mardi 25 octobre 2005

Le vingt-septième saut de crapaud

Notre grand-père fit la rencontre de Francis, le fils Synnett, celui qui étudiait dans les grandes écoles comme tout le monde se plaisait à le dire dans le village, lors d’une de ses promenades sur la grave. C’était un rêveur. Il portait avec lui un carnet de notes qu’il remplissait de poèmes, écrivant assis sur le même rocher. Son travail d’été, car il revenait dans la région y passer la période des vacances universitaires, se résumait à quelques lignes envoyées au journal de Gaspé portant sur la région gaspésienne. Très peu influencées par les événements quotidiens, elles décrivaient plutôt, avec beaucoup d’amour et de respect, la géographie, la flore et la faune de ce coin de pays dont l’attrait touristique représentait la raison première de la venue des gens. Au fil des jours, lentement, il avait ramassé toute une série d’images et de métaphores (il appelait cela ses métaphares) sur la mer, la montagne et le ciel. Grand-père se souvint qu’un matin, Francis, laissant porter très loin son regard, lui avait dit être à la recherche de la nature intérieure en scrutant la nature extérieure.

- Et un jour on pourra lire ce que tu écris? demanda grand-père.
- L’essentiel n’est pas que l’on soit lu mais d’écrire. On n’écrit pas assez. Pour apprendre à lire, il faut déjà la présence l’écriture.
- Et tu lis quoi à part les vagues et les nuages?
- Des poètes, lui répondit un Francis dont le goût pour la solitude et le contact avec les grands éléments de la vie exhalaient de lui comme l’odeur du goémon.
- Ça ressemble à quoi un poète?

Francis ne répondit pas mais dans ses yeux surgit une lueur éclatante.

- À rien et à tout à la fois.
- Je peux lire un de tes poètes?
- Depuis le jour où on m’a montré les mots et leur sens, j’ai compris qu’ils cachent en eux des trésors inouïs. Un trésor, c’est facile à apprécier. Il rapporte. Il ne peut offrir autre chose que ce qu’il est ou ce qu’il a. Ça se décompose et perd la magie pour laquelle on le recherchait. Une fois qu’on l’a trouvé, il a tout perdu. Un trésor, on doit le garder, le conserver. Ce n’est pas ce que l’on fait. On le dépouille de ce qu’il est. Avec les mots, c’est complètement autre chose. Ils sont un trésor parce qu’une fois découverts, on les recouvre de nous-mêmes, on les ressent à notre propre manière et on se les protège. Le merveilleux des mots c’est qu’ils se glissent dans plusieurs langues différentes mais sous le même regard du langage.

Grand-père n’était pas tout à fait certain de saisir ce que Francis racontait . Il se demanda si le fait de recevoir les poètes n’était que l’apanage des gens instruits ou des gens s’instruisant. Francis lui rappela combien il était important pour les plus vieux du village de protéger les mots venus de loin, ceux de la mer, de la terre et de nommer le plus précisément possible les choses, les êtres ou encore des situations.

Et il lui confia, secrètement, le poème qu’il venait tout juste d’écrire.



fleuve

mû par le clapotis muet des marées
tu coules loin
fleuve
nous déportant, nous, ne sachant nager,
confluant vers de myopes continents


dans ta brouette liquide
tu bourlingues l’écho de nos peurs
les distribues
ne les ayant pas encore complètement échappées


ainsi qu’un cheval épuisé en course au bout de son trajet
tu circules par de longs couloirs noirs
étouffé par tes aphtes héréditaires
appelant au repos


par-delà tes pupilles, aux portes closes du Japon,
tu largues plus loin vers les terres
toutes nos odeurs folkloriques qu’habillaient les murs des paddocks
les transportant avec toi jusqu’aux bras des dockers


de nous,
de nos apnées informes fléchissant du côté voilé de l’azur,
de nos éternellement tristes issues insoumises, éternellement ouvertes
là où croissaient les fœtus étiquetés du même nom
que nos sans nom donnaient,
tu leur parleras


nos angoisses, marées égarées dans la nuit,
circuleront entre les grèves
comme des flaques insanes


fleuve
corridor sans pont
affréteur portuaire
tu divagues sur nos imaginaires
liquides espérances glissant autour de ces icebergs grignotés
comme des bouées en déroute vers une source



Grand-père remit à Francis la feuille arrachée de son cahier de notes. Reprit sa route. La poésie lui était venue par la vague d’un fleuve…

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