous êtes appuyé. »

Ce fut court. 
Certains saisirent dans les propos du fils qu'il allait peut-être abandonner ses études universitaires pour se consacrer à la relève. 
D’autres notèrent l’absence de musique tout au long de la cérémonie. 
Monsieur le maire, dans un geste inédit, avait demandé que le drapeau flottant devant l’édifice municipal soit mis en berne durant toute la messe, ne cessant de rappeler le mot «modernité» prononcé par le fils du défunt, un peu comme s’il lui avait lui-même soufflé ces paroles. 
On taisait l’absence de la famille Saint-Gelais tout comme on jalousait en catimini le teint bronzé de monsieur Champigny et celui de son épouse qui, à la surprise générale, était présente aujourd’hui, elle qui ne revient de ses appartements floridiens qu’une semaine ou deux quelque part en juillet. 
Que les familles habitant les deux rangs sans nom soient là, au complet, deux couples assis l’un près de l’autre dans un lieu qui leur est inhabituel et quatre enfants demeurés silencieux tout au long de la liturgie ; personne ne releva les faits, mais tous constatèrent le civisme dont ils faisaient preuve.

Au cimetière, Abigaelle, absente à l’intérieur de l’église, fut la première à offrir ses condoléances à la famille Delage. Herman lui demanda de bien vouloir se placer à côté de sa mère lors de la descente en terre du cercueil paternel. Ce qui, on s’en doute bien, relança les rumeurs circulant autour d’elle et du grand étudiant en géographie de l’Université de Montréal.

Mais là où toute la paroisse fut choquée, quasi scandalisée, réside dans le fait que personne n’a lancé la traditionnelle invitation au buffet suivant les funérailles. Un affront impardonnable à la tradition ! 
Un manque de savoir-vivre évident ! 
Comme cette famille est chiche ! 
Ça s’ajoute au fait que le salon mortuaire n’a été ouvert qu’une seule journée, non aux trois comme le veut l'usage.
On en parlait, mais personne n'exigea d’explications. C’est la bonne vieille madame Brodeur, soutenue par la vigoureuse postière Angelina, qui mit fin aux commérages, déclarant : « Pas assez c’est comme trop et trop c’est comme pas assez. Personne n’est jamais content.»

 

                                                        *****            

 

Les Delage vivent dans l’immense appartement situé au-dessus du supermarché. Plusieurs pièces la composent. Le style ne ressemble en rien à ce qui s’est répandu dans le village depuis les deux cents ans de son existence.

À l'origine, quelques maisons éparpillées ici et là autour de champs propices à l’agriculture, puis une bougade qui devint officiellement un village une fois érigée l’église ayant reçu le patronyme des Saints-Innocents. Village devenu lieu de retraite pour ces hommes et ces femmes qui consacrèrent leur vie à véritablement défricher la terre, éclaircir la forêt composée surtout d’érables et installer des fermes laitières que les générations suivantes ont reprises en main pour les accroître de manière systématique. 

Village composé, au tout début, de quelques familles provenant d’un peu partout dans la province. Elles s'y installèrent de manière à éprouver un sentiment d'appartenance assez fort et constater la fertilité des sols avant d'inviter d’autres clans de leur parentée à les rejoindre ainsi que des amis qui pouvaient eux aussi profiter d'un lopin de terre gratuit offert par le gouvernement du Québec qui mettait tous ses oeufs dans le panier de la colonisation.

Et grandit le village. Et rapetissait la forêt. La rivière Croche, on n’y touchait pas, l’eau étant une sorte de symbole de la vie qu’il fallait préserver. 

Deux cents ans plus tard, le village a pris de l’ampleur, majoritairement habité par les retraités qui avaient laissé la ferme familiale entre les mains des fils qui assureraient la postérité de la terre. 

Graduellement des rangs aboutiront vers le village ; la grande majorité d’entre eux déboucheraient sur d’autres rangs, plus loin, au-delà de la forêt qui dut souffrir de l’abattage de milliers d’érables et de sapins. Deux résistent encore, c’est-à-dire qu’ils aboutissent, en cul-de-sac, du village à la forêt et ne sont toujours pas nommés.

Lorsque René Lévesque établit le courant électrique partout dans la province, le village des Saints-Innocents, déjà alimenté, s'épanouit. Les rangs en bénéficièrent aussi, sauf les deux que l’on connaît. Celui qui abrite la famille autochtone fut branché quelques années plus tard, une fois signée l’entente avec le ministère fédéral régissant la loi des Indiens et ratifiée par la province de Québec, alors la municipalité des Saints-Innocents, après avoir imposé ses conditions, reçut l’autorisation d’y construire une maison. 

L’autre rang, celui où vit Daniel et sa famille, aura été… disons... hybride, dans le sens que le terrain partant du village vers la forêt, appartenant à une famille anoblie par le seigneur français propriétaire de cet espace, n'était qu'un immense champ. À l’époque, ni cadastre, ni topographie, ni planimétrie, ce lieu sans fantaisie fut concédé à la famille Rousseau qui jamais ne s’y présenta, le remettant finalement entre les mains du notaire du village des Saints-Innocents pour qu’il en dispose de façon honorable. De notaire en notaire, l’espace tomba entre les mains d’un type provenant de la grande ville qui proposa l’acheter en même temps qu'un autre situé tout au bout de la seule rue du village, maintenant nommée Rue Principale. Il faut dire que la route menant vers la grande ville n'était pas encore dans les plans du ministère des transports du Québec. C’est d’abord là qu’il érigea sa demeure avant de défricher le champ, le mot a tout son sens, permettant une avenue entre le village et le lopin de terre qu’il venait de se procurer pour très peu cher. Quelques mois plus tard, une maison surgit au village et une autre, à l’identique, au bout du rang que le propriétaire achevait, à lui seul, d’aménager pour se rendre à ce qu’il appelait son camp de chasse.

L’architecture de l’époque n’allait pas dans la dentelle, qu’à l’essentiel et encore. C’est un peu pour cette raison que Abigaelle fut surprise lorsqu’elle entre dans cet immense appartement situé au-dessus du marché Steinberg.




Si Nathan avait su... (Partie 2) - 26 -

  La rencontre aura lieu dans un endroit totalement inconnu d'Abigaelle. Henriette, le plus discrètement du monde, lui avait remis une e...