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Jean Piaget |
Pour sûr l’histoire est incomplète. La neige en a abrégé le contenu, coupé les coins ronds. Toutefois, Benjamin avait suffisamment dit pour que les trois adultes qui achevaient leur tisane puissent y déceler quelque chose d’important. Daniel résuma tout ce qu’il avait entendu autour du sujet, particulièrement les racontars circulant au village et se propageant aussi rapidement qu’un virus. Abigaelle rappela l’intervention qu’elle dut faire auprès du fils de Monsieur le maire et la singulière réplique fournie par Madame Saint-Gelais. Jésabelle les écoutait cherchant à comprendre ce qui pouvait bien se passer en ce moment dans le cerveau de son fils. Elle le sait alerte à tout capter, fragile au niveau de sa sensibilité mais en mesure de bien gérer les informations. Pour lui, le transport scolaire du lendemain - si les classes ne sont pas fermées en raison de la neige - représentera l’épilogue d’une histoire se jouant autour de sa grande, son unique amie, Chelle.
- Je dois maintenant rentrer, annonça l’éducatrice remerciant une autre fois ses hôtes pour l’accueil.
- Tu reviens n’importe quand, répondit Jésabelle interpellant son fils pour qu'il récupère le manteau de son éducatrice.
- Dernière petite chose avant de vous quitter. Vous connaissez Herman Delage?
- Le grand garçon des propriétaires du supermarché ? enchaîna Daniel.
- Exactement. Lui et moi avons étudié à l’Université de Montréal, enfin, il y est toujours alors que je suis maintenant à Laval.
- Il descend une fin de semaine à l’occasion pour donner un coup de main chez Steinberg. Son père n’est pas dans la meilleure forme à ce qu’on dit, ajouta Daniel.
- Je lui ai demandé s’il pouvait me procurer du haschisch et sa réponse m’indique que cela serait possible ici même, au village.
- Viens avec moi, dit Jésabelle, le menant vers la cuisinette. Ouvrant la porte d’une armoire, elle en sortit quelques petits sacs, les remit à Abigaelle « c’est vraiment du local de très bonne qualité.»
- Le père de Herman est un bon consommateur, c’est nous qui lui fournissons ce dont il a besoin pour calmer sa souffrance, lance Daniel, debout près de la porte d’entrée. L’agression dont il a été victime lui laisse toujours des douleurs que les médecins n’arrivent pas à soulager. Herman lui a parlé de notre «remède», c’est la seule chose qui lui permet maintenant de dormir un peu.
- Il s’en passe des choses dans notre village, ajouta Jésabelle. Je suis ici depuis à peine cinq ans et j’en apprends tous les jours. Tu verras, Abigaelle, que demeurer aux Saint-Innocents n’est pas toujours simple. Vivre au bout de ce rang, loin des racontars et des rumeurs, c’est comme se rabattre derrière un bouclier. On fait tout pour protéger Benjamin de cela, ça sera la même chose pour le prochain, celui d’avril. Nous savons aussi que c’est difficile pour Don et sa famille. Ce que Benjamin nous a raconté, ma première impression c’est que ça cache beaucoup plus qu’on le pense.
- Ma visite, la première, lorsque je suis allée chercher mon permis de chasse et de pêche m’a laissée pantoise. La maman de Chelle m’a semblé souffrante, non, je dirais comme effrayée... soucieuse. Je n’ai pas croisé la grand-mère, mais il y a une drôle pour ne pas dire bizarre d’atmosphère qui règne dans ce foyer.
Les adultes n’ont pas remarqué le départ de Benjamin vers sa chambre, mais le voici revenu ; il se place au centre de ce triangle ressemblant à un cercle.
- J’ai trouvé ce poème. Il me fait penser à Chelle et son histoire incomplète.
C’est eux qui m’ont tué
Sont tombés sur mon dos avec leurs armes, m’ont tué
Sont tombés sur mon coeur avec leur haine, m’ont tué
Sont tombés sur mes nerfs avec leurs cris, m’ont tué
C’est eux en avalanche m’ont écrasé
Cassé en éclats comme du bois
- Saint-Denys-Garneau
Un lourd silence chuta aux pieds du groupe.
- Je dois maintenant rentrer, annonça l’éducatrice remerciant une autre fois ses hôtes pour l’accueil.
- Tu reviens n’importe quand, répondit Jésabelle interpellant son fils pour qu'il récupère le manteau de son éducatrice.
- Dernière petite chose avant de vous quitter. Vous connaissez Herman Delage?
- Le grand garçon des propriétaires du supermarché ? enchaîna Daniel.
- Exactement. Lui et moi avons étudié à l’Université de Montréal, enfin, il y est toujours alors que je suis maintenant à Laval.
- Il descend une fin de semaine à l’occasion pour donner un coup de main chez Steinberg. Son père n’est pas dans la meilleure forme à ce qu’on dit, ajouta Daniel.
- Je lui ai demandé s’il pouvait me procurer du haschisch et sa réponse m’indique que cela serait possible ici même, au village.
- Viens avec moi, dit Jésabelle, le menant vers la cuisinette. Ouvrant la porte d’une armoire, elle en sortit quelques petits sacs, les remit à Abigaelle « c’est vraiment du local de très bonne qualité.»
- Le père de Herman est un bon consommateur, c’est nous qui lui fournissons ce dont il a besoin pour calmer sa souffrance, lance Daniel, debout près de la porte d’entrée. L’agression dont il a été victime lui laisse toujours des douleurs que les médecins n’arrivent pas à soulager. Herman lui a parlé de notre «remède», c’est la seule chose qui lui permet maintenant de dormir un peu.
- Il s’en passe des choses dans notre village, ajouta Jésabelle. Je suis ici depuis à peine cinq ans et j’en apprends tous les jours. Tu verras, Abigaelle, que demeurer aux Saint-Innocents n’est pas toujours simple. Vivre au bout de ce rang, loin des racontars et des rumeurs, c’est comme se rabattre derrière un bouclier. On fait tout pour protéger Benjamin de cela, ça sera la même chose pour le prochain, celui d’avril. Nous savons aussi que c’est difficile pour Don et sa famille. Ce que Benjamin nous a raconté, ma première impression c’est que ça cache beaucoup plus qu’on le pense.
- Ma visite, la première, lorsque je suis allée chercher mon permis de chasse et de pêche m’a laissée pantoise. La maman de Chelle m’a semblé souffrante, non, je dirais comme effrayée... soucieuse. Je n’ai pas croisé la grand-mère, mais il y a une drôle pour ne pas dire bizarre d’atmosphère qui règne dans ce foyer.
Les adultes n’ont pas remarqué le départ de Benjamin vers sa chambre, mais le voici revenu ; il se place au centre de ce triangle ressemblant à un cercle.
- J’ai trouvé ce poème. Il me fait penser à Chelle et son histoire incomplète.
C’est eux qui m’ont tué
Sont tombés sur mon dos avec leurs armes, m’ont tué
Sont tombés sur mon coeur avec leur haine, m’ont tué
Sont tombés sur mes nerfs avec leurs cris, m’ont tué
C’est eux en avalanche m’ont écrasé
Cassé en éclats comme du bois
- Saint-Denys-Garneau
Un lourd silence chuta aux pieds du groupe.
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Alexander S. Neil - Libres enfants de Summerhill - |
«M’ont tué…» ne cesse de répéter la conductrice ayant ralenti la vitesse de son véhicule, un peu par prudence, beaucoup pour se laisser envahir par les mots qu'un gamin de cinq ans, lecteur de poésie, a dénichés. Benjamin ne correspond absolument pas à la théorie des stades du développement de l’intelligence de Piaget. L’intuition de ses parents, elle pense surtout à Jésabelle, tourne autour du fait qu’un enfant apprend à penser et qu’on se doit nécessairement de l’accompagner dans cette démarche, surtout l’encourager. Les parents de Benjamin ont créé un milieu quelque part en-dehors de la civilisation ambiante, à l’extérieur des influences inutiles et autour de la nature qui rappelle à l’éducatrice ses lectures alors qu’elle poursuivait ses études de «maîtrise» : d' Émile de Jean-Jacques Rousseau jusqu’à Libres enfants de Summerhill de Alexander S. Neil et Une société sans école d’Ivan Illich, tous devenus des livres de chevet, à la limite des évangiles selon ses maîtres à penser.
Quelques questions surgissent à son esprit : puis-je associer mes études doctorales à une méthode de recherche particulière observant l’évolution de Benjamin à laquelle j’associerais celle de Chelle en plus d'un ou deux autres enfants de mon groupe ? Le contenu des activités offertes aux enfants d’âge pré-scolaire respecte-t-il les stades de Piaget ? Le devrait-il ? Combien faut-il intégrer d’enfants dans une classe ? Devraient-ils, tous, être évalués à partir de critères standardisés, uniformes à la grandeur du Québec, sans nécessairement tenir compte des environnements qui ceinturent les enfants ? Un citadin et un rural, les deux arrivent-t-ils en classe munis du même bagage, surtout au niveau du langage et de la motricité ? Cela trottait dans la tête de l’éducatrice constatant avec un certain regret qu’au niveau des discussions pédagogiques, eh bien ! ce n’est pas à l’école primaire des Saints-Innocents qu’elles se tiendront, plutôt dans une maison située au bout d’un rang sans nom, sans numéro, sans asphalte, sans entretien. L’approche privilégiée par Jésabelle et Daniel la réconforte, l’encourage à continuer de chercher, à creuser la thématique de l’éducation au pré-scolaire, de l’éducation en général.
Abigaelle s’est toujours fié à son intuition une fois qu’elle eut réussi à trouver la définition exacte qui la satisferait. Son père, gynécologue de carrière, lui avait dit que c’est par intuition qu’il avait choisi de suivre les traces du Dr Morgentaler et de s’établir au Canada, plus précisément au Québec, dans les années ‘50. Un Polonais et un Australien, tous deux médecins consacrés à la santé des femmes, qui, dans un communiqué de presse commun à la suite de la première transplantation cardiaque réalisée en Afrique du Sud par le Professeur Christiaan Barnard, cela en 1967, s’émerveillaient de cette intervention révolutionnaire, souhaitant que la santé des femmes puisse, un jour, devenir à son tour un sujet catalyseur. Lettre morte suivie de poursuites judiciaires à répétition, de procès, de condamnations et tout ce qui s'en suit au niveau de la réputation, du bannissement de la profession, allant rapidement aux menaces de mort, aux tentatives d’assassinat. Le père de Abigaelle n’avait pas les nerfs aussi solides que ceux de Morgentaler et se résigna à abdiquer d’autant plus que la femme qu’il avait épousée puis divorcée le talonnait par des démarches visant à interdire les avortements et criminaliser ces «tueurs d’êtres humains innocents».
C’est la tête pleine de ces réflexions que l’éducatrice arriva à l’entrée du village. Arrêt obligatoire. Départ. Une camionnette bleue roulant à tombeau ouvert faillit frapper la Westfalia qui eut à peine le temps de s’arrêter et se mit à glisser dans un tête-à-queue étourdissant.
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Ivan Illich - Une société sans école - |