lundi 29 septembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 11

 


    Ojibwée ne bougeait pas. La chienne se tenait au garde-à-vous près de la camionnette bleue après avoir reniflé les pneus et la portière, n’étant pas certaine de reconnaître le jeune homme hésitant à descendre de son véhicule.   
 
- Chelle, retourne vers ta maman, je m’occupe de ce visiteur qui vient sans doute pour un permis de chasse ou de pêche.
- On dirait qu’il a peur de Ojibwée.
- Je vais le rassurer.
 
La fillette court vers la maison alors que Don, caressant la tête de sa chienne, annonce au chauffeur qu’il peut sortir sans crainte.
 
- Tu es le frère de Gord, demande Benoît Saint-Gelais.
- Oui. Il m’a parlé de toi lorsque je suis allé le voir à Sault-Sainte-Marie.
- Sur l’île ?
- Là où la réserve ojie-crie est située.
 
Les deux hommes se toisent. L’un ou l’autre devra lancer la conversation ; Don se dit que cela revient au nouvel-arrivant de le faire, étonné par ce regard d’acier que dégagent les yeux gris métallique du jeune frère de la directrice de l’école primaire des Saints-Innocents dont sa fille lui a parlé de la sévérité de cette femme en fauteuil roulant qui ne se gêne pas, un sourire en coin, pour la surnommer «la petite sauvageonne».
 
Les paroles de Gord lui remontent à l’esprit, celles relatant ce qui a tout à fait l’allure d’agressions sexuelles commises par feu le curé-chanoine de la paroisse. Les confidences de son frère ne précisent pas l’ensemble des détails dont la durée des actes : était-ce depuis plus jeune, depuis la sortie d’un centre pour délinquants fréquenté par Benoît et son retour dans le village des Saints-Innocents. Le garde-forestier devrait en savoir davantage lorsqu’il aura une conversation avec Herman Delage.
 
- Ton frère me doit encore de l’argent, annonça très calmement le chauffeur de la camionnette bleue. Il ne parle pas ma langue et quand je lui ai dit qu’il manquait des sous, il n’a pas compris ou bien il a fait semblant de ne pas comprendre. J’en ai jasé avec Delage qui m’a dit de venir te voir.
- Tu viens pour que je te rembourse ?
- Exact et que je ne peux plus attendre.
- Qu’est-ce qui me dit que c’est la vérité ?
- Moi. J’ai pas hésité à faire le trajet aller-retour en Ontario pour le reconduire, lui et sa femme et une autre fois quand il avait une affaire urgente à régler par ici. C’est Delage qui me l’a demandé. Les deux fois. Il parle la langue de ton frère, le grand Delage.
- Tu sais les voyages de mon frère, j’en suis pas convaincu parce je ne sais pas comment il est parti d’ici et pas au courant qu’il soit revenu par après.
- Il y a trois ans pour le premier, au mois de janvier dernier pour le deuxième voyage. Ça fait quatre transports.
- Bizarre qu’il ne soit pas venu chez nous à ce moment-là.
- J’ai trouvé une place pour qu’il puisse rester durant les quatre cinq jours cet hiver. Avec lui, je ne parle pas. Lui non plus. C’est toujours Delage qui me donne les instructions, puis j’agis.
- Je comprends. Mais tu devras aussi comprendre que j’ai à vérifier tout ça avant d’acquitter la dette, si dette il y a.
- Suis pas menteur.
- C’est pas ce que je dis.
 
À nouveau leurs regards se mettent en position duel. L’un et l’autre scrutant les yeux pour repérer ce qui s’y cache. Rien à voir avec une œillade, un clin d’oeil, les deux hommes se dévisagent sans qu’on puisse être en mesure de déceler quelque intention que ce soit d’un côté comme de l’autre.
 
Finalement et pour éviter de rester sur place plus longtemps, Don rompit l’épreuve de force en déclarant qu’il reviendrait vers lui après avoir éclairci cette affaire si celui-ci lui indiquait l’endroit où il serait possible d’organiser une rencontre.
 
- Je vis chez mes parents. Ils sont faciles à trouver, première maison à gauche quand on entre dans le village. Eux, c’est la première et la nouvelle enseignante, c’est la dernière maison avant de sortir du village. Ma sœur est sa directrice à l’école primaire et comme elle est handicapée je la reconduis le matin et la reprends quand sa journée est finie. C'est jamais pareil tous les jours.
- Pas de souci, je saurai bien te trouver quand ça sera le temps.
- N’attends pas trop, ma patience a ses limites.
- Une provocation ?
- Un conseil.
 
Benoît Saint-Gelais remonta dans sa camionnette au moment où Ojibwée, calme depuis que Don l’a sécurisée, se mettait à le suivre jusqu’à la route.
 
*****
 
C’est le premier matin du monde et j’interroge
Homme demeure errante dans le temps
Un nid fait son feu sous la pluie
Une femme enceinte fleurit son seuil
Un arbre tremble de mille paroles
La chaleur enveloppe l’univers
La lumière creuse des sources
Un secret bouge entre la terre et moi.
- GATIEN LAPOINTE
 
Benjamin répétait cet extrait du poème de Gatien Lapointe, PRÉSENCE AU MONDE. Il le répétait autant pour lui-même que pour Jésabelle qui, depuis quelques jours, se repose dans l’attente des premières contractions qui amèneraient son amie Angelle, la sage-femme, à venir l’assister pour l’accouchement prévu autour du 16 avril. Daniel était d'ailleurs parti dans la grande ville afin de la ramener.
 
C’est douillettement installée sur le divan de la grande pièce du rez-de-chaussée, qu’elle écoute rêveusement son fils lui lire des poèmes - il passait de Grandbois à Nelligan pour s’arrêter chez Gatien Lapointe. Pour reposer sa voix, il plaçait le microsillon de Félix Leclerc puis s’installait par terre appuyé au divan alors que sa mère lui ébouriffait les cheveux.
 
- Tu sais Jésa, je ne comprends pas tout ce que je lis, mais souvent il y a une phrase…
- … un vers, Benjamin…
- … oui un vers d’une strophe qui déclenche dans ma tête des images.
- C’est le cadeau que t’offrent les poètes.
- Je me dis parfois que si je rencontrais le poète de qui je lis les poèmes, eh bien je serais timide et lui demanderais pardon de ne pas tout saisir ses mots.
- Le poète serait d’abord honoré de voir un jeune garçon lire ce qu’il a écrit. Il en profiterait certainement pour te rappeler que la poésie ce n’est pas seulement comprendre c’est aussi ressentir.
- Ressentir… Est-ce que c’est comme sentir ?
- Tout à fait, mais avec un autre sens, un de plus que ceux avec lesquels tu observes comme te l’a expliqué Daniel.
- Un sens numéro six ?
- C’est un peu ça, en effet. Celui-là est assez original. Il te permet de comprendre à ta propre façon ce que tu choisis de recevoir.
- C’est pas clair, Jésa.
- Je te donne un exemple. La lune que tu aimes tant…
- … ma perle fabuleuse…
- … oui, ta perle fabuleuse, eh bien tu la vois avec tes yeux, mais lorsque tu lui donnes un autre nom que «la lune» c’est que tu as vu autre chose d’elle que ce que tes yeux ont vu, tu la vois comme une perle... une perle fantastique, extraordinaire, merveilleuse. Personne d’autre que toi la voit ainsi. Dans les faits, elle n’est pas une perle comme celle qu’on retrouve dans une huître. C’est toi qui a choisi de la voir comme ça, de la nommer ainsi. Ce que j’appelle le sixième sens peut aussi être associé à ce que tu sens, entends, goûtes ou ce que tu touches. Ressentir c’est comme sentir à ta manière. Le poète te dirait cela avec des mots meilleurs que les miens.
- Je saisis ce que tu me dis. J’aime ça ressentir les choses.

Le rêveur en lui prit tout l’espace dans la courte distance qui le séparait de sa mère qui ne cessait de caresser son ventre ressemblant à une outre prête à éclater.
 
Walden confortablement couché près du poêle à bois regardait ces deux complices au moment où dans la cour extérieure la camionnette de Daniel arrivait et qu’en sortait la sage-femme portant son petit bagage.
 
- Et oui mon Benjamin, ton frère frappe à la porte. Il devrait poindre son nez cette semaine. Qu’est-ce que tu dirais d’être avec nous pour son arrivée ?
- Oh! Oui je veux y être.
- Avec Daniel on s’organise pour que tu y sois.
 
Angelle entra, Benjamin courut vers elle qui l’enlaça tendrement.     J’ai pensé t’apporter un livre, lui dit-elle. La poétesse s’appelle Anne Hébert.


- Ça sera la première que je connaîtrai, les autres sont des messieurs.
- Elle est la cousine d’un de ceux que tu lis déjà, Hector de Saint-Denys-Garneau.
- Merci Angelle. Merci.
 
Jésabelle se levait, péniblement il faut l’avouer, rejoignit les deux arrivants qui constatèrent à la voir que la femme en gésine resplendissait, ce qui dans le regard de Daniel signifiait qu’elle était prête.

W A L D E N


Si Nathan avait su... (Partie 2) - 11

       Ojibwée ne bougeait pas. La chienne se tenait au garde-à-vous près de la camionnette bleue après avoir reniflé les pneus et la portiè...