Le propriétaire de la maison louée par Abigaelle, située juste en face de l’école primaire des Saints-Innocents, à l’extrémité sud du village, dernière habitation sise sur la rue Principale, à quelques centaines de mètres de la route nationale, celle qui mène vers la grande ville, Monsieur Champigny s’y présenta comme il l’avait signifié à sa locataire dans les minutes qui suivirent l’appel téléphonique de celle-ci, un appel bref et courtois mais qui mettait clairement sur la table le problème - ou les problèmes - que celle-ci rencontrait en-dehors de la saison froide et que Monsieur Gérard n’arrivait pas à résoudre.
Il faisait beau en ce dimanche après-midi de mai ; s'avérerait-il gage d'une solution aux désagréments olfactifs submergeant la maison ?
L’incident survenu avec le conducteur de la camionnette bleue avait ravivé le malaise que lui avaient inoculé Daniel et Don lors du déjeuner, au lendemain des funérailles du père de Herman Delage. Des questions mijotaient dans son esprit.
Quel lien unit Benoît Saint-Gelais à son propriétaire ? Pourquoi l’a-t-il menacée si elle continuait à répandre
« toutes sortes d’affaires au sujet de cette maison » ?
Comment expliquer la provenance de ces odeurs fétides disparaissant à la fin de l’automne pour réapparaître sitôt la chaleur venue ?
Pour quelle raison tout le monde qu’elle connaît dans le village désigne son propriétaire qu'à partir de son nom de famille, jamais Monsieur Champigny ?
Pourquoi cette maison est-elle demeurée si longtemps inhabitée puis, subitement, en septembre dernier, la lui louer avec ce sourire aux lèvres dont elle a encore mémoire, un sourire sardonique ?
À ces questions s’ajoutaient quelques faits précis qu'inconsciemment elle avait glissés sous le tapis :
« Les informations que vous me donnez, je peux les vérifier auprès de la personne que vous me référez ? »
« C’est le président de la commission scolaire qui vous recommande à moi. »
« Attendez mon retour et je verrai ce qu’il faudra faire avec cette situation. »
Pour sûr, dans le village des Saints-Innocents, les nouvelles voyagent rapidement, se transforment ou s’étirent devenant de merveilleux sujets à rumeurs. La location de cette maison fut d'abord reçue comme une formidable surprise. La louer à une inconnue provenant de la grande ville, une jeune femme, seule, propriétaire d’une Westfalia orange, symbole mythique chez les hippies du temps, enseignante, chasseuse, pêcheuse, étudiante à l'université Laval de Québec et qui semble ne pas du tout s'entendre avec Mademoiselle Saint-Gelais, la directrice de l'école.
À un certain moment l’entretien de l’extérieur avait été confié à Benoît Saint-Gelais, le fils de celui que tous considèrent comme l’associé de Monsieur Champigny, une tâche qu’il négligera assez rapidement et que le père dut ajouter aux autres.
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Alors que Monsieur Champigny jetait un coup d’oeil rapide à l’aménagement intérieur de sa locatrice pour ensuite se diriger dans la chambre à coucher, là où à l’intérieur de la garde-robe se trouve l’ouverture menant à la cave, Abigaelle, dans sa cuisine, attendait, perplexe, que celui-ci remonte pour qu’enfin elle sache ce qui en était de ces odeurs fortement présentes dans la maison malgré les fenêtres ouvertes.
Le propriétaire revint :
- En effet, c’est plutôt insoutenable. Est-ce aussi présent à l’étage ?
- Plus dilué je pourrais dire.
- Bon. Est-ce que vous utilisez la cave pour entreposer quelque chose ?
- Je n’y suis jamais descendue. Le dernier qui a osé affronter ce barrage d’odeurs, c’est Monsieur Gérard…
- … le mari de Henriette, la secrétaire de l’école…
- … exactement et il a donné sa langue au chat.
- Bon. Il m’apparaît important de vous informer sur certains détails qui ne résoudront sans doute pas le problème, mais qui pourraient nous être utiles.
- Je vous écoute Monsieur Champigny. Assoyez-vous.
Il ne fut pas long à se lancer dans des explications remontant à la date de construction de la maison, son abandon ex abrupto - le terme qu'utilisa le notaire à l'époque - par le premier propriétaire, celui qui en avait tracé les plans et l'a bâtie, la vente en 1960, date à laquelle il l'avait achetée.
La municipalité des Saints-Innocents avaient mis en demeure le constructeur de cette maison ainsi que celle au bout du rang sans nom - les deux immeubles lui étant attitrés - de payer les arriérés des taxes sinon de se voir contraint de les laisser à la discrétion de la municipalité pour qu'elle voit à les revendre au plus offrant. Il y eut une coquille dans l'acte de reprise, le notaire avait oublié d'y ajouter les terrains sur lesquels elles étaient érigées, ce qui posa un sérieux problème pour celle du village puisque celle du rang n'était pas inscrite au cadastre de la municipalité. N’ayant jamais donné suite à cet avis, la maison du rang sans nom fut vendue aux parents de Daniel alors que Monsieur Champigny s’accaparait de celle-ci. « Une question d’impôts. » insista-t-il. D’année en année il la faisait rénover et entretenir par Monsieur Saint-Gelais, un habile artisan avec qui il faisait des affaires. Ces affaires - officiellement - se résumaient à louer leurs terres à de grosses compagnies agricoles qui les exploitent - des plantations de maïs.
- J’ai bien tenté d’incorporer ces derniers temps le fils Saint-Gelais, mais comme la plupart de ses tentatives à travailler, mon invitation ajoutée à celle de son père n’a rien produit de positif. C’est un sacré garnement ce bonhomme-là.
- Puisque vous soulevez son nom, seriez-vous en mesure d’expliquer l’intervention… disons... pour le moins agressante à mon égard cet après-midi ?
- Agression ?
Abigaelle lui raconta l’incident sans mentionner l’intervention indirecte de Don.
- La seule chose que je peux vous dire est de vous tenir loin de cet énergumène. Je crois que tout à chacun du village, à un moment donné, a cru qu'en l’aidant cela pourrait lui permettre de se prendre en mains. Même notre ancien curé a fait des efforts, c'est certainement lui qui aura été le plus constant. Dieu ait son âme !
Abigaelle recevait ces paroles avec circonspection, les enregistrant quand même dans sa mémoire. Toutefois, rien encore semblait se diriger vers une solution, à tout le moins une explication de son problème. Elle le lui mentionna.
- C’est certain que cette maison, malgré que j’aie toujours pris soin de la maintenir en bonne condition, a souffert de l’humidité. Vous savez que je passe la majeure partie de l’hiver en Floride avec ma femme. D’ailleurs, j’ai moi-même été agréablement surpris qu’elle soit venue assister aux funérailles de Monsieur Delage, alors qu’elle a l’habitude d'être ici quelques semaines seulement, en juillet de chaque année. Donc, ce qui m’apparaît comme une évidence dans le problème de cette maison, c’est un surcroît d’humidité accumulée avec les années. Je vais consulter un spécialiste qui me suggérera sans doute d’installer un déshumidificateur dans la cave. Vous ne voyez pas d’objection à ce qu’un fil électrique se promène dans votre chambre à coucher et qu’en conséquence la facture d’électricité soit un peu majorée.
- Pas du tout, ce qui m’importe c’est que ces odeurs s’estompent le plus rapidement possible.
- Bon. Je m’en occupe. Je vais vérifier auprès de Saint-Gelais au sujet de la fosse sceptique. Il a parfois des trous de mémoire. Permettez-moi un petit conseil avant de vous quitter.
- J’écoute.
- Ce village peut apparaître tranquille à première vue, mais il possède sa face cachée, ses secrets, certains datent d'il y a longtemps.
- Votre conseil ?
- Évitez de trop parler. On dit souvent que les murs ont des oreilles, mais ici les oreilles sont partout, souvent même là où on ne s’y attend pas. Au revoir Mademoiselle Abigaelle.
- Merci pour votre intervention.
- Bon. J’oubliais. Comme vous aurez probablement une augmentation de votre facture d’électricité en raison d’une surconsommation imprévue, le coût du loyer sera le même pour l’an prochain, si vous demeurez ici, bien entendu.
- Je n’ai pas l’intention de quitter. Vos propos ont aiguisé ma curiosité.
Il sembla à Abigaelle que les odeurs s’étaient légèrement masquées.

