s1) les arabesques
On en est à
deux jours du début des activités organisées par le Comité populaire. Parmi les
élus, certains ne voyaient pas d’un bon œil la tenue de ce qu’ils appelaient un
festival de bas étage, ironisant sur l’idée qui tenait à cœur au Président.
Sauf que lorsqu’ils apprirent, par le secrétaire du Comité, que les deux
représentations de la pièce de théâtre se tiendraient dans la pinède, ils
modifièrent complètement leur opinion et se mirent à tripatouiller gaiement. On
alla même jusqu’à inviter les dirigeants de sociétés coréennes les sachant fort
intéressés à acquérir la pinède afin d’y ériger un complexe d’habitations de
luxe. Lorsque le profit s’approche, les requins sortent.
À l’occasion
du dîner, Dep fit le tour de la
situation.
– Nous
approchons. Les NAINS sont prêts. Les costumes, en fait ce ne sont que des
longs rideaux, arrivés au local où ils sont hébergés. Mập (le trapu) me
rassure que l’aspect musical du spectacle avance. Il ajoute que pour avoir
assisté aux dernières répétitions, nous serons tous éblouis par la qualité de
leur prestation. N’est-ce pas Mập (le trapu)?
– Tout à fait Dep. Plusieurs verront que cette pièce
de théâtre, qui repose sur l’improvisation, n’aura rien d’une billevesée. Il
s’agit d’une arabesque théâtrale et musicale. Je veux dire par là, figure d’équilibre
et figure mélodique. Le texte, encore complètement enfoui dans la tête des
comédiens, s’entremêlera à la musique. Daniel
Bloch a eu le génie de nous amener vers Mendelsshon. Elle s’incorpore
parfaitement bien aux différents tableaux offerts aux spectateurs.
– Tu nous mets
l’eau à la bouche Mập (le trapu), enchérit Khuôn Mặt
Xấu Xí (le visage ravagé).
Dep remarquait à quel point le contact avec les NAINS rendait Mập (le trapu)
plus sympathique, plus à l’écoute des autres. Elle le lui dit. Rassuré, on
pouvait enfin lire en lui. May prit
la parole à son tour :
- J’ai été
plutôt surprise par la visite du directeur de la troupe. Que de grands rideaux,
de trois couleurs différentes et dans un tissu vaporeux, m’a-t-il demandé de
confectionner. Cela m’a amenée à me poser des questions sur le type de théâtre
auquel nous aurons droit. Je vous avoue n’avoir jamais assisté à une seule
représentation dans ma vie, seulement ce que l’on nous projette à la
télévision.
– Tu n’es
certainement pas la seule, May,
acheva Khuôn Mặt
Xấu Xí (le visage ravagé).
Le dîner
allait bon train. Ça discutait, s’amusait.
– Vous savez
que Daniel Bloch a coupé dans son
itinéraire. Lorsqu’il reviendra, ça sera après quelques jours vécus strictement
à Sapa. Son chauffeur-guide m’a avisé de sa décision, il y a de cela quelques
jours, avança Khuôn
Mặt Xấu
Xí (le visage ravagé).
– Daniel Bloch est un homme intelligent.
S’il a choisi de demeurer à Sapa, de ne pas continuer vers le nord, c’est qu’il
avait une bonne raison de le faire, opina Cây
(le grêle). Je crois que nous l’avons beaucoup accaparé, lui laissant trop peu
de temps pour lui-même. Il ne faut pas oublier qu’il est en voyage au Vietnam
et non pas en mission. L’étranger au sac de cuir n’est pas une ONG.
– Khuôn Mặt Xấu Xí (le visage ravagé), as-tu des nouvelles de Người Phạm Tội (le délinquant), demande May.
– Non, mais je
crois qu’il devrait être de retour dès demain.
– C’est fou
comme je m’ennuie lorsque je ne le vois pas, acheva la couturière après un long
soupir qui dut fait frémir les feuilles des arbres du Mékong.
Le soir
tombait sur le Mékong; Can Tho se revêtait d’un châle ocre et kaki. Les exhalaisons
du fleuve oscillaient ici, là, partout, s’accrochant aux arbres, y laissant une
partie d’eux-mêmes, poursuivant une course ininterrompue vers les jardins où
les gens préparaient le dîner. Les habitants de Hanoï en sont à leurs derniers
moments avant de rentrer vers le haut de la pente du quartier où ils vivent
depuis si longtemps déjà. La mère de l’exilée du Mékong ne cessait d’observer Người Phạm Tội (le délinquant) qui, depuis le matin, semblait
différent de la veille. Elle se connaît… quelques canettes de 333* puis la parole se délie… « Quand
l'alcool est dans le corps, l'âme et la sagesse sont dans la bouteille. » :
un vieux proverbe vietnamien.
– Comme tout
cela m’apparaît étrange! dit-elle, déposant son verre de bière dans lequel les
glaçons achevaient de décolorer la boisson.
– Que veux-tu
dire ? demanda sa sœur.
– Ce drame
aura arraché les espoirs de ma fille d’accéder à une vie douce et tranquille.
Tout comme il aura fait souffrir un jeune homme dont on découvre, le côtoyant,
de belles qualités. La vie est parfois si cruelle. Elle ne nous aura pas
épargnés.
Người Phạm Tội (le délinquant) jonglait toujours avec les
dernières paroles de l’exilée du Mékong. Devait-il en parler? Serait-il plus
rassurant si les parents apprenaient qu’elle l’a reconnu, lui, alors que ses
père et mère n’ont pas encore eu la force de lui rendre? Ont-t-ils l’intention
de traverser la cour pour se rendre embrasser leur fille ou vivent-ils,
prématurément, un deuil?
– Je suis
incapable de la voir dans un tel état, laissant les larmes diluer davantage
l’alcool en tombant dans le verre qu’immodérément elle asséchait. La vie est
cruelle et combien injuste.
Sa sœur,
occupée à faire rôtir le poulet, s’arrêta :
- On ne peut
rien changer au passé, ne reste que le présent avec tout ce que cela amène.
Longtemps on demeure dans le chagrin, il ne doit pas nous faire oublier que le
jour qui se lève, nouveau chaque matin, n’est jamais le même pour chacun
d’entre nous. Certains pleurent, d’autres rient. Parfois il pleut, parfois
c’est trop chaud. Nous devons traverser chaque jour comme s’il était un imprévisible
compagnon..
Le père de
l’exilée du Mékong écoutait; son esprit cartésien établissait des équations lui
permettant de déchiffrer les émotions qui circulaient entre les deux sœurs.
– Je pense
qu’il serait l’heure pour toi, ma chère belle-sœur, de raconter ce que tu as
appris au sujet de tes fils. Les nouvelles que tu as reçues, celles que ta
dernière lettre me confiait sous le sceau d’une promesse ne n’en jamais
souffler un mot, il faut absolument que tu les dises à voix haute. Tu ne peux
garder cet abcès à l’intérieur de toi. Il te ronge.
La femme, éleveuse
de volailles, fixa son beau-frère avec une telle tristesse que tous ceux qui ne
la connaissent pas bien y auraient perçu le désespoir. Elle quitta le poêle à
gaz où cuisait le poulet… déposa une autre canette de bière devant les mains
tremblantes de sa sœur… essuya ses mains rugueuses contre un vieux tablier… cette
mère vidée de ses enfants, leva fièrement la tête… croisa le regard de Người Phạm
Tội (le délinquant), puis raconta :
- Mes trois
fils sont partis à la guerre. Cette guerre barbare, dévoreuse de vies humaines
me les a arrachés avec une férocité inhumaine. On me les a pris un matin de
pluie. Si jeunes encore. Trop jeunes pour voir ce que la réalité morbide allait
offrir à leur âme. Ils sont partis, me répétant, tous les trois, « à bientôt ».
Jamais ils ne sont revenus. Personne encore ne sait où je dois me rendre afin
de les pleurer. Un jour, plusieurs années après la fin du conflit, un homme
s’est présenté ici. Chez moi. Il m’a tout dit. Il est reparti alors que je
frissonnais encore d’effroi.
Un silence
s’étendit sur l’assemblée alors que l’on entendit les sanglots de l’exilée du
Mékong défaire le calme qui y régnait.
s3) les
arabesques
Le directeur
de la troupe des NAINS donna congé aux membres de sa troupe, leur demandant de
bien intégrer le rôle que chacun tiendrait lors des deux représentations de la
pièce de théâtre.
– Ma décision
est prise. Ce que nous jouerons dans deux jours ne portera pas de titre. Nommer
c’est attribuer, c’est désigner. Comme nous visons le cœur et l’âme des gens de
ce quartier, leur faisant revivre par une métaphore ce qui les a perturbés, je
crois que nous devons leur laisser le loisir, après les représentations, de nommer
eux-mêmes. Ils auront, tous et chacun, une interprétation différente d’un même
événement vécu au même moment dans un même lieu. Ça sera à eux, par la suite,
la racontant à d’autres, de lui attribuer une désignation. Nous lançons dans
leur univers une arabesque qu’ils auront à enjoliver.
Cela ne
surprit personne. On le connaît bien. On sait toute la confiance qu’il insuffle
à chacune des œuvres sur laquelle il se penche. On sait, il le leur a tant et
tant redit, que chacune possède son originalité propre malgré certains points
communs.
– Shakespeare,
l’auteur du SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ, - notre scénario pourrait y ressembler à
certains égards – l’a écrite dans la langue anglaise de son époque. Ceux qui la
relisent maintenant ou assistent à des représentations modernes, ne peuvent
découvrir à travers ses personnages, son canevas, l’exacte intention qu’il
avait. Mendelsshon, longtemps après lui, en fit une musique-opéra qui s’y colle
sans jamais en changer le but premier. Il n’aura transformé que l’ambiance. À
nous maintenant d’imprimer notre ambiance à ce que nous offrirons.
Le directeur
de la troupe des NAINS, fin psychologue, après avoir entendu Dep, Mập (le trapu), écouté les non-dits circulant autour des événements qui
amenèrent à la création de cette pièce de théâtre, en arriva à ces
conclusions : la première, on
devait la jouer dans la pinède; la
seconde, la jouer dans le plus grand dénuement de costumes et de décors; la troisième, s’appuyer sur de forts
moments de silence et de musique; la
quatrième, la métaphore du géant et du petit villageois devait parler
d’elle-même.
Les membres de
cette troupe hétéroclite lui vouent une confiance absolue. Il parle, ils
comprennent. Il propose, ils discutent et apportent leur folie personnelle. Il
a su, avec le temps, créer une homogénéité respectueuse de chacune de leurs
différences. Ils marchent dans ses traces. Ils imprègnent sur leur passage
cette impression difficile à définir mais qui va dans le sens suivant : la
vie a ses raisons d’agir, parfois incompréhensibles mais claires si nous les
toisons sous un autre angle. Sans le savoir encore, le quartier serait
chamboulé suite à leur présence auprès d’eux.
Il
acheva :
- Au lendemain
de la deuxième représentation, nous demeurerons ici une journée de plus. Elle
servira à ramasser les fruits qui tomberont de l’arbre, peut-être d’un grand
pin… à écouter ce que l’on dira… nous ajouterons cela dans notre baluchon
d’itinérants.
s4) les arabesques
Les odeurs de
poulet grillé se répandaient dans la petite maison de Can Tho. Les sanglots de
l’exilée du Mékong se sont tus. Người Phạm Tội (le délinquant) fumait, calant une bière après l’autre. On attendait que
la tante aille plus loin dans le récit qu’elle avait interrompu. Elle poursuivit:
- L’homme venu
ici, longtemps après la fin de la guerre, fut parmi les libérés des prisons de
Côn Dao, le 1er mai 1975. Captif avec une centaine d’autres
prisonniers politiques, il ne recevait aucune information sur ce qui se passait
en-dehors de l’île. On l’avait d’abord amené à Phu Quoc puis transféré dans ces
cages de tigres abominables. Il me dit avoir rencontré un de mes fils. Les deux
autres étaient déjà enfouis sous des tonnes de gravier quelque part vers Cam
Dau. C’est là que tous les trois furent envoyés après avoir quitté la maison.
Ils avaient pour tâche de ramasser les cadavres dans la jungle qui semblait
impénétrable, mais les défoliants l’ont
cruellement rasée. Le plus vieux, tu te souviens ma sœur, celui qui souhaitait
devenir médecin en raison de son admiration pour Che Guevara. Et le plus jeune,
on le surnommait l’enfant à la voix d’or. Il chantait si bien. Si tristes les
mots sortant de sa bouche.
Elle laissa
couler quelques larmes :
- L’aîné et le
benjamin sont morts, l’homme n’a pas su me dire quand exactement. Le deuxième,
on l’a toujours appelé ainsi… le deuxième… prisonnier il fut immédiatement
incarcéré sur l’île de Côn Dao. Je suis certaine que la cellule où
s’entassaient des dizaines d’autres ennemis du pouvoir sud-vietnamien, je suis
certaine que sa voix devait reposer les gens, endormir les enfants. Certaine
aussi que la liberté, il devait la définir comme étant le bruit des camions sur
les routes qui menaient à cet enfer. Il a dû aussi entendre les sons de la mer
toute proche. À quoi pensait-il, un ciel de béton au-dessus de sa tête?
Gardait-il au fond de lui l’espoir de revenir dans le Mékong? Sans doute
n’avait-il pas le temps de réfléchir à tout cela. Ses pieds l’auront fait
souffrir jusqu’à la fin. À leur arrivée, on les faisait marcher sur du gravier
pointu et des tessons de bouteilles avant de les jeter dans une première
cellule, celle de l’infirmerie. On n’y dispensait pas de soins, on leur
fracturait les chevilles afin qu’ils ne songent plus à s’évader. Puis, la jute,
rêche à la peau leur ayant bloqué la vue, était enlevée. Ils retrouvaient l’obscurité
d’une salle, sans eau, sans toilette, à dormir soit par terre, soit sur une
dalle de béton. Les déchets des déchets humains recevaient une meilleure
attention qu’eux.
Người Phạm Tội (le délinquant) revivait, au fil des paroles de la
vieille dame, ses années de prison qui lui apparurent comme une vie de château.
– Après
quelques semaines d’un traitement animal, les chevilles en mesure de les
supporter, on les envoyait travailler hors de leur cage; ils réparaient les
routes ou achevaient la construction du quai d’où les cargaisons de prisonniers
étaient éjectées. Sous un soleil de plomb, le fouet pour encouragement à en
faire plus, de six heures le matin jusqu’à six heures le soir, du lever au
coucher d’un soleil ardent, ils suaient, ne recevant pour réponse à leur
demande à boire que la schlague des bourreaux se moquant d’eux, les bourrant
d’insultes grossières : « votre Ho Chi Minh ne vient pas vous secourir? ».
Puis, ils retournaient là où, sans jamais se l’avouer, la mort les y attendait.
Une nuit, la jeune femme qui servait d’esclave sexuelle aux gardiens de la
prison, allait accoucher. Une dame plus âgée l’avait prise sous sa protection.
Rapidement, elle s’aperçut que cela allait être difficile. La jeune fille
hurlait, baîllonnée afin de l’empêcher d’être entendue par la garde de nuit.
Elle ne pouvait expulser le bébé. On trouva, miraculeusement, une pierre assez
aiguisée pour lui ouvrir le ventre et arriva un enfant mort-né. Au bout de son
sang, au matin, elle le rejoignit. On l’arracha des bras de la vieille dame, la
tirant par les cheveux à l’extérieur de la salle numéro 7, un cordon ombilical
enroulé à ses seins. Elle se retrouva aux ordures.
L’horreur
déballée par la tante du Mékong savait à peine rejoindre la répugnance
manifestée par sa sœur, son beau-frère et un Người Phạm Tội (le délinquant) complètement effaré. Jusqu’où la
vilenie des hommes peut-elle se rendre? Comment un bourreau, le soir venu,
réussit-il à s’endormir sans se noyer dans le cauchemar?
– Mon fils, le
deuxième, la voix d’or, n’aura connu de la vie que son côté obscur. Je ne sais
pas comment il est mort. Le vieil homme se rappelle seulement qu’un soir, au
retour d’une épuisante journée de travaux forcés, il aurait chanté… plus
tristement qu’à son habitude. Le lendemain, on l’évacuait de la salle 7. Avec
une brusquerie qui scandalisa même les plus solides. Il n’y a plus eu de chant
dans la salle 7. Que les bruits sournois des rats qui grugeaient avec avidité
les plus faibles. Enterré? Sans doute pas. Voilà l’histoire que cet homme m’a racontée.
Il a terminé en disant que mon fils aura réussi, l’espace de quelques mois, à
injecter dans les veines de chacun des prisonniers qui le côtoyèrent le goût de
la liberté, le courage du poing levé, la valeur de la mort sans que jamais
personne ne le sache, et d'avoir subi tous ces sévices pour une seule
raison : la liberté de la
Patrie.
À suivre