lundi 15 décembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 26 -

 


La rencontre aura lieu dans un endroit totalement inconnu d'Abigaelle. Henriette, le plus discrètement du monde, lui avait remis une enveloppe dans laquelle étaient précisés la date, le lieu et l’heure du rendez-vous fixé par Monsieur Granger, le président de la commission scolaire, précisant que tout devait se faire dans la plus complète discrétion.
 
Le lundi 31 mai, un plan tracé à la main, une route longeant la rivière Croche, Abigaelle arrive devant un chalet parfaitement dissimulé derrière une haie de buissons touffus, de sorte qu’il eut fallu véritablement savoir qu’une habitation y était construite pour y accéder. Il était 16 heures. 30 minutes avant l’heure prévue.
 
Le président de la commission scolaire, debout sur un balcon encombré de pots de grès dans lesquels diverses sortes de plantes respiraient paisiblement l’air de fin d’après-midi, l’attendait. Elle eut beau chercher, elle ne réussissait pas à toutes les identifier.
 
- Mademoiselle Thompson, merci de répondre à mon invitation.
- Monsieur Granger, vous m’invitez dans un coin de la région dont j’ignorais complètement l’existence.
- Vous n’êtes pas la seule. Allons, venez vous asseoir sur la terrasse derrière.
 
Abigaelle fut éblouie par la beauté du paysage qui s’offrait à elle. La galerie donnait sur la rivière qui lui apparût si large, si longue, rien à voir avec les endroits où elle allait taquiner le poisson. Une rivière ressemblant à un lac.

                                            
 
- Je vous offre quelque chose à boire ?
- Ce que vous prenez m’ira bien.
- Ça sera une bière.
 
Monsieur Granger entra à l’intérieur de ce chalet rendu irréel du fait de son éloignement du village. Il revint, deux bouteilles, deux verres qu’il déposa sur la table couverte d’une nappe de dentelle.
 
- Vous vous demandez sans doute quel sujet vaut cette singulière invitation et la raison pour laquelle je ne vous ai pas convoquée au bureau-chef de la commission scolaire.
- En effet je me pose la question, présumant qu’il s’agit de l’organisation scolaire pour l’an prochain.
- C’est une partie de ce que je considère comme l’ordre du jour.
- Alors c’est une rencontre officielle ?
- Oui et non.
 
Les deux trinquèrent sans porter de toast. Déposant son verre, le président de la commission scolaire y alla d’une question.
 
- Comment analysez-vous cette première année dans le monde de l’enseignement, qu'en retenez-vous ? J'ajouterais une sous-question, qu'en est-il de votre adaptation dans un patelin qui n'a rien à voir avec la grande ville ?
- Je croyais que le bilan devait se faire auprès de la directrice de l’école.
- Elle vous convoquera pour un exercice similaire, si elle le juge nécessaire.
- Je dois vous dire tout de go qu’un bilan avec vous sera fort différent de celui que j’aurais à établir devant Mademoiselle Saint-Gelais.
- Je n’en doute absolument pas.
 
Dans le silence qui enveloppa les derniers mots de Monsieur Granger, un superbe cri d’oiseau le brisa. Un geai bleu, probablement. Un cri pouvant rappeler la symbolique de cet oiseau, l’intrépidité et la protection. Abigaelle ne connaissait pas cet oiseau bleu. On lui avait dit qu’ici dans la province de Québec, c’est un oiseau rare et qu’il fallait interpréter sa présence comme une bonne augure. S’accrocha à ce sens, elle ressentit un sentiment profond, celui de pouvoir s’exprimer sans crainte.
 
- Ce n’est pas un beau cri que celui de cet oiseau. Son éclatement bref semble dire ou indiquer qu'il faille se protéger ou que, déjà, la protection nous enveloppe, dit-elle, déposant son verre sur la table.
- Ce geai bleu, étrangement, règne sur cet espace qui, lorsque j’en suis devenu propriétaire ne recelait que des grives, des hirondelles bleues et la nuit, une chouette au hululement énigmatique.
- Vous êtes amateur d’oiseaux ?
- Ne déviez pas la conversation, l’ornithologie ne fait pas partie de l’ordre du jour.
- Je reviens alors à votre question. Cette première année d’enseignement aura été remplie de consolation auprès de mes huit élèves pour qui je me suis dépensée sans compter. Ils ont progressé comme êtres humains ainsi qu'acquis des habiletés qui feront d'eux d'excellents élèves du primaire.
- On m’a souvent rappelé que vous les définissiez comme des élèves du pré-scolaire et que le mot «maternelle» vous répugnait.
- Vous savez, tout comme moi, que ces classes doivent être étiquetées du vocable «pré-scolaire».
- Vous avez parfaitement raison et, sans doute, avez-vous constaté la résistance de notre milieu aux changements. N’êtes-vous pas, d’ailleurs, de l’école Montesorri ?
- Je me classe plutôt parmi les éclectiques. J’apprécie beaucoup la théorie des talents que propage la pédagogie ouverte, mais c’est encore à l’état embryonnaire. Actuellement je me réfère principalement à Jean Piaget, le constructiviste.
- J’imagine que le personnel en poste à l’école se situe à des lieux de vos préoccupations.
- Modifier des comportements, des attitudes ou des croyances, cela exige du temps.
- Également la volonté intrinsèque de changer.
- J’avoue que la directrice actuelle n’est pas tout à fait dans cette ligne de pensée. Nous avons eu, elle et moi, certains accrochages allant même jusqu’à des affrontements, mais je m’en suis toujours tenu à respecter mes limites, à installer clairement et franchement une ligne rouge, à savoir que jamais les enfants ne doivent être traités d’une façon qui puisse nuire à leur évolution.
 
Monsieur Granger se frottait le menton, un peu comme s’il souhaitait enchaîner sur les propos de Abigaelle. Il se retenait toutefois afin de laisser tout l’espace de parole à l’enseignante afin qu'elle puisse avancer dans l’élaboration de son bilan.
 
- Intéressant ce que vous me dites. Intelligente, vous percevez bien que plusieurs, sinon tous les échanges entre vous deux ont rebondi à mes oreilles.
- Ce qui, en rien, n’aurait modifié mon argumentation.
- Je m’en suis rendu compte assez rapidement. D’ailleurs, lorsque le ministre de l’Éducation m’a parlé de vous, me suggérant de vous embaucher, il m’avait prévenu que votre caractère pouvait, disait-il... s'avérer audacieux, hardi même.
- La relation avec Monsieur le ministre est vraiment un autre sujet, mais lorsqu’il m’a proposé un poste dans une commission scolaire dirigée par un président ouvert aux nouveaux courants pédagogiques, s’alignant sur la modernité dans la gestion administrative des écoles, je me suis laissé tenter malgré le fait que les Saints-Innocents soit éloigné de l’université Laval où j’ai entrepris mon doctorat.
- Je vous considère comme un atout important dans notre organisation. Il y a une sous-question à la principale, que retenez-vous de votre intégration au village ?
 
Abigaelle scrutait le visage de cet homme dans la soixantaine ; pouvait-elle demeurer à l’aise avec ce qu’elle souhaitait lui raconter tout en cherchant à en apprendre sur son influence dans le village des Saints-Innocents.

Elle reprit la parole.

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 26 -

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