mardi 24 juin 2025

Si Nathan avait su (37)

 

L’odeur de patchouli, en entrant dans la maison des parents de Benjamin, rappela à Abigaelle les propos tenus par Herman Delage en réponse à sa question : pouvait-il lui fournir un peu de haschisch ? Cette demeure qui, de l’extérieur, pourrait ressembler à toutes celles qui occupent le territoire de la municipalité des Saints-Innocents, se trouve complètement transformée une fois qu’on y pénètre. Une seule grande pièce au rez-de-chaussée regroupant cuisine, cuisinette, salle à manger, salon et tout au fond s’élève fièrement jusqu’au plafond une bibliothèque qui attire le regard dès qu'on entre. Aucun rideau aux fenêtres, partout des meubles antiques qui sans aucun doute feraient l’envie des collectionneurs à une époque où les objets d’antiquité sont particulièrement recherchés, et du bois, que du bois aux murs, du plancher au plafond créant une chaleureuse ambiance. L'éclairage feutrée enveloppe cette pièce d'une sereine atmosphère, de cette douceur invitant à accueillir l'autre dans toute sa simplicité ; l'effet fut tel que l’éducatrice accepta l’invitation à souper formulée par Jésabelle, mais refusa la bière offerte par Daniel prétextant la route à parcourir lors de son retour.
 
- Nous ne sommes pas très à l’aise avec le «vous» et les formalités, dit Daniel, que dirais-tu si nous passions immédiatement au «tu» ?
- Benjamin l’utilise déjà et ça me plaît beaucoup.  Moi, c’est Abigaelle. Abigaelle Thompson.
- Bravo ! Daniel Cloutier, Jésabelle Proulx.
- Voilà donc les présentations faites, interrompit la maman de Benjamin qui propose à son fils de présenter sa chambre ainsi que le solarium à son éducatrice.
 
Cette maison respire par des fenêtres aux quatre pans, doubles et surprenamment hautes. Daniel lui raconta que sa femme et lui, en conflit avec ses parents pour des questions qu’on pourrait qualifier de professionnelles - le père et le fils ne s'intéressant absolument pas au type d’agriculture pratiquée dans ce village - ce dernier n'y voyant aucun avenir, lui préférant les céréales - le couple leur fit acheter cette maison qui à l’époque tombait en ruines, tout comme les relations entre Jésabelle et ses beaux-parents.

- « D’ailleurs, si je ne me trompe pas, tu habites la maison située tout juste en face de l’école primaire.   Abigaelle confirma.     Eh bien, celle-ci a été construite en même temps et par le même propriétaire. Elle lui servait de lieu de chasse de sorte qu'il a dû lui-même ouvrir le chemin pour s'y rendre. Il demeurait où tu vis actuellement avant quitter le canton... sans avertissement. La municipalité a mis en vente les deux maisons ; mes parents ont acheté celle-ci et Monsieur Champigny, celle devant l’école. Il ne l’a jamais habitée mais a toujours vu à son entretien.» 

Maintenant que Daniel lui exposait l’histoire des deux maisons, elle reconnut en effet certaines similitudes entre elles.
 
À l’époque où Jésabelle était enceinte de Benjamin, tous les deux l’ont retapée, remise en état de recevoir une famille et surtout, en ont fait la résidence dans laquelle ils souhaitaient vivre et élever leurs enfants. Située loin du village (ce qui n’aura jamais été un problème pour eux) elle est également très loin des terres que Daniel cultive - un tout petit peu de maïs pour ne pas effaroucher le voisinage - mais la culture du blé, de l’avoine, du sarrasin et du seigle demeure la base de son travail. Le fait qu’elle soit installée à l’extrémité d’un rang sans nom, sans numéro et sans asphalte a exigé certaines autorisations, comme celle d’y raccorder le courant électrique. Mais la grande réforme menée par le gouvernement de Jean Lesage dans les années ‘60, celle de nationaliser l'électricité pilotée par René Lévesque, avait installé une règle fondamentale inscrite dans la loi : «tout citoyen du Québec, maintenant propriétaire des ressources hydroélectriques sur son territoire, a le droit d’être alimenté en électricité directement chez lui.» Et comme la municipalité des Saints-Innocents ne souhaitait pas être accusée de favoritisme ou pire, de racisme, on électrifia par la même occasion l’autre rang, parallèle à celui-ci et au bout duquel s’était installée une famille autochtone en provenance de l’Ontario. Toutefois, et on fut très clair sur ce point, il n'était absolument pas question que ces deux rangs soient inscrits au cadastre de la ville, évitant par la même occasion d’avoir à les entretenir en toute saison, les laissant du même jet de plume sans adresse postale et presque sans identité juridique, ce que la famille ojibwée n'aura jamais contestée.
 
Benjamin et Abigaelle reviennent de leur visite à l’étage.
 
- C’est magnifique ! J’adore toutes ces ouvertures sur l’extérieur même si aujourd’hui il est plutôt difficile d’en apprécier la lumière. Tu sais Jésabelle, c’est ce qui m’a plu dès mon entrée dans la maison que j’ai louée, toute cette lumière fusant de partout, autant en bas qu'à l'étage. J'ai l'impression d'être aussi bien ici que chez moi.
- Lorsque nous sommes revenus de notre «trip» hippie, continua Jésabelle, assez vite nous nous sommes aperçus que notre manière de vivre rebutait pas mal la population. La famille de Daniel d’abord. De sorte que tout ce qui nous construisions ici, eh bien c’était comme façonner l’avenir sans nous soucier des villageois, l’adapter à nos besoins actuels et futurs en redonnant vie à un environnement exceptionnel.
- C’est un peu ce qu’on appelle un «work in progress», répondit l’éducatrice qui n’avait pas encore remarqué la présence d’un chien, confortablement installé derrière le poêle à bois. S’en approchant pour lui tendre une main à renifler, elle dit « Il est sublime.»
- On te présente Walden, annonça Daniel remarquant l’interrogation dans le visage de Abigaelle.  Oui, oui, en référence à Thoreau.
- Un naturaliste qui, sans le savoir peut-être, pourrait être associé au mode de vie hippie autant qu’à celui de ceux qui retournent vivre dans les bois. C’est vrai que cela vous ressemble tous les deux.
 
À l’extérieur le vent faiblissait, ne s’écrasait plus la neige aux fenêtres de la maison des parents de Benjamin. Jésabelle invita tout le monde à table, son potage aux légumes fumait dans la soupière bleu et blanche, cadrant magnifiquement bien avec l’ensemble et l’odeur de patchouli.
 
- C’est la première fois que nous recevons à souper, dit Benjamin qui venait de s’asseoir sur un livre, ce que remarqua l'éducatrice.
- Certainement pas la dernière, ajouta Jésabelle.
- Faudra inviter Chelle un jour.                Dans les yeux du garçonnet une lueur passa comme un éclair de bonheur.  
- Ils sont de merveilleux complices tous les deux. L’un et l’autre c’est beaucoup comme deux arbustes poussant ensemble, dans un environnement idéal.   Abigaelle fit une pause, déposa sa cuillère près du bol puis acheva son idée.   J’en suis à ma première année d’enseignement dans une classe du pré-scolaire, mais je continue mes études à l’Université Laval de Québec : un doctorat en éducation dont le thème est justement l’enseignement au pré-scolaire. Seulement travailler à modifier le terme «maternelle» par «pré-scolaire» n’est pas une sinécure, alors imaginez si on s’échine à vouloir en transformer les objectifs, le cadre et surtout les habitudes qui y sont incrustées, ce n’est pas demain la veille qu’on verra poindre des changements. Mais je suis patiente… à l’occasion je manifeste de l’impatience... surtout envers ma directrice… disons que nous ne partageons pas le même vocabulaire et ne nous entendons pas sur l’aspect pédagogique de ce service essentiel pour nos enfants.
- Je sais, Madame Saint-Gelais est… pour le moins, disons… intransigeante, ajouta Daniel. Ceux qui l’ont connue auparavant, je veux dire avant son terrible accident, et qui la voient maintenant… ce n’est pas tout à fait la même personne. Certains au village disent «quand tu frappes un arbre de face, tu crains toujours qu’un autre te rende la pareille.»
 
Il y eut un moment de silence, quelques ébrouements de Walden l’agitèrent, puis Benjamin relança la conversation.
 
-  Chelle m’a parlé ce matin de son père et devait continuer son récit dans le bus après la classe, mais la tempête a tout changé. Je n’ai reçu qu’une partie seulement de l'histoire. Peut-être que demain… crois-tu Jésa que nous aurons de l’école demain ?   Sa mère répondit que ça serait la décision de la commission scolaire, mais qu’il devra se préparer comme à l’habitude.   J’ai hâte de connaître la suite, finit-il.
- Est-ce que c’est comme un secret ?
- Non Jésa, je lui ai dit que dans ma famille il n’y a pas de secret.
- D’accord, et elle t’a raconté cette histoire après que tu lui aies dit cela ?
- Oui, et elle veut que je vous en parle. Mademoiselle Abigaelle, tu es comme nos parents à Chelle et à moi, alors tu peux aussi l’entendre.
 
Le garçon se leva, prit le livre sur lequel il était assis et, d’un air sérieux, raconta dans ses propres mots ce qu’il avait retenu du récit de la confession de Don à sa fille.








Si Nathan avait su (37)

  L’odeur de patchouli, en entrant dans la maison des parents de Benjamin, rappela à Abigaelle les propos tenus par Herman Delage en réponse...