lundi 15 février 2021

Otium # 5

                                                     Traversée

    L’homme élancé au teint cuivré balaie la pièce du regard. Il fixe les aiguilles de l’horloge. Ce sera bientôt le moment de tamiser la lumière pour signaler aux derniers badauds que l’heure de la sortie a sonné. L’homme presse avec émotion le trousseau de clés qu’on lui a confié il y a quelques semaines. Le creux de sa poitrine est envahi d’une douce chaleur. Il lui tarde de voir partir les visiteurs retardataires pour se consacrer à son rituel de reconnaissance.

Depuis qu’il est gardien au Rijkmuseum et responsable de la fermeture des salles d’exposition, Yémané attend l’heure où il se retrouve seul, dans la pénombre, en contact intime avec les originaux des grands maitres. Le silence du lieu, le sentiment d’un espace et d’un temps sacralisés par la présence des chefs-d’œuvre l’ancrent dans sa nouvelle réalité pacifiée, qu’il aurait crue impossible il y a quelques mois. Il passe l’îlot des porcelaines de Delphes et s’approche alors de deux tableaux — la toile craquelée du maitre du clair-obscur et l’œuvre obtenue en prêt d’un peintre contemporain de la marine néerlandaise — pour y plonger son regard et s’y absorber, afin de se souvenir du chemin parcouru. Et pour honorer le moment présent.

 

                                                                                       


     L’image des rameurs et de la rivière le ramène malgré lui au début de son infernal périple, lorsqu’il prit la résolution de s’évader de la terre natale corrompue pour échapper à un service militaire sans issue. Il se revoit aux abords de la rivière Mareb coulant entre son pays et l’Éthiopie. En franchissant ce cours d’eau avec les passeurs, pouvait-il soupçonner l’accablant cortèges d’afflictions qui se mettait en branle, alors qu’il n’avait pour unique but de se donner la chance d’un meilleur destin ? Si, à ce moment-là, il avait entraperçu la trame d’horreurs dans laquelle il s’engageait, aurait-il continué à marcher ? De l’Éthiopie à la Libye, il se revoit avancer jour et nuit, comme un automate écartelé entre la chaleur et le froid, la peur au ventre, les intestins noués, la bouche asséchée, la peau craquelée, les pieds saignants dans les tongs de caoutchouc, le sommeil délirant. Encore loin d’imaginer, hélas, l’ampleur des cauchemars qui l’attendaient au camp libyen : eau souillée et pain sec, promiscuité puante, latrines insalubres, hurlements des jeunes filles violées, extorsions, enlèvements ou disparitions de ses compagnons migrants, coups de fouet, lacérations, menaces à la baïonnette, terreur, toux, éreintements, diarrhées, soif, famine. Et désespoir. Jamais n’avait-il éprouvé un tel sentiment d’abandon, un tel ahurissement face à tant d’inhumanité. Jamais n’avait-il ainsi basculé dans la perte de sens.

Est-ce grâce au montant de la rançon obtenu d’un ami harcelé ou à cause de ses incalculables heures de travail dans les exploitations libyennes qu’on le précipita de nuit, dans une embarcation de fortune, sous les coups et les cris des miliciens, en direction de l’Italie ? Ça, il ne le saura jamais.

Il pose maintenant ses yeux noirs sur la représentation du grand voilier gitant dans la houle d’une mer menaçante et se remémore cette effrayante traversée, en surnombre, agglutiné sur ces jeunes depuis longtemps désenchantés, trop épuisés pour être apeurés. Il se souvient qu’il avait la sensation de se laisser flotter, dériver, emporter comme un débris, un détritus à la surface des flots déchainés d’un tsunami. La nausée au cœur et le néant en tête. Inch Allah !

Yémané fixe d’un regard halluciné les toiles qui évoquent un passé par lui seul traversé. Et se ressaisit en se rappelant le sens de son rituel. S’il se recueille en silence dans la tranquille pénombre de ce lieu d’art et de culture, c’est pour ressentir la reconnaissance qu’il a envers une personne angélique. Ce cœur battant qui l’aura remarqué au camp de réfugiés italien, puis aidé et secouru. Grâce à ce parrainage inespéré, s’est finalement ouvert à lui un présent libéré des anciens jougs, dans le bas pays des moulins à vent.  

Le migrant érythréen est toujours absorbé par les deux chefs-d’œuvre. Il les scrute, mais à présent, il n’y projette plus son propre périple. Il est plutôt saisi par la lumière immanente irradiant de chacun d’eux. Il se recueille dans cet embrasement d’espérance. Sa main presse à nouveau le trousseau de clés attaché à sa ceinture. Ses yeux s’embuent. Il se dit qu’il serre les clés du paradis !

                                                                                                   (Claire, février 2021)


---------------------------------------------------------------------------------------------------------------




Mémoire du crépuscule

    

    Bien sûr la lumière de l’aube fut magnifiée par les poètes de toutes les cultures; ainsi, certains pourraient voir dans cette œuvre de Rembrandt le moment magique de la levée du jour. Pour moi, j’y vois plutôt le crépuscule, un moment de la journée qui me plonge parfois en de troublantes réminiscences : j’en évoquerai ici quelques-unes. Et pour cela, j’emprunterai à Baudelaire un peu de son Harmonie du soir :

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.


    Comme pour l’auteur des Fleurs du Mal, le crépuscule semble être synonyme à la fois de beauté et de tristesse… C’est d’ailleurs au crépuscule que Patricia, ma première épouse s’en est allée tragiquement, lors d’un ciel subitement obscurci de sable par le vent de mer du golfe de Guinée, au Ghana. C’est aussi à la fin du jour, une semaine plus tard, que je suis allé sur les lieux de la tragédie. Quand j’ai aperçu le grand car bleu-ciel d’où Patricia s’est envolée vers les cieux, je me suis penché pour toucher au sol. Potière, son métier était de transformer de la terre en art. Un homme, endeuillé comme moi sûrement, s’est alors approché de moi et après un long moment de silence mutuellement honoré, me dit : « It’s too big to be bad ». 

La lueur du jour s’estompait doucement en cette heure exquise en Afrique où le jour laisse hâtivement place à la nuit. Rentré à l’hôtel j’ai pu alors écrire un dernier hommage à celle qui fut mon épouse et qui était devenue mon amie. Ce soir-là, il me semble, le soleil s’est noyé dans son sang.

Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !


    Le crépuscule, c’est aussi ce moment chéri pour le paysan lorsque son labeur se termine : le foin est coupé, engrangé et le troupeau, rassasié. C’est alors qu’il peut s’arrêter et profiter de la fraîcheur du temps et peut-être, s’il n’est pas trop fourbu, ressentir la satisfaction du travail accompli. Ces vers du chantre du Spleen peuvent ici traduire la sensation de 

l’harmonie de la vie du paysan avec la nature 

Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Adolescent, j’ai eu ce privilège de vivre ces brefs instants de grâce, pendant les étés passés sur la ferme de mes oncles. Je vivais de la fierté de pouvoir ressentir la même fatigue corporelle de ces hommes de la terre. Comme eux, et avec eux, j’avais œuvré sous le soleil sec et ardent de juillet pour engranger les foins qui nourriraient les bêtes au cours des longs hivers. Je ressentais à ma mesure les douleurs aux mains et les courbatures aux reins au moment de me déposer sur la véranda après un copieux repas. Les vaches laitières broutaient goulument l’herbe grasse du champ à côté de la maison; ce champ plus riche leur était offert quelques heures par jour avant de les rediriger plus tard vers le grand pré menant jusqu’à la forêt et où il fallait dès l’aube aller les chercher pour la traite du matin.

Assis à côté de mon oncle dans la fraîcheur du soir, j’humais à satiété cette odeur agréable du foin fraîchement coupé qui se mêlait aux fragrances particulières des bêtes dans le champ adjacent à la maison. S’ajoutait à ce délice sensitif le chant strident des cigales qui profitaient de la douceur de l’été pour chanter leur joie, ne se souciant pas de la bise automnale qui viendrait. Un couple d’hirondelles qui nichaient dans la corniche du toit de la galerie, virevoltaient encore dans ce ciel vespéral, soucieuses de nourrir leur progéniture: nous nous reposions lors même qu’elles œuvraient encore. Le ciel, pour elles, n’était pas comme pour nous, un grand reposoir.

Aujourd’hui, chaque coucher de soleil, quelque que soit la saison, est pour moi source de douce et aussi d’amère mélancolie. Une tristesse comme une réminiscence me revient chaque 23 décembre au crépuscule

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !


Depuis que Claire est là, avec moi, mon crépuscule est une aube perpétuelle.

Pierre (février 2021)



Harmonie du soir



Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !


---------------------------------------------------------------------------------------------------------------




Vogue ! Vogue !

 

    C’était il y a maintenant près de quatre-vingts vies antérieures, du moins c’est ce que la médium croit.
 
Je me suis laissé convaincre par un ami et accepté de rencontrer cette femme dont le bureau, à la fois austère et minimaliste, si je regarde par sa fenêtre, donne sur l’entrée principale de l’hôpital Sainte-Justine, à Montréal. Une table recouverte d’une nappe qui a dû servir autrefois à envelopper une table plus grande encore ; un verre dans lequel une rose flétrie semble attendre de défraîchir davantage. Deux cadres au mur. Une odeur d’encens flotte dans cet espace qu’elle réserve pour ses clients qui viennent occasionnellement la consulter avant de s’engager sur un quelconque chemin.
 
Je me suis laissé convaincre par cet ami qui, lui, ressent un immense besoin de se faire guider face à une importante décision devant engager sa clinique vétérinaire qui, il l’avoue lui-même, en ce moment périclite gravement. Dans mon for intérieur et sans lui dévoiler le fond de ma pensée, je crois préférable qu’il lui serait préférable d’investir les cent dollars exigés pour la consultation ailleurs qu’ici, chez cette femme qui répond au nom de Anne-Marie ; mais il a une foi inébranlable en elle, il me l’a dit avant d’entrer dans ce que j’imaginais ressemblerait à la caverne d’Ali Baba ou un capharnaüm.
 
Et j’attends dans une pièce attenante que s’achève leur tête-à-tête. Anne-Marie ne reçoit que l’après-midi, deux personnes seulement car, elle me le dira lorsque mon tour viendra, entrer dans un état second, rejoindre par l’esprit des énergies qui se dégagent inévitablement de l’être qui est devant vous, tout cela est extrêmement exigeant.
 
Mon collègue m’avait avisé de me munir d’une cassette d’enregistrement puisque la médium accepte que ses propos se retrouvent renfermer sur un tel support permettant à son client de les consulter ultérieurement. J’ai du coup appris que cette dame sans âge et à la voix douceâtre et melliflue, considère qu’une seule visite suffit puisqu’elle passe au peigne fin l’entièreté de votre vie ; revenir risque d’être redondant, à moins que ce ne soit pour un point extrêmement précis dans l’espace et le temps, comme c’est le cas pour cet ami.
 
J’attends donc, ma cassette pouvant recevoir deux heures d’enregistrement sautant d’une main à l’autre. J’attends et ajuste ma stratégie de non-croyant. “ Tu ne parles pas, n’interromps pas la voyante - elle corrigera le tir à la fin de notre échange en précisant qu’elle est médium et non voyante qui,  toujours selon elle, est péjoratif et sujet à mauvaise interprétation - et surtout, ne fais qu’écouter. “
 
Une heure, selon différentes circonstances, peut s’avérer soit très court ou d’une longueur démesurée. Dans le cas qui me préoccupe, c’est interminablement long.
 
Lorsqu’ils me laissent seul dans l’antichambre et que derrière eux un silence de plomb s’abat autour de moi, il ne me reste qu’à poireauter...
 
Une heure plus tard... Alors que je lui remets la cassette pour l’enregistreuse déposée au milieu de la table, qu’elle l’incorpore à la machine, Anne-Marie prend la parole.
 
- Donnez-moi votre main gauche et respirez normalement.

Je procède. Elle semble s’intéresser à lire entre les lignes, retourne et glisse ses doigts sur ma paume avant de fermer les yeux. Elle demeure ainsi quelques courts instants.
 
- Soyez sans crainte, je ne vous poserai aucune question, la seule chose que vous aurez à faire, c’est d’écouter sans m’interrompre. D’ailleurs à la fin de ma lecture, si vous souhaitez que j’aille plus en profondeur sur un sujet ou un autre, libre à vous. Je commence.
 
L’atmosphère dans cette pièce est lourde un peu comme si nous étions plus de deux personnes. Cette bizarrerie me semble tout à fait palpable. Depuis qu’elle a laissé ma main, respiré profondément, le temps prend une toute autre dimension. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est pesant, mais il m’apparaît clair que d’autres identités viennent de s’installer autour de nous.
 
Au bout d’environ cinq minutes, rouvrant les yeux, Anne-Marie se lance dans ce que je pourrais appeler le récit de ma vie, mais je considère que toute vie peut ressembler à ce qu’elle décrit, sauf quelques spécifications, ma foi... ahurissantes.
 
Mais ce qui retient mon attention - la médium s’en aperçoit et emprunte cette route - c’est lorsqu’elle m’annonce que je suis une très vieille âme ; en fait elle m’apprend que l’âme qui a choisi de s’installer dans mon corps a plus de quatre-vingts vies antérieures.
 
- Vous craignez toujours l’eau ? Me demande-t-elle.
- Plus que tout. M’en tenant à ma stratégie, je n’en dis pas plus.
- Je comprends. Si vous le souhaitez, je peux vous aider à chasser cette angoisse.
- Quel lien voyez-vous entre ma peur de l’eau et le fait que je sois une vieille âme ?
- J’ai dit... une très vieille âme, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Celle qui vous habite en est à ses dernières incarnations, mais elle a un passé qui vous paralyse et qu’elle ...
- Dites-moi cette paralysie ?
 
La médium me regarde droit dans les yeux puis me sidère par les paroles suivantes.
 
- Dans une autre vie, vous étiez (je parle évidemment de votre âme) un adepte de la voile. Plus même, un fier compétiteur de courses en voiliers. Un jour, alors que vous vous préparez pour ce qui à l’époque était considéré comme le plus grand challenge annuel, le temps est maussade à un point tel que les organisateurs proposent de remettre la course au lendemain. Pour agir ainsi, tous les participants doivent être unanimes. Vous insistez pour que l’événement ne soit pas annulé car votre réputation n’est plus à faire, vous possédez un solide voilier et une réputation de fier compétiteur. Lorsque le départ est finalement donné, la météo se fait de plus en plus défavorable, le firmament s’obscurcit et plus personne n’a de doute, l’orage est tout proche. Votre embarcation et votre comportement ordalique vous mènent en avant du peloton dès les premières brasses. Malgré le fait que le règlement soit clair sur la question, vous ne portez aucun gilet de sauvetage - vous vous croyez invincible - et rapidement avez détaché le cordage qui vous retenait à la coque du voilier. Bientôt, les superbes voiles blanches tranchent sur le gris d’acier de la voûte céleste. Le vent devient bourrasque, se change en tempête, puis en une suite ininterrompue de rafales que certains associeront par la suite à une tornade.
- Que s’est-il passé alors ?
- Le temps de le dire, votre voilier chavire et vous vous noyez.
 
Je ne voulais ni ne souhaitais en savoir davantage, craignant que revivre cet événement ne me perturbe plus que je ne l’étais. Anne-Marie acheva notre rencontre ainsi :
 
- Un jour vous reviendrez et nous pourrons vous réconcilier avec l’eau ; d’ici là, tel votre grand voilier blanc à jamais englouti dans l’océan, continuez à chercher l’endroit propice afin de trouver une certaine sécurité...
 
Mon ami, alors que je sortais de la pièce, me demanda fort poliment d’ailleurs, si j’étais satisfait de ma rencontre.
 
C’est un noyé qui lui répondit : “ As-tu déjà fait de la voile ? “   

 

 

Jean (Février 2021)

l'oiseau

  L'OISEAU Un oiseau de proie patrouille sous les nuages effilochés plane aux abords du vent  oscille parfois puis se reprend agitant so...