vendredi 25 avril 2025

Si Nathan avait su... (27) Revu et corrigé

                                                                                                                              

                         

Une odeur de lavande mêlée à l’eucalyptus embaume la maison, de la cuisine à l’étage. Abigaelle, d’origine australienne, a vécu quelques années à peine au sud de Perth, région où poussent les eucalyptus, ces arbres aux feuilles d’or.  Arbre emblématique de l’Australie, il aura toujours accompagné la jeune fille qui, plus jeune déjà, en collectionnait les images pour garnir les murs de sa chambre d’adolescente. Une seule pause, lorsqu’elle fit un transit de quelques semaines à Londres dans le quartier South Kessington, demeurant chez Madame Davidson, dame d’une grande noblesse qui perfectionna sa manière de s’exprimer en anglais et lui enseigna le français qu’elle jugeait indispensable chez une jeune fille bien et surtout qui s’installerait au Québec, dans la grande ville de Montréal où déjà ses parents habitaient.

Un jour viendrait, se disait-elle souvent, où elle retournera goûter directement cette odeur qui, littéralement, ne cesse de la transporter.     
 
                                                                              
 
Munie de son permis de chasse, l’éducatrice a prévu une randonnée en forêt, un peu pour s’évader, y explorer les lieux et tenter sa chance ; peut-être reviendrait-elle avec un cerf de Virginie sur le toit de sa Westfalia. Ne sachant trop s’il était prudent de s’aventurer seule dans les bois, un arrêt au bureau de poste afin d’en parler à Angelina s’imposait. Elle profiterait de l’occasion pour faire plastifier son permis de chasse, valide pour les deux prochaines années, l’autorisant à chasser tous les types de gibier. 
 
La maîtresse de poste avait réussi à convaincre ses patrons d’adapter l’horaire selon les différentes saisons. Elle songeait surtout à la période plus obscure, celle qui s’étend de novembre au mois de mars alors que la noirceur vient plus rapidement : elle proposa d’ouvrir le bureau postal plus tard le matin pour le fermer vers 4 heures de l’après-midi, sauf le samedi alors qu’une pancarte affichera FERMÉ dès midi. Rapidement accepté, tous s’y adaptèrent sauf madame Brodeur qui n’allait pas manquer de se plaindre que tous ces changements la perturbaient.
 
- De bonne heure pour un samedi matin, c’est ainsi que Angelina salua l’éducatrice tout à fait resplendissante dans son costume à l’allure militaire fort peu adapté pour une balade dans la forêt à ce temps de l’année.
- C’est à croire que toutes nos rencontres ont lieu seulement quand j’ai besoin d’un renseignement ou d’un conseil. Cette fois j’ai un service à vous demander : plastifier mon permis de chasse.
- Vous avez donc rencontré Don.
- Ainsi que sa famille, enfin je crois. Chelle et sa mère m’ont tenu compagnie avant l’arrivée du garde-forestier, mais il m’a semblé toutefois qu’une personne se tenait à l’intérieur de la maison, je ne sais trop pourquoi elle ne s’est pas mêlée à nous.
 
La maîtresse de poste, retenant sa langue, déplaçait quelques enveloppes traînant sur le comptoir. Cette femme en sait beaucoup, c’est évident se disait Abigaelle qui crut nécessaire d’éviter le sujet pour ne pas bousculer celle qu’elle jugeait indispensable à son intégration dans le village des Saints-Innocents.
- Je me prépare pour aller en forêt.
- Tout de même pas vous promener ainsi vêtue. La chasse est commencée et il est plus prudent de se vêtir d’une couleur éclatante.
- Oui, oui, je sais. J’ai tout ce qu’il faut dans ma mini-van. La seule chose qui me manque c’est une carte topographique de la région. Vous savez à quel endroit il serait possible de m’en procurer une ?
- Difficile pour moi de vous informer là-dessus, mais je crois que le grand garçon qui travaille à l’épicerie le pourrait peut-être. C’est le fils des propriétaires. Il revient de l’université à l’occasion pour donner un coup de main à ses parents.
- Merci Angelina, sans vous je serais bien mal prise. Oups ! J’allais oublier mon permis.
- Soyez prudente, la forêt renferme bien des surprises, répondit la dame tout en lui remettant le document plastifié.
- Entre autres.
 
L'aura de ce samedi du début novembre hésitait entre l’éclatement des lourds nuages qui déverseraient une pluie froide et la dolente nostalgie qui vient après Halloween, fête que tous les enfants du village ainsi que ceux des rangs environnants adorent sans trop en comprendre le sens profond.
 
Une habitude particulièrement bizarre s’est installée au cours des années dans le village des Saints-Innocents. Le vieux curé nommé chanoine sans doute pour récompenser ses années de services auprès des paroissiens, avait instauré une coutume, celle de célébrer à 5 heures de l’après-midi une messe en hommage aux paroissiens décédés au cours de l’année, suivie d’une visite au cimetière qui jouxte l’église. Certains y virent une réponse religieuse à une activité païenne, celle de Halloween. Pour inciter les paroissiens à y assister, la célébration était gratuite. Toutes les messes célébrées à cette époque, exception faite pour celles du dimanche, devaient être à la charge des fidèles qui les commandaient. D’autres avancèrent l’idée qu’il s’agissait d’un pied de nez aux familles qui, selon le curé chanoine, oubliaient volontairement ou non de se rendre au cimetière nettoyer les monuments ou tout bêtement ne s’y présentaient tout simplement pas. La tradition survit encore maintenant.
 
L’automne assombrissant les jours et les nuits ainsi que l’humeur de bien des gens retrouvait un peu d’énergie dans la forêt où la chasse régnait en maîtresse souveraine. 

On se rappelle que les dates sont aléatoires puisqu'elles relèvent directement du comité qui les régit, ainsi que les types de gibier à pister. Était confiée à Don, le garde-forestier, la tâche parfois ardue de contrôler les prises ainsi que de combattre le braconnage. L’extension de l’agenda qu’il présenta comme moyen de diminuer certaines irrégularités ainsi que des abus, unanimement adoptée, donna des résultats immédiats. 

Ledit comité, lors de son bilan annuel, signale le nombre d’individus abattus pour chacune des catégories de gibier, collige les informations recueillies pour chaque cheptel, partage les inquiétudes des chasseurs quant à la dégradation du territoire, mais jamais ne mentionne l’excellent travail que l’autochtone effectue durant la saison de chasse ainsi que celui réalisé durant le temps où il est permis de pêcher. La liste exhaustive remise aux membres du comité sur laquelle la nomenclature des délinquants se retrouve, ne fut jamais publiée, encore moins annoncée lors de la réunion annuelle. Don s’en est rapidement aperçu et ne soulève pas cette question qu’il considère comme une partie importante de son travail, voire essentielle. Craignant que l’on mette en doute ses capacités à écrire correctement, il choisit de se taire.
 
Se taire... tout comme sa famille avait appris à le faire depuis leur départ de Sault-Sainte-Marie et leur arrivée ici, dans ce village qui lui fut si longtemps hostile, aujourd’hui indifférent à ce qui pouvait bien se vivre au bout du rang sans numéro, sans nom, sans asphalte. Les papiers officiels sur lesquels la donation du terrain en échange de son entretien contiennent aussi le droit d’y construire une seule maison, de voir à ce qu’elle réponde aux règlements d’hygiène, papiers officiels signés et officialisés par le Ministère fédéral des Affaires indiennes et du Développement du Nord à la fin des années 1950. 

Deux clauses cachées s’y trouvent :  interdiction d’y accueillir d’autres familles que celle inscrite au registre et défense de vendre ou louer ladite maison ainsi que le terrain sans l’autorisation unanime du conseil municipal du village des Saints-Innocents. 

Au début, les autorités municipales, par crainte de représailles provenant des familles ojibwées ontariennes qui suivaient de près cette affaire, reportaient de mois en mois les visites d’inspection des lieux tel que prescrit dans le document et mandatèrent le notaire en fonction dans le village de voir à ce que toutes les clauses soient dûment respectées… surtout par la famille autochtone.
 
La docilité de Don repose principalement sur le fait que s’en prendre à ceux qui ne cessent de se définir comme des «habitants de souche» lui apparaît contre-productif, ce qui lui importe surtout étant d’assurer un avenir sécuritaire aux siens. Misant sur l’usure du temps, des conflits et de la rancune sans fondement, il s’attarde du mieux qu’il le peut à s’intégrer à la vie du village.
 
Sa fille, Chelle, née dans un hôpital blanc, va maintenant à l’école des blancs, parle leur langue et se confronte à leurs us et coutumes, ce qui lui permettra d’envisager l’avenir avec un certain optimisme. 

Bien sûr, sa mère ne respire que l’oxygène du traditionalisme ojibwé qu’elle n’hésite pas à proposer à Chelle, convaincue que l’épouse de Don, la femme sans nom, enceinte de son deuxième enfant qui s’avérerait, selon les prévisions, être une fille, un peu par fragilité ou encore la difficulté à imposer ses vues, probablement en raison des ennuis subis en Ontario - sa famille ayant mauvaise réputation - tente, péniblement il faut le dire, à contrebalancer l’influence de l’ancêtre imbue par elle-même du pouvoir de son mari décédé, enterré sous un bouleau blanc dans le boisé de l’autre côté du chemin.

 

*****

 
                             

Abigaelle, laissant la Westfalia stationnée en face du bureau de poste, se dirigea à pied vers le supermarché Steinberg, rue Principale. 

Chacun des maires de la municipalité des Saints-Innocents, sans doute par désir d’entrer dans la postérité, s’était donné un mandat qui allait perpétuer son nom et celui de sa famille. Que ce soit le magistrat qui œuvra à la construction de l’école primaire, lui qui occupait au même moment la présidence de la commission scolaire ; que ce soit l’illustre personnage tenant absolument à se faire appeler «Monsieur le Maire» qui consacra ses deux mandats à l’ouvrage complexe de voir à ce que tous les rangs menant vers le village soient pavés, à l’exception bien sûr de ceux, parallèles, qui ne possédaient chacun qu’une seule résidence ; que ce soit le successeur de ce dernier qui, dans un élan patriotique inattendu, fit ouvrir le bureau de poste et l’ultime projet que fut la construction d’un édifice municipal qui abriterait la salle des réunions et le service des pompiers ; enfin, et non le moindre, ce personnage politique qui croyait de son devoir de faciliter la vie de ses citoyens qui se plaignaient d’avoir à se rendre dans une autre municipalité pour faire leurs courses ou contraint de faire affaire avec l'épicier ambulant, envisagea la création d'un petit centre commercial qui, en fin de compte, se résumera au supermarché Steinberg. L’actuel premier magistrat, moins exubérant, plus pragmatique, consacre ses énergies à rénover les infrastructures et, son dada, payer la dette que ses prédécesseurs lui ont léguée.
 
L’éducatrice entra chez Steinberg en ce samedi matin incertain, se dirigea vers la caissière qui achevait de répondre à une cliente, lorsque derrière elle un éclat de voix la surprit : Mademoiselle Thompson, est-ce bien vous ?
 
Se retournant, elle fit face à un grand jeune homme qui venait tout juste de l'interpeller…

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