vendredi 14 novembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) -20-

 



Le mois de mai 1976 aura été particulièrement chargé autant émotionnellement que dans ce que nous pourrions appeler une bousculade d’événements imprévus. Pour sûr la présentation des Jeux Olympiques à Montréal attire l’attention de tous, mais dans le village des Saints-Innocents ce qu’on entend se résume ainsi : «On a connu l’Exposition universelle de 1967 avec tout ce que ça a bouleversé, mais là ça risque de nous coûter assez cher.»
 
Chez les agriculteurs soucieux de connaître une saison intéressante, la météo demeure la préoccupation prioritaire. Le printemps fut on ne peut mieux, ce qui faisait dire à celui-ci et celui-là «on va bien finir par payer pour ce beau temps». Le temps des semailles aura finalement été mi-figue mi-raison.
 
Daniel croyait pouvoir s’en sortir seul, mais en raison de sa décision de varier davantage ses cultures, il s’est vu obligé d’avoir recours à une aide intermittente et c’est vers Don qu’il se retourna, tout comme le garde-forestier, débordé lors de la saison des entailles de ses érables le fit, en mars dernier.
 
Les deux hommes devenus comparses développent une complicité qui, on l’imagine bien, offre aux villageois l’occasion d’y aller de quelques commentaires disgracieux. À titre d’exemple, lorsqu’ils se présentèrent à l’hôtel de ville pour enregistrer la naissance de leurs nouveaux-nés dans le registre civil, sans la mère des enfants toutes les deux retenues à la maison, mais accompagnés par Benjamin d’un côté et Chelle de l’autre afin qu’ils agissent à titre de répondants - pas question de leur octroyer le pseudonyme de parrain et marraine - les deux bébés demeurèrent silencieux alors que déjà, à l’extérieur, on se moquait du prénom Nathanaël, ne l’ayant jamais entendu avant ce jour, on commentait l’absence des femmes comme une façon de les isoler encore plus, que deux enfants de 6 ans, un parrain et l’autre marraine, eh bien c’était on ne peut plus ridicule.
 
L’amitié liant ces deux bonshommes leur permettait d’abord de beaucoup apprendre sur les occupations de chacun ainsi que sur leur nouvelle manière de vivre. À un certain moment donné, ils laissèrent tomber, volontairement pour Daniel, accidentellement pour Don, le style de vie qu’avaient dessiné leurs parents.  
 
Il est sans doute possible pour des exclus d’une société - qu’elle soit nombreuse ou non - d’en arriver à devoir choisir entre se ranger auprès d’elle et ses valeurs, ou davantage s’imprégner de ce qu’ils croient les définir et, sans définitivement s’exiler, installer des distances, un peu comme s’ils souhaitaient protéger les anticorps qu’un certain éloignement avait installé en eux.

Chez Daniel, c’est autour de l’immobilisme de son père, cette volonté qu’il jugeait conservatrice, la qualifiant même de rétrograde, qu’un jour, sans avertissement, il prit son baluchon, se mit en route vers la grande ville, y rencontra Jésabelle qui ne supportait plus de n’être qu’une fille au destin déjà tracé devant elle par sa famille à laquelle elle devait religieusement se plier. Ils vivaient de manière désinvolte laissant fermée la porte à la culpabilité.
 
Don, extirpé en bas âge de sa terre natale, confronté à des parents atypiques, l’un souhaitant reprendre en main sa vie en-dehors des influences qui depuis sa toute jeunesse l’assujettissaient, l'obligeant à devenir qu’un reproducteur, qu’un pourvoyeur et une mère qui s’est investie d’une mission, celle de salvatrice de la nation ojibwée, puis avec le temps devenue une intégriste radicale.
 
Pour Daniel, ce fut à l’extérieur du noyau familial, loin de son milieu social qu’il a été baptisé aux convictions d’une nouvelle culture, persuadé toutefois qu’une fois imbibé de celle-ci il reviendrait dans son patelin, là où se développent ses racines, pour y vivre ses croyances.
 
Pour Don, c’est dans le pragmatisme qu’il aura développé cette intelligence à bien cerner le présent, à préparer l’avenir autant pour lui que pour cette communauté maintenant réduite autour de sa femme et ses filles. Il croit fermement qu’on peut très bien être soi-même, complètement, tout en participant à une organisation différente.
 
Leur rencontre se démarque par le fait que tous deux sont des exclus, relégués au fond de rangs parallèles que même le cadastre du village des Saint-Innocents ne reconnaît pas, qu’ils développent un style de paternité semblable en rien à celui en vigueur qui détermine l’homme des années '70. Leur sensibilité masculine transparaît lorsque, parlant et de Jésabelle ou de Aanzhanie, de leurs enfants, de la structure familiale, mais surtout du regard qu’ils portent sur le présent à améliorer -  ils savent qu’il pourra se modifier si seulement chacun se transforme lui-même - et que les gestes posés aujourd’hui peuvent induire un avenir divergent.
 
Rapidement, Daniel et Don arrivèrent à la même conclusion, à savoir que leurs deux aînés partageant le même bus scolaire, la même classe du pré-scolaire, évoluent de manière magistrale, soutenus par une enseignante de très grande qualité. Abigaëlle est, et tous les deux se le répètent dans des mots presque identiques, une personne importante dans leur évolution. Tous les exemples qu’ils s'impartissent vont dans le même sens : cette enseignante marque leur enfant de manière intangible.
 
Daniel, lui qui a l’oreille sensible aux rumeurs circulant dans le village, et Don, réceptif aux sentiments, intuitif au point de découvrir ce qui se cache dans l’âme des gens, se plaisent à échanger leurs informations sur des sujets qui, de près ou de loin, touchent leur famille.
 
- Tu sais, Don, ce Benoît Saint-Gelais que tu as rencontré, traîne une mauvaise réputation depuis qu’il est jeune. Qu’il ait inventé cette histoire de dette lui ressemble beaucoup. Par chance, sa sœur, Mademoiselle la directrice de l’école, a toujours réussi à le couvrir, lui évitant une foule de problèmes.
- Il a le mensonge rapide, la menace facile. Il a également eu Monsieur le curé, décédé cet hiver, comme protecteur.
- J'ignorais ce détail, mais je suis certain que Herman en sait plus que moi. D'ailleurs j'ai très peu d'intérêt pour les choses d'église. Mais qu’est-ce-que tu me disais au sujet de Abigaelle ? 
- C’est le grand Herman qui m’a dit craindre qu’elle pourrait être une victime de ce Benoît.
- Çà c’est du sérieux. Elle n’a pas besoin de cela, les problèmes actuels de sa maison lui suffisent.
- Problèmes ?
- Là où elle demeure, tout juste face à l’école primaire, eh bien cette maison a été bâtie en même temps ou presque que celle où je suis. Même propriétaire en tout cas. Je ne sais pas pour quelle raison il l’a construite à l’identique, mais elle lui servait de résidence secondaire et l’habitait durant la saison de la chasse. Pour s’y rendre, il lui a fallu ouvrir un chemin, celui de mon rang. On l'a ainsi nommé, tu vas rire, à l’époque de Maurice Duplessis, le premier ministre de la province de Québec qui traînait une réputation de voleur d’élections. Deux maisons, deux votes, même si elles avaient le même propriétaire.
- Vous avez de drôles de règles.
- Je pourrais t’en énumérer des centaines d’autres. Mais la première maison, celle de Abigaelle maintenant, a été vide depuis que son propriétaire a disparu sans avertissement. La mienne aussi par la même occasion. Il aura fallu que mon père insiste pour que nous puissions l’acheter à la famille Champigny, la rénover et maintenant l’habiter. Semble-t-il que celle du village, je ne sais trop comment l’exprimer, serait… comme hantée.
- Maison hantée et Abigaelle y vit ?
- Elle n’est pas superstitieuse, mais elle dit que des odeurs pas possible se dégagent de la cave. Le mari de la secrétaire d’école, tu sais le gros Gérard, s’en est occupé, mais là il donne sa langue aux chats. Ils attendent monsieur Champigny et à son retour de Floride, on va investiguer davantage.
- Quelle affaire !
- C’est loin d’être tout, si tu veux mon avis, dit Daniel d'un air dubitatif.
 
Pichenottant leurs mégots de cigarette au loin, les deux hommes reviennent aux semailles.

                       
        
                            

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