mardi 24 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*19)


Chapitre 18
Le deuxième cahier à jaquette en cuir noir


La pluie se faisait de plus en plus forte alors que le vent se mettait de la partie rendant les rues de Toronto aussi glissantes que la glace du Maple Leaf's Garden. Il n'est pas rare que lors des séries éliminatoires de hockey, la saison privilégiée de ce sport s'offre encore un petit coup de tête.


Alex avait proposé à Patrice de faire une courte sieste en ce samedi après-midi qui ne passait pas très vite. Il n'avait pas le goût de visiter cette grande ville. Contrairement à Patrice, Alex était un gars de campagne et son Saint-Camille natal lui suffisait amplement côté touristique. Son garage, ses voitures, voilà sa vie toute remplie.


Patrice, pour sa part, et malgré la mauvaise température, alla se promener dans le quartier chinois. Avec un peu d'imagination, il se voyait en plein coeur de rues japonaises. Il s'arrêtait, entrait dans les boutiques l'une après l'autre. De découvertes en découvertes, il passa de nombreuses heures dans un univers oriental. Le fait d'entendre parler cette langue, chanter serait un terme plus juste, l'envoûtait. Il ne pouvait cesser de lécher les vitrines n'ayant rien de comparable à celles de la rue Sainte-Catherine à Montréal.


Lorsqu'il décida enfin de revenir à l'hôtel Shôwa, il regagna sa chambre. Il vit un billet à moitié glissé sous sa porte. Il le prit et y lut le nom d'une dame Yann Ik, son adresse et un numéro de téléphone. Il associa immédiatement ces renseignements à la vieille femme de ménage de l'hôtel.
Après trois coups de sonnerie, quelqu'un répondit:
- Oui?
- J'aimerais parler à madame Yann Ik, s'il vous plaît.
- Moi-même.
La voix était presque éteinte. Patrice dut porter attention pour suivre les paroles de la dame âgée.
- Vous pourriez venir me rencontrer. Après souper?
- J'ai votre adresse. J'y serai vers vingt heures.

Patrice se dirigea vers la chambre d'Alex, entra sans frapper et retrouva son copain assis sur le lit, face à la télévision.

- C'est l'heure de souper?
- J'ai rendez-vous avec la vieille dame à la retraite.
- Si ça ne te fait rien, Patrice, je préfèrerais ne pas y aller. Je vais écouter le match de hockey à la télévision. Ça fera bizarre en anglais.

Ils descendirent souper. La danseuse de la veille servait toujours aux tables. Il y avait peu de clients. À un moment donné, monsieur Dom Hi Nic sortit de son bureau et salua Patrice comme pour s'enquérir de la situation.



AU YORK...



Le rendez-vous que le Dodge avait fixé aux deux garçons devait avoir lieu dans les salles de toilettes du York. Steve devait entrer avec Éric tenant l'enveloppe et celui-ci se rendrait jusqu'à lui. Une fois les deux objets récupérés, Steve se présenterait au comptoir des informations situé tout près de la salle à manger, prendrait un paquet à son nom pour déguerpir le plus rapidement possible. Monsieur Georges avait prévu qu'un complice de Toronto le ramasserait à sa sortie de l'hôtel. Il n'était plus question que ces deux énergumènes entravent davantage leurs projets. Ils en avaient déjà trop fait pour nuire.


En entrant dans le chic York, Éric sentit encore plus que les affaires tourneraient mal. Il cherchait le Dodge des yeux et souhaitait le repérer le plus rapidement possible.


Le hall, comme à son habitude, était rempli de gens qui allaient et venaient. La venue de ces deux jeunes ne passa pas inaperçue au maître d'hôtel qui la signala au responsable de la sécurité, un grand gaillard portant un costume bleu marine et muni d'un petit écouteur à l'oreille gauche.
S'approchant des deux garçons, en prenant bien soin de se placer derrrière eux, il manoeuvra pour leur barrer le passage vers la sortie. Éric voyant le mouvement du garde de sécurité, chercha Steve du regard. Se sentant coincé, Éric fit mine de s'élancer vers les étages ce qui obligea le garde à partir après lui; il rebroussa chemin, courut en direction de Steve, lui lança l'enveloppe et déguerpit par des portes latérales.


Steve n'eut pas le temps de réagir qu'il avait sur le dos le garde de sécurité et le Dodge sorti des salles de toilettes.

- Je m'en occupe, dit le Dodge.
- Mais... mais...

Steve bafouillait au moment où un homme portant des verres fumés pénétra dans le hall et rejoignit le Dodge. Il invita le garde de sécurité à leur laisser terminer la besogne et tous les deux partirent avec Steve, le tenant chacun par un bras. Le bras droit, celui auquel le Dodge s'accrochait lui faisait déjà mal.

- Mais, rattrappez-le... il se sauve le petit... mais ...


Steve était perdu. Une autre fois, il venait de se faire couillonner par Éric.


Celui-ci, sous la pluie, ne savait pas s'il devait retourner à sa chambre. Il ne pouvait demeurer longtemps à l'extérieur mais il se sentait libéré. Il laissa couler l'eau et le vent sur son visage, prit le temps de s'asseoir sur le bord du trottoir laissant son coeur revenir de ses émotions.

- La vie dans un centre d'accueil, ça te mène on ne sait jamais où.

S'allumant une cigarette, elle se mouilla tout de suite. Il la jeta dans la rue, se leva et marcha en direction de nulle part les mains dans les poches. L'issue de son chemin lui paraissait aussi inconnue que le sort réservé à Steve, mais il ne s'en souciait pas pour le moment. Seuls comptaient ces instants qu'il voulait éternels où rien ne le retenait enfermé derrière quelque porte que ce soit, derrière qui que ce soit.




QUAND LE DODGE PARLE À MONSIEUR GEORGES



- Tout est entré dans l'ordre.

C'était sans doute la première fois de sa vie que le Dodge parlait autant. Il avait décidé que le plus jeune des deux n'était plus en mesure de nuire et qu'il ne s'en occuperait plus. La journée de lundi pouvait se passer comme elle avait été prévue. La majeure partie de son travail à Toronto était réalisée: l'enveloppe et Steve, qui ne serait bientôt plus en mesure de nuire. Lundi, en soirée, il serait de retour en prison...



UNE RENCONTRE IMPORTANTE





Patrice frappa à la porte qu'une très vieille dame vint ouvrir. Elle était si petite que Patrice dut se pencher pour la saluer. Une fois entré, madame Yann Il prit son imperméable et lui offrit un fauteuil dans un salon d'un autre âge, le même que le sien sans doute.

Patrice la mit au fait de sa visite. Plus il parlait, plus les yeux bridés de la dame se remplissait d'eau. Visiblement, elle connaissait la mère de Patrice et il s'arrêta de parler pour mieux écouter les souvenirs qu'elle pouvait lui faire découvrir.

Pour une des rares fois de sa vie, il sentait une sinuosité entre le coeur et l'estomac. Il retint sa respiration quelques secondes, fixa une fenêtre des yeux et le calme lui revint.

- Je ne veux pas te faire perdre ton temps.
- Vous ne me le faites pas perdre, madame Yann Ik, au contraire.
- Tu sais que tu lui ressembles beaucoup! J'ai conservé de Gansou une image qui ne disparaîtra jamais ni de ma mémoire ni de mon coeur. Est-ce que je peux t'offrir un thé?
- Avec plaisir.

La vieille dame quitta la pièce. Son dos courbé et ses cheveux gris semblaient à Patrice le signe d'une très grande bonté. Elle ne mit que peu de temps à revenir, servit le thé avant de se rasseoir en face de celui qui la dévisageait de façon presque impolie.

- C'est une si longue histoire, il me faudrait des heures pour te la relater au complet. Mais avant tout, je veux te dire que je savais qu'un jour tu viendrais. De ce côté, tu lui ressembles beaucoup. Lorsqu'elle avait une idée en tête, Gansou, jamais elle ne la laissait avant qu'elle ne fut réalisée.
- Vous l'avez vue en 1967 et en 1968?
- Tu as raison, mais plusieurs autres fois aussi.
- Comment? Vous voulez dire qu'elle est revenue après 1968?

La vieille dame buvait son thé brûlant du bout des lèvres, affichant un imperceptible sourire, celui de celle qui serait la seule à tout connaître et désirerait prolonger son plaisir.

- Plusieurs fois, tu l'as bien dit.

Et là-dessus elle se leva, se dirigeant vers une autre pièce. À son retour, elle portait un épais cahier à jaquette de cuir noir identique à celui de Patrice.

- J'en ai un semblable, constata-t-il émerveillé.
- C'est elle qui te l'a fait parvenir
- Mais comment pouvait-elle savoir où je vivais?
- Elle ne le savait absolument pas. L'entente avec les services sociaux québécois stipulait qu'elle pouvait te faire parvenir tout ce qu'elle désirait en passant par eux, mais que jamais elle ne pourrait entrer en communication avec toi.
- Oui, mais j'ai vingt-cinq ans aujourd'hui, majeur et libre.
- Et elle en a quarante-cinq. Son dernier voyage ici remonte à 1980.
- J'avais douze ans.

Patrice, intrigué, voulait tout savoir. Mille questions surgissaient à son esprit mais il ne voulait pas fatiguer la vieille dame qui recollait les événements d'une partie du mystérieux passé de sa mère.

- Gansou fait partie d'une très riche famille aristocratique japonaise. On a même cru un moment qu'elle était de la famille lointaine de l'empereur, mais cela s'est avéré inexact. Elle souhaitait étudier en géographie à Tokyo et, en 1967, elle est venue ici pour visiter l'Exposition internationale de Montréal.

Patrice dévorait madame Yann Ik des yeux. Tout ce qu'elle disait le fascinait tout en donnant une âme à une jeune fille devenue sa mère.

- Lorsqu'elle arriva à Vancouver, elle fut reçue par un membre de l'ambassade japonaise au Canada que ses parents connaissaient bien. Depuis quelques mois, elle s'intéressait à un dossier secret: les exilés japonais au Canada pendant la Deuxième Grande Guerre Mondiale. Ce problème affectait beaucoup les relations entre les deux pays et surtout certaines familles nippones qui avaient profité de cet exil pour faire traverser d'importantes sommes d'argent.
- Le personnel de l'ambassade connaissait donc Gansou?
- On savait seulement qu'elle était la fille d'une très riche famille et on souhaitait lui faire comprendre que tout le problème des exilés japonais ne devait pas être publicisé, surtout en cette année d'exposition internationale.
- On croyait qu'elle puisse être subversive?
- Elle était jeune à cette époque, n'avait aucun problème financier et surtout, éprise de justice. Ses travaux sur le problème allaient la mener à rencontrer de jeunes Japonais qui préféraient voir la chose éclater au grand jour.

Patrice n'en croyait pas ses oreilles. Une mère révolutionnaire! Madame Yann Ik parlait doucement, lentement et ses yeux s'embrouillaient de larmes.

- Et vous, comment l'avez-vous connue?
- Tu vas un peu vite, jeune homme.
- Excusez-moi.
- Elle quitte Vancouver après avoir été mise en relation avec toute une meute d'étudiants japonais à Toronto et à Montréal. Elle logera à l'hôtel Shôwa, ici, parce qu'à ce moment-là l'établissement était reconnu comme le centre nerveux de la vie universitaire. Mais d'une vie universitaire secrète!
- Que voulez-vous dire par là?
- Nous sommes à la fin des années 1960, tout bouge au Canada, en Europe et aux États-Unis. Tu te souviens des Kennedy, de la guerre du Vietnam, de la révolte des jeunes en France en 1968.
- Et elle participe à tout cela?
- Gansou voit sa famille d'un autre oeil une fois qu'elle en est éloignée. Elle découvre toutes les tractations auxquelles ses parents ont participé, dont le scandale des exilés japonais. Cela la rend furieuse et la révolte. Elle cesse de communiquer avec eux après leur avoir écrit une lettre extrêmement dure, mais elle était à Montréal à cette époque. On lui coupe les vivres.
- Comment l'avez-vous connue?
- Je travaillais à l'hôtel Shôwa comme femme de ménage et je la trouvais tellement intelligente, si proche des problèmes des Japonais que j'adorais discuter avec elle.

Madame Yann Ik le laissa de nouveau quelques instants à ses découvertes pour remplir la théière. Pendant qu'elle piétinait dans la cuisine, il ouvrit le cahier en cuir: des photos, des articles de journaux, des lettres.

- Tu pourras l'apporter, dit-elle en revenant.
- Vous me le donnez?
- Sans trop le savoir, c'est pour toi que je le gardais. Si tu vas vers les dernières pages, tu y trouveras une photo de toi, la seule que Gansou ait pu se procurer par l'intermédiaire d'une travailleuse sociale de Montréal.


Il reconnut la photo. C'était celle où monsieur Lanctôt regardait en direction de quelqu'un ou quelque chose que la photographie n'identifiait pas et où Patrice, bébé, était dans les bras de madame Lanctôt.

- Elle n'a jamais su où j'étais?
- Jamais. Depuis le jour de ta naissance jusqu'à 1980, la dernière fois qu'elle soit revenue, jamais on ne lui a donné d'autres nouvelles à part que tout allait bien ... et cette photo.
- Et après Toronto?
- D'abord je dois te dire que Toronto fut pénible pour elle. Elle devait, pour demeurer fidèle à ses convictions, couper ses relations familiales et se retrouver sans un sou. Cela la tourmentait énormément. Elle passait son temps avec des étudiants qui l'ont finalement laissée tomber quand ils se sont aperçus qu'elle provenait d'une famille bourgeoise.
- Ensuite, ce fut Montréal?
- L'Expo'67 et sa grossesse.

Madame Yann Ik se fatiguait vite, Patrice s'en rendit compte. Ne voulant pas l'épuiser et désirant toujours en savoir davantage, il allait plus doucement dans ses questions.


Il devait être minuit lorsqu'elle acheva de lui raconter que sa mère avait rencontré un étudiant québécois dont elle tomba follement amoureuse et qui la quitta sans jamais savoir qu'elle était enceinte.


Ses parents l'ont finalement su, l'obligèrent à ne pas rentrer avant que l'enfant ne fût remis à une société d'adoption et c'est dans une profonde tristesse et une complète déception qu'elle vécut à Montréal passant son temps entre le Jardon Botanique et les bibliothèques des universités.


Patrice sut aussi qu'elle revint trois fois par la suite afin d'achever ses recherches sur le problème des exilés japonais. Qu'à chacune des fois, elle tenta d'entrer en contact avec son fils mais que rien n'y fit.


La dernière fois, Gansou apparut à madame Yann Ik plus malheureuse encore mais aussi avide de retrouver son fils. Elle lui avait laissé son cahier en cuir s'imaginant qu'un jour, peut-être, ce garçon dont elle ne savait que le prénom, chercherait à suivre une trace à rebours aboutissant à elle.

- Elle avait raison, Gansou. Tu es venu.
- Mais elle, reviendra-t-elle?
- Toute l'histoire des exilés japonais a éclaté il y a quelques années. On en a parlé sous le titre «des déportés japonais», eh! bien c'est ta mère qui a fait éclater ce scandale. Des familles ont perdu beaucoup d'argent et le gouvernement canadien a même dû s'en excuser publiquement.
- Je me souviens.
- C'est elle qui est en-dessous de tout cela. Plus de vingt ans de travail!

Patrice se laissa couler sur le dossier du fauteuil, ferma les yeux en serrant le cahier de cuir sur son coeur.

- Vous ne pouvez pas savoir, madame Yann Ik, comme vous venez de me faire plaisir.
- C'est l'heure de partir maintenant. N'oublie jamais que ta mère a été très importante pour la communauté japonaise du Canada et que plusieurs, sans la connaître, lui doivent un retour à leur identité.
- Et j'ai comme l'impression que la mienne se précise maintenant.
- Je le souhaite aussi pour Gansou.

Patrice sortit. La pluie avait laissé place à une neige fine qu'un vent s'amusait à faire tourbillonner aux pieds du grand jeune homme.


Marchant vers le bout de la rue, il héla un taxi qui le ramena à l'hôtel. Il était maintenant en possession d'une autre cahier à jaquette de cuir noir... celui de Gansou.

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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