vendredi 12 décembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 25

                           



Non. Difficile à dénombrer les fois que Abigaelle se le répétait à la suite du départ de Monsieur Champigny qui, c’est du moins l’idée qui restait collée dans sa tête, qui lui avait raconté de bien belles histoires auxquelles elle ne croyait tout simplement pas.
 
Humidité ! Aucun problème, un déshumidificateur allait tout régler ! Allons donc ! Passons tout droit pour la pensée magique ! 

Cette situation est-elle nouvelle ? Récente ? Monsieur Saint-Gelais, en charge de l’entretien de la maison, n'a-t-il pas été conscient, au moins une fois, de la présence de ces odeurs ?
 
Il faut croire qu’une interrogation soit une pente glissante : on y accumule de la vitesse si on ne parvient pas à  freiner. Ce propriétaire vit-il en Floride seulement l’hiver ? Le fait d’avoir exigé qu’elle dépose les paiements de son loyer directement à la poste, aux mains de Angelina qui, avait-il dit « allait assurer le suivi » serait-ce un indice que cet éloignement puisse s’étirer sur plusieurs mois ? Ne lui avait-il pas signifié qu’elle pouvait communiquer avec lui en cas d’urgence à partir d’un numéro de téléphone avec fonction 1-800, c’est-à-dire un appel sans frais. Ce qu’elle fit au début du printemps ; la réponse fut qu’il verrait à s’occuper de cette fâcheuse situation à son retour, devancé en raison du décès de Monsieur Delage. Devancé ? 
 
De quelle nature cette relation avec l’ancien propriétaire du Steinberg ? Y aurait-il eu collusion entre Champigny, Saint-Gelais et Delage ? Si oui, de quel genre ? À quel moment donné ? Depuis quand ?
 
Trop d’éléments échappaient à sa compréhension pour le moment. Il lui fallait davantage de faits vérifiables afin d’éclaircir tout cela.  Pour y arriver Abigaelle devra creuser dans l’histoire de ce village afin de démêler les écheveaux, découvrir le fil d’alliage. Elle envisage en parler à la personne en qui sa confiance demeure inébranlable, la postière.
 
Elle partagea le reste de ce dimanche entre l’écriture de sa thèse doctorale et le peaufinement d’une stratégie visant à désentortiller l'affaire de la maison qu’elle louait et connaître les diverses ramifications passées et présentes tissant l’histoire du village qui, de jour en jour, la captivait davantage.
 
Elle crut prudent de ne pas partager ses intentions avec Herman Delage, n’étant pas absolument certaine que son père, d’une manière ou d’une autre, ne fut mêlé ou associé au duo Champigny-Saint-Gelais. 

La présence de l’épouse Champigny aux funérailles de la veille, alors qu’elle a pour habitude de revenir aux Saints-Innocents qu'au début de l’été et pour quelques semaines seulement, l’intriguait tout autant. 

Sans être adepte des romans policiers, elle leur avait tout de même consacré plusieurs heures de lecture durant son adolescence. Sa mère lui offrait régulièrement les œuvres de Agatha Christie malgré le fait qu'elle soit davantage friande de John Le Carré, auteur britannique de romans d’espionnage. Lors de son court séjour à Londres, elle avait pu assister au lancement de la réédition du livre dont elle conserve un vibrant souvenir, L’espion venu du nord.
 
Concentrée sur son travail universitaire, Abigaelle ne pouvait s’empêcher de réfléchir à ces foutues odeurs, moins agaçantes à l’étage où est installé son aire de travail. Son bulbe rachidien dont la mission est d’analyser et interpréter les odeurs lui jouait-il des tours ? Monsieur Champigny avait bien décelé des «odeurs insoutenables» en remontant de la cave, mais ne s’en était pas plaint lorsqu’il raconta ses histoires du village, installé dans la cuisine. Il l'avait interrogée strictement sur leur possible présence à l’étage. Pas plus.

Du côté de Monsieur Gérard, quand il lui avait révélé que ces odeurs étaient perceptibles dans la cave, sans doute liées à un problème d'écoulement d'eau, il ne glissa aucun mot de ce qui pouvait en être au rez-de-chaussée où, avec Henriette son épouse, il avait dîné l'automne dernier et encore moins à l’étage, l’espace où il avait grimpé le fameux sofa. Le problème ne se situait aucunement dans ses fosses nasales parfaitement intactes selon le médecin qu’elle avait consulté.
 
Un mauvais tour de son imagination ? Ces odeurs relèvent-t-elles d’événements survenus alors qu’elle vivait en Australie, à proximité des eucalyptus ? De Londres, alors ? Ou des universités montréalaise et québécoise ? Tout cela bouillonnait dans son esprit, la distrayait, l’éloignant de la tâche qu’elle souhaitait voir progresser.
 
À cela s’ajoutait le fait que le président de la commission scolaire lui avait fait savoir, par Henriette la secrétaire de l’école, qu’il souhaitait la rencontrer le plus rapidement possible quelque part avant le début du mois de juin. Abigaelle se doutait que l’organisation scolaire de la prochaine année pouvait en être le sujet. Quelque chose d’autre, peut-être ?
 
Finalement, elle quitta son bureau, déposa un disque sur la console, s’installa sur le grand sofa, se disant qu’un moment de détente ne pouvait lui être qu'utile.

*****

                     


- Saint-Gelais, va falloir que tu retiennes ton garnement de fils, ses gaffes deviennent de plus en plus énervantes.
- Qu’est-ce qu’il a encore commis comme niaiserie, questionna le vieil homme après s’être assuré que personne dans la maison puisse l’entendre.
- Des menaces à ma locataire.
- Lui comme moi on n’aime pas tellement les étrangers dans le village, surtout qu’en plus tu lui loues la maison.
- J’ai été quasiment obligé.
- Obligé ? Par qui ?
 
Monsieur Champigny, mal à l’aise, un peu comme s’il devait dévoiler un secret qu’il aurait préféré taire, se râcla la gorge avant de reprendre la parole.
 
- Le gars de la commission scolaire. 
- Granger ?
- Ouais ! Le supposé propriétaire des terrains avant la vente officielle par la municipalité : celui sur lequel l’école primaire est construite et celui sur lequel repose ma maison.
- Ça fait quand même plusieurs années cette histoire.
- Exactement. Tu te souviens du départ…
- … de l’espèce d’énergumène qui avait construit deux maisons pareilles…
- … oui, lui. À l'époque, Granger avait déposé une offre de rachat, mais comme la municipalité n’avait toujours pas reçu de réponse à la suite de l’avis l'invitant à payer les arriérés de taxes, il est devenu, par je ne sais trop quelle entourloupette, légataire, en attendant que tout débloque. C’est à ce moment-là qu’une erreur de notre innocent de notaire est survenue.
- Erreur ?
- Lorsqu’il a reçu le mandat de procéder à la vente des deux maisons, celle du rang sans nom qui a été achetée par la famille Cloutier et la mienne, l’homme de loi, incompétent comme c’est pas possible, a rédigé les deux actes de vente dans lesquels il avait inscrit sur chacun que le terrain n'en faisait pas partie.
- Autrement dit le gars de la commission scolaire ramasse deux terrains sans avoir eu à verser une cenne.
- Il y a mieux. Les deux terrains, dans les faits, n’étaient qu’un seul.
- C’est vrai qu’à ce moment-là, la rue Principale ne débouchait pas sur la route nationale.
- Ce qui fait que j’ai acheté une maison sans terrain. Lui, le gars de la commission scolaire, avait exigé plusieurs mois avant que de légataire il soit considéré comme propriétaire. Pour éviter sans doute les ragots, faciliter l'affaire et répondre à un besoin de la population, il promit que le terrain en face de ma maison serait vendu pas cher à la commission scolaire pour qu’on y construise une école. Il a fait inscrire dans l'acte d'achat qu'il accordait un droit acquis seulement pour la maison, celle que j'ai finalement achetée sans tout lire, surtout les petits caractères en bas des pages. Il aurait dit que c'était une façon d'éviter qu’on la démolisse pour laisser le terrain vacant. Il recevait la deuxième, celle du rang qui n'avait à peu près pas de terrain et que les Cloutier ont achetée, il la récupérait en raison d'une clause hypothécaire un peu embrouillée. Tout cela a été l'oeuvre du notaire peu concentré ou très astucieux.
- Quelle affaire !
- Je me retrouve donc avec une maison construite sur le terrain qui appartient à un autre. Même affaire pour Cloutier, mais j'ai entendu dire qu'une entente aurait été conclue entre le fils Cloutier et Granger. C'est à voir.
 
Les deux hommes, face à face, semblaient s'interroger. Pourquoi le type de la commission scolaire, le président Granger, avait-il «obligé» Monsieur Champigny d’accepter de louer la maison à cette nouvelle enseignante ? Quel est le contenu de l'entente liant Daniel Cloutier et le propriétaire des terrains ?
 
Problèmes à élucider...

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 26 -

  La rencontre aura lieu dans un endroit totalement inconnu d'Abigaelle. Henriette, le plus discrètement du monde, lui avait remis une e...