vendredi 4 juillet 2025

Si Nathan avait su (40)






Don ne cesse de marcher de long en large dans la cuisine de la maison, sa femme assise devant une table circulaire. S’arrêtant il annonce:
- Je me rends chez Daniel et Jésabelle, leur demander s’ils peuvent jeter un œil de temps en temps sur vous qui resterez ici pendant mon voyage.
- Tu nous laisses en compagnie de ta mère ?
- Non, elle m’accompagne.

Un cri démoniaque traverse la porte de la chambre du rez-de-chaussée, là où l’ancêtre grand-mère semble tenue captive depuis la découverte par son fils de la flèche assassine sur le flanc du coyote qui s’acclimatait de plus en plus à leur environnement. La bête sauvage n'était pas devenue une amie d'Ojibwée qui s'en tenait éloignée, la laissant toutefois traverser sans réagir la cour familiale en chemin vers le cimetière où repose l’ancêtre grand-père.

- Est-ce nécessaire de garder la porte barrée ? demande la femme sans nom qui tient deux mains plaquées sur son ventre gonflé.
- Oui, jusqu’à ce que je parte, demain matin.
- Elle reviendra de ce voyage ?
- On sait toujours quand on part mais jamais quand on revient, répondit Don qui enveloppait la flèche maudite dans un tissu que sa famille avait préservé de l'ensevelissement de l’ancêtre grand-père.
- La nouvelle année approche…
- Je sais ma femme, mais cette fois tu n’iras pas à Sault-Sainte-Marie. Notre deuxième fille t’en empêche. Je vois que c’est difficile pour toi, surtout sans aide de ma mère.
- Elle me déteste.

 

Ce fut les dernières paroles qu’ils échangèrent avant que Don referme derrière lui la porte de la maison laissant pénétrer un courant d'air froid et sec poussant la femme enceinte à s’entourer d’un chandail de laine. Il s’installe dans la camionnette en route vers l’autre rang sans nom, sans numéro, sans asphalte... et sans entretien. Il aurait très bien pu s’y rendre en traversant le boisé commun, muni de raquettes, mais depuis qu’il a enterré le coyote, il le considère comme profane ; pour un oji-cri chez qui l’aspect spirituel de la vie est essentiel, cela signifie beaucoup.

Le soleil du jour permet à la neige de fondre légèrement, rendant ainsi la route facilement praticable. Quelques minutes plus tard Don stationne dans la cour de la famille de Benjamin, au passage il caresse Walden qui profite de la température idéale pour rester dehors.

- Salut Don, tu prends un café, lança un Daniel fort heureux de cette visite impromptue.
- Avec plaisir, mais ce n’est pas le but de ma venue chez toi et ta famille.
- On entre pour jaser.

Les deux hommes s’installent dans la grande pièce que Don voit pour une première fois. Jésabelle, à pas feutrés, les rejoint une théière en main. « Je n'ai pas de café que de la tisane, dit-elle.

- Sans souci. J’ai un important service à vous demander.
- Vas-y Don, à moins que ce ne soit pas de notre ressort nous pourrons certainement t’être utiles.
- Je pars demain matin pour l’Ontario. Avec ma mère. Pourriez-vous garder un œil sur ma femme et Chelle durant mon absence ? Deux ou trois jours au maximum.
- Ça sera avec plaisir, répondit Jésabelle voyant là une superbe occasion pour Benjamin d’inviter son amie et pour elle d’entrer en contact avec cette femme énigmatique qui, une fois seule, pourrait peut-être s’ouvrir un peu. Était-il à propos de s’informer si un lien direct ou indirect pouvait s’établir entre ce voyage et l’affaire de la flèche perdue puis retrouvée ? À peine avancée sur cette piste que déjà Don entreprend le récit de l’histoire dont les parents de Benjamin avaient connaissance, du moins en partie.

Il aura fallu au moins quatre tasses de tisane avant que tous les faits leur furent exposés. Avant d'entrer dans l’interprétation de ceux-ci, Don crut nécessaire d’ajouter quelques éléments qui, selon lui, ne dédouanaient personne, n’accusaient personne non plus, mais permettaient tout au moins d’expliquer les raisons de ce départ improvisé vers l’Ontario.

- Chacune des tribus amérindiennes se caractérisent par divers éléments. Pour nous les ojis-cris, je ne crois pas me tromper en mentionnant deux principes importants : notre côté spirituel et des mœurs que vous les Blancs ne pourriez accepter, je parle au niveau culturel. Que nous ayons, à sa demande d’ailleurs, incinéré nous-mêmes mon père et enterré dans le petit bois en face de chez-nous, endroit que j’appelle le cimetière, sous un bouleau blanc, est une coutume qui lentement disparaît, mais  demeure primordiale chez les ancêtres. Ma mère, celle qui part avec moi demain, tient beaucoup à cette tradition, exigeant même qu’à son décès, on l’incinère et la dépose dos à son mari. Lorsque le coyote, celui qu’on vient de découvrir mort, une flèche plantée dans la cuisse, mort au bout de son sang tout juste à côté du bouleau blanc sous lequel mon père dort à jamais, lorsque pour la première fois il a traversé notre cour après avoir contourné le tipi, ne pas avoir été poursuivi par Ojibwée, ma mère y a vu un signe. On peut ignorer les signes qui apparaissent à nos yeux prétextant ne pas les avoir vus, mais pour nous ils sont révélateurs, on doit les entendre, les interpréter puis agir en conséquence. C’est surtout vrai pour les anciens de certaines familles ojibwées. Mes deux parents y sont attachés pour une simple raison, ma mère. Lorsque mon père Gordon a décidé de quitter Sault-Sainte-Marie pour s’établir ici, ma mère a changé du tout au tout. D’abord elle n’a plus accepté son mari dans le lit conjugal. Elle s’est immédiatement donné pour mission celle de perpétuer les traditions ojibwées, mais à chaque fois que cela menait à un désaccord, mon père la plaçait en retrait, l'isolait dans la chambre du rez-de-chaussée. Elle connaît cette pièce, vous ne pouvez pas imaginer à quel point. Une autre crise s’est présentée lorsque mon père m’a envoyé à Sault-Sainte-Marie afin de rencontrer la jeune fille qui allait, au grand désespoir de ma mère, devenir mon épouse. La famille de ..., vous savez qu’une tradition veut que l’épouse d’un oji-cri change son prénom pour en adopter un nouveau à la suite d’un deuxième accouchement, pour ma femme ça sera en avril prochain, sa famille que je situerais parmi celles les mieux adaptées à la vie avec les Blancs. Vous comprenez alors la rage de ma mère. Revenus de notre pays natal, presque tout de suite, ma femme se prépare à la naissance de Chelle. Toute la grossesse aura été un ensemble de moments que je pourrais définir comme… contre nature. En plus de ne recevoir aucune aide, ma femme subissait les remontrances quotidiennes de sa belle-mère, remontrances tellement outrageantes que cela affecta mon père sur qui une maladie après l'autre s'abattait, maladies attribuées selon ma mère à la civilisation blanche. Imaginez un instant sa stupeur lorsque j’ai décidé que notre fille allait naître à l’hôpital des Blancs. Une époque au cours de laquelle je faisais tout pour favoriser notre intégration dans la région, encouragé par mon paternel qui faiblissait de mois en mois. Il n’était pas question qu’un médecin approche son mari, de sorte qu’elle prit en charge sa santé… malheureusement ça n’a donné que du pire. À la naissance de Chelle, ma femme fit une dépression que ma mère qualifia de vengeance de la part des esprits ojibwés. Elle s’est intéressé à Chelle une fois qu’elle dut admettre que notre fille survivrait à tous les maléfices reçus des esprits du Mal qui, c’est bizarre mais c’est ce que je pense, semblaient être guidés par les invocations de ma mère. Rien de négatif ne s’est produit jusqu’à…

Don reprit son souffle. Ses yeux plissaient, à la limite de la crainte et de la libération apportée par la parole. Son public manifestait un intégral respect, une écoute sans reproche. Se tissaient entre les trois adultes, tout comme ce fut le cas lors du souper avec Abigaelle, un lien très fort, une chaîne se solidifiant confidence après confidence.

- La deuxième grossesse est aussi pénible sinon davantage que la première pour mon épouse qui aura, en plus, à choisir un nouveau nom qu’elle portera jusqu’à la fin de ses jours. Elle a avancé cette suggestion : Aanzheni. On peut traduire par «Ange». Ce qu’elle est réellement. Supporter ce qu’elle subit quand je suis absent relève d’une force intérieure formidable. Ce qui augmente ses fatigues, c’est l’influence que ma mère cherche à imposer sur le cerveau de notre fille. On doit continuellement rectifier le tir. Ça épuise. Mais vous vous demandez certainement pourquoi je pars avec elle pour l’Ontario, si cela a un rapport avec l’histoire de la flèche criminelle. Eh bien ! oui. Et de très près.  Les accusations sans preuves que la population du village alimente à mon égard, puisque personne ne chasse à l’arc, donc pas de flèches, alors on se retourne vers la seule personne qui pourrait en faire usage. Moi. J’ai expliqué au responsable régional du ministère que je n’avais rien à voir avec cette affaire et qu’on devait poursuivre l’enquête. Ce à quoi il m’a répondu que l’histoire de l’ours, bien qu’elle pourrait avoir indirectement occasionné le décès de Monsieur le curé, semblait maintenant évaporée de l’esprit des gens et qu’il comptait investiguer sans trop y consacrer beaucoup de son temps. Par la même occasion je lui ai demandé trois jours de congé pour que je conduise ma mère dans sa tribu en Ontario, sans santé déclinant. Je mentais, mais je savais exactement que c’est cela que je devais faire. Il m’a souhaité bon voyage, rappelant que le temps des trappeurs commençait exigeant une présence accrue de la part d’un garde- forestier responsable. Ça sera demain le départ. La fameuse flèche sera du voyage. Je crois savoir sans aucun doute à quelle famille elle appartient…







FIN   DE   LA   PARTIE  1

Si Nathan avait su (40)

Don ne cesse de marcher de long en large dans la cuisine de la maison, sa femme assise devant une table circulaire. S’arrêtant il annonce: -...