dimanche 25 mai 2025

Si Nathan avait su (31)

 




La météo sévissant à l'automne 1975 s'avère particulièrement variable, inconstante. La saison de chasse, si on ne tient pas compte de l’histoire de l’ours blessé, aura été à toute fin pratique fructueuse. Chacun ayant trouvé son profit, principalement le boucher du supermarché Steinberg qui s’affaire depuis des lunes au dépeçage et, pour certains, à la congélation des viandes.
 
Pour revenir à cette histoire d’ours blessé, ce qui circula dans le village à la suite de la rencontre organisée par le maire et tenue à l’église paroissiale tournait autour de deux éventualités : le vétérinaire trouverait un moyen pour le neutraliser ; les policiers, s’ils se présentaient d’abord, tireraient à boulets rouges sur lui, au nom de la protection civile. Faut dire que nous vivons encore sous un parapluie de sécurité installé par le gouvernement afin que des événements semblables à ceux de la Crise d’octobre - 1970 - ne se reproduisent pas. Autour des hypothèses officielles, en sous-entendu, il fallait s’y attendre, rumeurs et ragots alimentaient les discussions dans les chaumières. Toutes visaient directement ou indirectement Don, le garde-forestier. Lui seul pouvait connaître, s’il existait réellement, le chasseur à l’arc responsable de cette mésaventure. Chacun avait rapidement annoncer qu’il chassait armé d’une carabine, qu’il ne connaissait personne utilisant cet instrument de «sauvage ou d’indien ».  
 
La discussion s’étendit jusque dans la cour de l’école primaire des Saints-Innocents. Patrick, le garçon frondeur, fils de Monsieur le maire, n’allait pas manquer de s’en prendre à Chelle, la qualifiant de tueuse d’ours tout comme son père.  » On ne devrait pas avoir des sauvages comme vous autres dans notre village. Vous êtes dangereux, même pas capables de tuer un ours, seulement le blesser pour le rendre tellement en colère qu’il peut attaquer n’importe qui. Allez-vous-en chez vous, c’est pas votre place ici.
 
La petite fille, très calme, fixait l’imposant garnement dans les yeux, cherchant à se rapprocher de Benjamin. Absent. Pourtant, jamais il ne la quittait d’un pouce.
  
- Qu’est-ce que je viens d’entendre, Patrick ?  Abigaelle, alertée par Benjamin, venait d’intervenir.   Tu te rends tout de suite au bureau de madame Saint-Gelais lui raconter ce qui vient de se dérouler. Ne t’avise pas de changer la vérité parce que je m’y rendrai aussi une fois la récréation terminée. Allez, ouste! Vous autres, les grands, je suis contente de voir que vous vous mélangez aux plus petits, tout doit continuer à se passer dans un climat de camaraderie, comme des amis.
 
L’éducatrice ne ratait jamais une occasion de passer son message de bonne entente, d’échanges courtois entre tous les élèves de l’école, grands comme petits. Elle partageait son temps de surveillance avec une autre enseignante qui, toutes agissaient ainsi, s’installait à la porte d’entrée de l’école à l’abri du vent ou du froid, alors que Abigaelle organisait des jeux qui se voulaient éducatifs, modifiant à l’occasion les mots qu’à l’habitude on utilisait, qu’ils soient en anglais ou menant à la chicane : elle ne disait plus «tu es mort» mais «tu es hors jeu», modifiant le terme «ennemis» pour «adversaires», proposant de muter les joueurs des équipes afin d’équilibrer les forces. Ça ne faisait pas toujours l’affaire des plus grands, habitués à des règles favorisant les plus forts, écrasant les perdants. On peut dire qu’en cette fin du mois de novembre plusieurs habitudes avaient déjà été corrigées.
 
La récréation de l’après-midi s’achevait lorsque tous entendirent le bruit des sirènes provenant du centre du village. Madame Saint-Gelais exigea du concierge qu’il aille aux nouvelles. Il revint quelques minutes plus tard alors que tout le monde était en classe.   » Monsieur le curé... criait-il, peinant à reprendre son souffle.
- Quoi, Monsieur le curé ? Qu’est-ce qui se passe ?
- L’ambulance vient de partir avec lui dedans, le concierge ne sachant trop comment achever ses explications tellement la directrice le bousculait à les exposer.
- A-t-il été attaqué par l’ours blessé?
- On l’a retrouvé dans le cimetière. Monsieur le maire est là. La police doit arriver dans pas long.
- Avez-vous plus de détails ? L’ours l’a attaqué alors que Monsieur le curé se promenait dans le cimetière, c’est bien ça?
- Je ne le sais pas, seulement qu’on a fait venir Don de toute urgence.
 
La situation trop peu claire à son goût madame Saint-Gelais, roide dans son fauteuil roulant, décrocha le téléphone. Au presbytère, au local municipal, pas de réponse. Elle rejoint finalement Angela au bureau de poste qui n’en savait guère plus. Ne lui restait qu’à rejoindre son frère Benoît qui se présenta à l’école après s’être rapidement informé sur les faits auprès des premiers répondants. Il stationna sa camionnette bleue devant la porte d’entrée, rejoignit sa sœur au regard impavide, seule dans son bureau.
 
- En sais-tu plus que ce que j’ai appris du concierge ?
 
Benoît Saint-Gelais, manifestement plus jeune que la directrice de l’école, raconta ce qu’il savait, tout cela dans des mots hachurés sortant d'une bouche dans laquelle ses dents jaunes, couleur nicotine, bloquaient difficilement les postillons qui lui tombaient sur le menton. Ce sont principalement les yeux de ce type qui attirent l’attention : gris métallique, ces yeux projettent sur ce qu’il regarde, en raison de leur fixité, des messages hostiles.
 
- Une crise cardiaque. Se promenait dans le cimetière. A vu l’ours blessé. Pris peur. Est tombé raide mort.
- Monsieur le curé était seul dans le cimetière, à part l’ours bien sûr ?
- Sais pas.
- As-tu parlé à quelqu’un ? Au maire ? Aux premiers secours ?
- J’ai juste écouté ce qui se disait.
- Et on disait quoi?
 
Benoît esquissa un rictus que sa sœur ne sut interpréter correctement. Alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, une autre question le retint.
 
- Pourquoi a-t-on appelé Don ?
- Le maire et lui jasaient ensemble quand je suis parti.
- Imbécile ! Je t’ai envoyé aux nouvelles et lorsqu’il est possible d’en apprendre un peu plus, tu quittes les lieux. Vraiment... Tout un imbécile...
 
Le frère de la directrice, tournant les talons, s’apprêtait à se diriger vers la sortie de l’école lorsque Abigaelle arriva au bureau de madame Saint-Gelais. Celui-ci s’arrêta, la fixa des yeux, esquissa ce qui pouvait être perçu comme un début de sourire, puis sortit. La camionnette bleue démarra en trombe, un départ impromptu qui laissa tout de même assez de temps à l’éducatrice pour reconnaître celle qui à deux occasions avait failli la renverser. Volontairement ou involontairement ?
 
Sans frapper à la porte du bureau, Abigaelle demanda à la directrice si elle était intervenue auprès de Patrick à la suite de son comportement lors de la récréation de l’avant-midi. La réponse fut aussi sèche que l’âme de celle qui la prononça  » Je ne vois aucun mal à s’inquiéter d’une situation qui trouble toute la municipalité, surtout que cet enfant devait être au beau milieu du centre décisionnel. D’ailleurs, il ne fait que dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.
 
L’éducatrice ne voulut pas s’élancer dans un débat, mais cela confirmait son opinion au sujet de la femme en fauteuil roulant.




Si Nathan avait su (34)

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