vendredi 25 avril 2025

Si Nathan avait su (27)

                                                                                                                              

                         
Une odeur de lavande mêlée à l’eucalyptus embaume la maison, de la cuisine à l’étage. Abigaelle, d’origine australienne, a vécu quelques années à peine au sud de Perth, région où poussent les eucalyptus, ces arbres aux feuilles d’or.  Arbre emblématique de l’Australie, il aura toujours suivi la jeune fille qui, plus jeune déjà, en collectionnait les images pour garnir les murs de sa chambre d’adolescente. Un jour viendrait, se disait-elle souvent, où elle retournera goûter directement cette odeur qui, littéralement, ne cesse de la transporter. 
    
 
                                                                              
 
Munie de son permis de chasse, l’éducatrice a prévu une randonnée en forêt, un peu pour s’y évader, explorer les lieux et tenter sa chance ; peut-être reviendrait-elle avec un cerf de Virginie sur le toit de sa Westfalia. Ne sachant trop s’il était prudent de s’aventurer seule dans les bois, un arrêt au bureau de poste afin d’en parler à Angelina s’imposait. Elle profiterait de l’occasion pour faire plastifier son permis de chasse, valide pour les deux prochaines années, l’autorisant ainsi à chasser tous les types de gibier. 

La maîtresse de poste avait réussi à convaincre ses patrons d’adapter l’horaire selon les différentes saisons. Elle songeait surtout à la période plus obscure, celle qui s’étend de novembre au mois de mars alors que la noirceur vient plus rapidement : elle proposa d’ouvrir le bureau postal plus tard le matin pour le fermer vers 4 heures de l’après-midi, sauf le samedi alors que la pancarte affichera FERMÉ dès midi. Rapidement accepté, tous s’y adaptèrent sauf madame Brodeur qui n’allait pas manquer de se plaindre que tous ces changements la perturbaient.
 
- De bonne heure pour un samedi matin, c’est ainsi que Angelina salua l’éducatrice tout à fait resplendissante dans son costume à l’allure militaire, mais fort peu adapté pour se balader dans la forêt à ce temps de l’année.
- C’est à croire que toutes nos rencontres ont lieu seulement quand j’ai besoin d’un renseignement ou d’un conseil. Cette fois j’ai un service à vous demander : plastifier mon permis de chasse.
- Vous avez donc rencontré Don.
- Ainsi que sa famille, enfin je le crois. Chelle et sa mère m’ont tenu compagnie avant l’arrivée du garde-forestier, mais il m’a semblé toutefois qu’une personne se tenait à l’intérieur de la maison, je ne sais trop pourquoi elle ne s’est pas mêlée à nous.
 
La maîtresse de poste, retenant sa langue, déplaçait quelques enveloppes traînant sur le comptoir. Cette femme en sait beaucoup, c’est évident, se disait Abigaelle qui crut nécessaire d’éviter le sujet pour ne pas bousculer cette femme qu’elle jugeait indispensable à son intégration dans le village des Saints-Innocents.
 
- Je me prépare pour une balade en forêt.
- Vous n’allez tout de même pas vous promener ainsi vêtue. La chasse est commencée et il est plus prudent de se vêtir d’une couleur éclatante.
- Oui, oui, je sais. J’ai tout ce qu’il faut dans ma mini-van. La seule chose qui me manque c’est une carte topographique de la région. Vous savez à quel endroit il serait possible de m’en procurer une ?
- Difficile pour moi de vous informer là-dessus, mais je crois que le grand garçon qui travaille à l’épicerie le pourrait peut-être. C’est le fils des propriétaires. Il revient de l’université à l’occasion pour donner un coup de main à ses parents.
- Merci Angelina, sans vous je serais bien mal prise. Oups ! J’allais oublier mon permis.
- Soyez prudente, la forêt renferme bien des surprises, répondit la dame tout en lui remettant le document plastifié.
- Entre autres.
 
L'aura de ce samedi du début novembre hésitait entre l’éclatement des lourds nuages qui se déverseraient en une pluie froide et la dolente nostalgie qui vient après Halloween, fête que tous les enfants du village ainsi que ceux des rangs qui l’entourent, adorent sans trop en comprendre le sens profond. Une habitude particulièrement bizarre s’est installée au cours des années dans le village des Saints-Innocents. Un vieux curé qui fut nommé chanoine vers la fin de sa vie, avait instauré une coutume, celle de célébrer à 5 heures de l’après-midi une messe en hommage aux paroissiens décédés au cours de l’année, suivie d’une visite au cimetière qui jouxte l’église. Certains y virent une réponse religieuse à une activité païenne, celle de Halloween ; pour inciter les paroissiens à s’y rendre, la célébration était gratuite. Toutes les messes célébrées à cette époque, exception faite pour celles du dimanche, devaient être à la charge des paroissiens qui les commandaient. D’autres avancèrent l’idée qu’il s’agissait d’un pied de nez aux familles qui, selon le curé chanoine, oubliaient volontairement ou non de se rendre au cimetière pour nettoyer les monuments ou tout bêtement ne s’y rendaient tout simplement pas. De toute manière la tradition survivait encore maintenant.
 
L’automne qui assombrissait les jours et les nuits autant que l’humeur de bien des gens retrouvait un peu d’énergie dans la forêt puisque la chasse régnait en maîtresse souveraine. On se rappelle que les dates sont aléatoires puisque relevant directement du comité qui les régit, ainsi que les types de gibier à pister. Était confiée à Don, le garde-forestier, la tâche parfois ardue de contrôler les prises ainsi que de combattre le braconnage. L’extension de l’agenda qu’il présenta comme moyen de diminuer certaines irrégularités ainsi que des abus, unanimement adoptée, donna des résultats immédiats. Ledit comité, lors de son bilan annuel, signalait le nombre d’individus abattus pour chacune des catégories de gibier, colligeait les informations recueillies pour chaque cheptel, partageait les inquiétudes des chasseurs quant à la dégradation du territoire, mais jamais ne mentionnait l’excellent travail que l’autochtone effectuait durant la saison de chasse ainsi que celui réalisé durant le temps où il était permis de pêcher. La liste exhaustive remise aux membres du comité sur laquelle la nomenclature des délinquants se retrouvait, ne fut jamais publiée, encore moins annoncée lors de la réunion annuelle. Don s’en est rapidement aperçu et ne souleva pas cette question qu’il considérait comme une partie importante de son travail, voire essentielle. Craignant que l’on mette en doute ses capacités à écrire correctement, il avait choisi de se taire. Se taire tout comme sa famille avait appris à le faire depuis leur départ de Sault-Sainte-Marie et leur arrivée ici, dans ce village qui leur fut si longtemps hostile, aujourd’hui indifférent à ce qui pouvait bien se vivre au bout du rang sans numéro, sans nom, sans asphalte. Les papiers officiels sur lesquels la donation du terrain en échange de son entretien contenaient aussi le droit d’y construire une seule maison, de voir à ce qu’elle réponde aux règlements d’hygiène, tous ces papiers officiels furent signés et officialisés par le Ministère fédéral des Affaires indiennes et du Développement du Nord à la fin des années 1960, contenaient deux clauses cachées : interdiction d’y accueillir d’autres familles que celle inscrite au registre et défense de vendre ou louer ladite maison sans l’autorisation unanime du conseil municipal du village des Saints-Innocents. Au début, les autorités municipales, par crainte de représailles provenant des familles ojibwées ontariennes qui suivaient de près cette affaire, reportaient de mois en mois les visites d’inspection des lieux tel que prescrit dans le document et mandatèrent le notaire en fonction dans le village de voir à ce que toutes les clauses soient dûment respectées… surtout par la famille autochtone.
 
La docilité de Don reposait principalement sur le fait que s’en prendre à ceux qui ne cessaient de se définir comme des «habitants de souche» était contre-productif, ce qui lui importait surtout étant d’assurer un avenir sécuritaire aux siens. Misant sur l’usure du temps, des conflits et de la rancune sans fondement, il s’attarda du mieux qu’il le pouvait à s’intégrer à la vie du village. Sa fille, Chelle, était née dans un hôpital blanc, allait maintenant à l’école des blancs, parlait leur langue et se confrontait à leurs us et coutumes, ce qui lui permettrait d’envisager le futur avec un certain optimisme. Bien sûr, sa mère ne respirait que par l’oxygène du traditionalisme ojibwé qu’elle n’hésitait pas à proposer à Chelle, convaincue que l’épouse de Don, la femme sans nom, enceinte de son deuxième enfant qui s’avérait, selon les prévisions, être une fille, un peu par fragilité ou encore la difficulté à imposer ses vues, probablement en raison des ennuis subis en Ontario - sa famille ayant mauvaise réputation - tentait, péniblement il faut le dire, à contrebalancer l’influence de la vieille ancêtre s’étant elle-même imbue du pouvoir de son mari décédé, enterré sous un bouleau blanc dans le boisé de l’autre côté du chemin.
 
*****
 
                             

Abigaelle, laissant la Westfalia stationnée en face du bureau de poste, se dirigea à pied vers le supermarché Steinberg, rue Principale. Chacun des maires de la municipalité des Saints-Innocents, sans doute par désir d’entrer dans la postérité, s’était donné un mandat qui allait perpétuer son nom et celui de sa famille. Que ce soit le magistrat qui œuvra à la construction de l’école primaire, lui qui occupait au même moment la présidence de la commission scolaire ; que ce soit l’illustre personnage tenant absolument à se faire appeler «Monsieur le Maire» qui se consacra deux mandats durant à l’ouvrage complexe de s’assurer que tous les rangs menant vers le village soient pavés, à l’exception bien sûr de ceux, parallèles, qui ne possédaient chacun qu’une seule résidence ; que ce soit le successeur de ce dernier qui, dans un élan patriotique inattendu, fit ouvrir le bureau de poste et l’ultime projet que fut la construction d’un édifice municipal qui abriterait la salle des réunions et le service des pompiers ; enfin, et non le moindre, ce personnage politique qui croyait de son devoir de faciliter la vie de ses citoyens qui se plaignaient d’avoir à se rendre dans une autre municipalité pour faire leurs courses ou contraint de faire affaire avec l'épicier ambulant envisagea la création d'un petit centre d’achat qui, en fin de compte, se résumera au supermarché Steinberg. L’actuel premier magistrat, moins exubérant et plus pragmatique, consacrait ses énergies à rénover les infrastructures et, son dada, payer la dette que ses prédécesseurs lui ont léguée.
 
L’éducatrice entra chez Steinberg en ce samedi matin incertain, se dirigea vers la caissière qui achevait de répondre à une cliente, lorsque derrière elle un éclat de voix la surprit : mademoiselle Thompson, est-ce bien vous ?
 
Se retournant, elle fit face au grand jeune homme qui venait tout juste de l'interpeller…

1151e billet

  La pluie dépose sa fatigue   Il y a la pluie qui vient                                                        on la sent, ne la voit pas b...