samedi 31 mai 2025

Si Nathan avait su (33)

 

Félix LECLERC


- Jésa… Jésa…
- Oui Benjamin, que se passe-t-il ? Tu me sembles pas mal excité ? 

Ayant couru du bus scolaire jusqu’à la maison, non pas seulement pour se prémunir contre la pluie devenue plus sévère, mais afin de partager un événement qui l’a particulièrement emballé aujourd’hui, tellement qu’il en a oublié de récupérer son livre dans l’abri que le voici dans la cuisine où sa mère achève de cuire le repas du soir.

- Est-ce-que tu connais le chanteur Félix Leclerc ?L'exaltation animait le fiston à un point tel que le chocolat chaud posé sur la table ne retint pas son attention.

- Bien sûr que je le connais, il n’est pas seulement chanteur, Félix est un grand, très grand poète. Il écrit des romans et des pièces de théâtre aussi.
- C’est quoi le théâtre ?

Jésabelle ne cessera jamais d’admirer la curiosité de son fils, son goût pour les belles choses, un petit bonhomme avide d'en savoir toujours davantage, même si cela tourne presque exclusivement autour de la poésie. Une nouvelle forme d’expression venait de lui être proposée à l’école et Benjamin exigeait qu’on lui en dise plus encore.

- Comment l’as-tu connu ? D’abord je réponds à ta question. Le théâtre, c’est un art, comme la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, la danse sauf qu’il se pratique devant un public qui reçoit des histoires que les acteurs et les actrices leur présentent. Félix en a écrit plusieurs des pièces de théâtre.
-  On n’en a pas du théâtre ici dans le village.
- Non, tu as raison, mais dans la grande ville, il y a plusieurs salles où on présente de tels spectacles. Mais tu l’as connu comment Félix Leclerc ?
- À l’école, mademoiselle Abigaelle nous a fait écouter deux chansons de lui.
- Tu as aimé ?
- Tellement une belle voix. Quelle bonne idée de mettre de la musique sur les mots d’un poème !
- Pourquoi ton éducatrice a-t-elle pensé vous faire entendre ces chansons ? Lesquelles, t’en souviens-tu ?
- Oh! Oui, je suis incapable de les oublier, parce que nous aussi on vient d’avoir une histoire d’ours.
- Tu parles de l’ours blessé ?
- Patrick n’a pas été gentil avec Chelle dans la cour de récréation. Il a dit qu’elle et son père étaient des tueurs d’ours. Des tueurs pas bons parce qu’ils l’avaient seulement blessé et que ça a rendu l’ours plus méchant.
 
Jésabelle n’insiste pas sur l’événement, Daniel lui ayant rapporté que le village au complet accusait Don, le garde-forestier, d’être mêlé à cette affaire à cause de la fameuse flèche qui serait à l’origine de la blessure puis de la mort de l’animal, flèche toujours pas retrouvée.

Benjamin reprit la parole :
- Mademoiselle Abigaelle a dit «je vais vous faire écouter deux belles chansons avec des ours pour personnages. Comme c’est pas mal le sujet de conversation actuellement dans le village, je suis certaine que cela pourra vous intéresser et regarder tout cela d’une autre manière.»

Benjamin semblait tellement pris par ces deux chansons que sa mère insista pour qu’il lui raconte ce qu’il avait retenu non pas de l’affaire de l’ours blessé, mais des mélodies de Félix Leclerc.

- Une c’est l’histoire d’un petit ours qui ne voulait pas dormir l’hiver, il voulait voir Noël chez les humains. Il a gelé, un monsieur l’a trouvé, amené dans sa maison. Quand il a été complètement dégelé on l’a empaillé pour en faire un jouet à ses enfants, comme cadeau de Noël.
- L’histoire est vraiment triste.
- Oui, mais l’autre est plus triste encore. C’est la mort d’un ours pris au piège et d’un loup accompagné de son petit qui viennent le saluer dans la forêt. Ils reviennent en pleurant. J’ai appris que l’ours c’est comme le roi de la forêt.

Jésabelle constatait que Benjamin avait été marqué par cette expérience musicale qu’elle trouva tellement intéressante, non pas seulement pour dédramatiser l'histoire qui bousculait tout le monde, mais, d’une certaine manière, amener ses élèves dans une autre dimension leur permettant d’apprécier la circonstance sous un angle différent. De jour en jour, l’éducatrice plaisait à cette femme dont la grossesse arrivait au début de son cinquième mois.

Ses pensées quittèrent l’espace d’un instant l’échange avec son fils pour se porter vers la famille de Don qui devait vivre tout cela assez péniblement. Don, certainement, mais aussi sa femme qui tout comme elle arrivait dans les mêmes temps de gestation. Il lui paraissait important qu’avant les grands froids et les neiges d’hiver, elle puisse leur rendre visite. Elle se dit   » Je laisse passer la tempête actuelle, puis nous irons.

 - Maman, penses-tu qu’on pourrait avoir le disque des chansons de Félix Leclerc ?

Plongée dans ses pensées, Jésabelle fut ramenée à la réalité » Bien sûr Benjamin. Nous demanderons à Daniel de nous en procurer un lorsqu’il ira dans la grande ville. Bonne idée.

 

*****

 
Don faisait les cent pas. Ne cessait de faire les cent pas. Le balcon, puis la cuisine, deux circuits, l’un après l’autre. Chelle lui avait parlé de ce qu’elle avait vécu à l’école durant la récréation du matin. Son père avait écouté. Sa mère aussi. Pour ce qui est de l’ancêtre elle fut confinée dans sa chambre, celle du rez-de-chaussée, qui après avoir entendu les propos de la petite fille déclara » Ça ne changera jamais !   Don l’obligea à quitter la cuisine d’un ton qui n’invitait pas à la réplique.
 
La fameuse flèche manquante, essentielle pour clore le dossier de l'ours, tout le village la lui imputait ; on l'avait déjà condamné, sans aucune preuve, mais condamné tout de même. N’ayant pu identifier un quelconque chasseur à l’arc, les soupçons tombaient davantage sur son dos et paraissaient être cautionnés par Monsieur le maire en raison des propos de son fils à l'école qu'il avait sans doute entendus à la maison.
 
Un autre incident s’était produit qu'il tenait secret. Quelques jours avant la mort de Monsieur le curé, la découverte de l’ours, de la venue du vétérinaire puis des techniciens, revenant à la maison au bout du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte, son épouse l’attendait sur le balcon. Chelle n’était toujours pas revenue de l’école. Ojibwée, comme à son habitude, courut vers le camion de Don.
 
- Un problème, femme ?
- Va voir près du bouleau blanc, dit-elle, effrayée, tremblante, assise sur le balcon une veste sur ses épaules.

Lorsque Don, revenu du petit bois, de l'endroit qu’il appelait le «tombeau», sa figure marquait, au-delà du questionnement, de l’incompréhension, de l’inquiétude, quelque chose pouvant ressembler à de l’angoisse, un sentiment profond auquel jamais auparavant dans sa vie il avait été confronté. Muet, les yeux scrutant les nuages porteurs d’une première neige, il se roula une cigarette. Lentement. Son silence emplissait tout l’espace qui le ceinturait.
 
- Tu veux que je te serve une bière ? demanda sa femme dont le ventre gonflé l’empêchait de se lever aussi facilement qu’elle l’aurait souhaité.





Si Nathan avait su (34)

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