mercredi 8 février 2017

5 (CINQ) (CENT DIX-HUIT) 18



Épisode 21 de ILS ÉTAIENT SIX...






       1t)     du bois de lim      

Lorsque le groupe se défit, que Daniel Bloch eut hélé un taxi pour rentrer à son hôtel situé en face du lac de l’Ouest, madame Quá Kh, interpela Thn Kinh (le nerveux) avant qu’il n’enfourche sa moto noire.     – J’aimerais te parler. Viens au comptoir.                  
       Le jeune homme, surpris d’être ainsi apostrophé, se replia dans une attitude flegmatique, jetant un coup d’œil vers l’agent de sécurité courbé dans les buissons ; il vomissait son vin de riz. Son casque déposé il suivit la vieille dame d’un pas perplexe. La tenancière du café lui prépara un verre de vodka.

Thn Kinh (le nerveux) le cala d’un seul trait alors qu’elle dit :     - Il y a longtemps que je songe à faire des rénovations à mon café. Un vieil ami – il vit dans le Sud - me doit de l’argent mais ne peut pas me payer. Il me propose du bois de lim* pour effacer sa dette. Assez pour rafraîchir les planchers et les murs qui en ont bien besoin.      Le jeune homme, attentif, se disait intérieurement que si la tenancière du café se faisait rembourser en bois de lim, c’est qu’elle était sûrement assez riche pour être en mesure de prêter et d’attendre qu’on la rembourse.     – Un autre verre, dit-il.
La propriétaire du café Con rng đ s’exécuta tout en continuant :     - Je suis à la recherche d’un bon ouvrier pouvant effectuer les travaux. Il serait fort bien payé. Sauf que je ne veux pas fermer la place durant les rénovations.                  Déposant le verre vide sur le comptoir, Thn Kinh (le nerveux) lui demanda :     - Pourquoi as-tu pensé à moi?, les yeux fixés sur la bouteille de vodka demeurée ouverte.     – Je sais que tu as eu des démêlés avec la police. Même que l’inspecteur-enquêteur te déteste au plus haut point, qu’il cherche par tous les moyens de te prendre en défaut. Tu sais, je connais très bien ce type, il ne pense qu’à son avancement dans l’administration. Et puis, tout le monde du quartier sait que tu es travailleur habile et infatigable.
Le jeune homme ne répondit ni à la demande de madame Quá Kh ni au commentaire au sujet de ses problèmes avec le policier. Quittant le café, il dit qu’il allait y penser, que de toute façon le travail au chantier grugeait tout son temps. Elle lança :     - Je dois recevoir la cargaison de bois de lim d’ici deux semaines, tu as du temps pour songer à ma proposition.     Levant le bras gauche afin de signifier qu’il avait bien compris le message, il mit son casque noir, enfourcha sa moto et partit.
bois de lim* C’est un des bois les plus lourds (on le nomme aussi bois de fer) et les plus denses qui existent (il ne flotte pas). Il est généralement centenaire ; il s’agit d’un bois rare et précieux, qui ne peut être sculpté que lorsqu’il est mort d’une façon naturelle et séché sur place pendant 3 ans environ. C’est un bois naturellement foncé, aux veinures bien marquées

     2t)     du bois de lim
Les travaux sur le chantier allaient bientôt entrer dans une phase qui ne nécessiterait plus la présence des ouvriers chargés d’œuvrer auprès de la bineuse russe. Daniel Bloch n’avait plus à corriger le terme puisque depuis la mort de Cao Cp (le plus âgé) les occasions de parler du travail furent rares. La prochaine étape et les conséquences sur l’emploi de plusieurs, tout cela fut annoncé quelques jours à peine après l’entretien qu’eurent la tenancière du café et Thn Kinh (le nerveux). Il allait donc se retrouver sans gagne-pain; il ne pouvait se le permettre puisque ses parents avaient été formels avec lui : un lit, un point c’est tout. En eux-mêmes, ils souhaitaient le voir disparaître, si possible loin du quartier. Ils n’en pouvaient plus de recevoir la visite quasi hebdomadaire de l’inspecteur-enquêteur s’informant des agissements de leur fils ou pour vérifier des alibis. Ils se disaient que l’histoire du pendu allait peut-être mettre le focus sur autre chose, mais c’était mal connaître la haine du policier à l’égard de leur fils.

Donnons à César ce qui lui appartient : Thn Kinh (le nerveux) peut tout faire de ses mains, le bien comme le mal. Né dans une année du Tigre, il possédait de l’animal toutes les caractéristiques. Quand même étonnant de l’entendre dire parfois qu’il se voyait davantage comme un serpent cherchant à muer. La fusion de ces deux animaux chez un même être ne pouvait inspirer que de la méfiance. Sauf que la méfiance, c’est lui qui l’entretenait vis-à-vis tout le monde. Lorsqu’il dit à Dep qu’il aurait tué son agresseur s’il ne s’était pas fait justice lui-même, ses paroles n’avaient aucunement dépassé sa pensée.
Il est du genre de personne qui ne vous laisse pas le temps de réfléchir mais celui de changer d'idée. Absolument inapte à la discussion, encore moins au compromis, Thn Kinh (le nerveux) n’a jamais permis à qui que ce soit de lui marcher sur les pieds, le contredire, encore moins le provoquer. Dans le quartier, avant même les événements qui le menèrent en prison pour plusieurs mois, on avait une bien mauvaise opinion de lui. Il aura été le seul élève de l’école secondaire à en être expulsé pour refus de se soumettre à l’autorité.
On ne sut jamais qu’il alimentait des idées meurtrières mais, l’ayant su, qui en aurait été surpris ? Personne. Combien de fois Khuôn Mt (le visage ravagé) aura tenté de percer la rigidité de cette carapace ? Prenant des gants blancs, maintes fois il aura cherché à lui faire comprendre que le mal ne paie pas ! Il le lui répétait à chacune de ses courtes visites à la prison, lui, l’unique visiteur connu qui se déplaça pour s’enquérir de son séjour ; il dut y mettre un terme alors que Thn Kinh (le nerveux) l’exigea. Ce fut de peine et de misère qu’il l’intégra au groupe des xu xí en raison des fortes réticences de Cao Cp (le plus âgé). Ils se haïssaient comme il est impossible de le dire. Il ne faut pas se surprendre que la mort de l’un n’affecta aucunement l’autre. Le fait qu’il se soit adressé à la jeune fille vendeuse de ballons multicolores ne fut pas une marque de sympathie - aucune trace d’humanité n’habitant en lui - mais une façon de manifester son aversion envers le leader du groupe.

        
     3t)     du bois de lim

Lorsque le contremaître acheva son topo, les ouvriers touchés par les mises à pied comprirent exactement ce qui arrivait : cette semaine serait leur dernière sur le chantier. C’est avec peu d’enthousiasme qu’ils récupérèrent pelle et pioche pour se remettre au travail. La bineuse semblait plus bruyante que jamais. On enterrait les derniers trous.
Tùm (le trapu), absent pour la circonstance, le contremaître demanda à ce qu’on le prévienne afin qu’il se présente au bureau de la compagnie pour y toucher ses derniers émoluments, ainsi que le document qu’on allait remettre à chacun précisant les dates au cours desquelles ils avaient travaillé ici. Cela leur permettrait de trouver plus facilement un autre emploi. Il avait toutefois précisé que deux ou trois postes allaient s’ouvrir, qu’on privilégierait évidemment les meilleurs d’entre eux. Il faut signaler qu’au Vietnam tous les emplois ne sont pas automatiquement syndiqués, que les arrivées et les départs sont fréquents, parfois sans aucun avertissement de part et d’autre.
Dans les faits, il n’y eut que Khuôn Mt (le visage ravagé) à qui on offrit de continuer sur le chantier, cette fois dans le département de la cimenterie. Les trois autres membres des xu xí ne s’en offusquèrent pas trop. Cây (le grêle) déclara ne pas avoir été étonné, que de toute façon il n’en pouvait plus de vivre dans une atmosphère de conspiration dirigée contre sa personne.
Thn Kinh (le nerveux) resta de marbre lorsque la courte rencontre eut lieu. On sentait l’anxiété chez le contremaître pressé d’en finir, craignant sans aucun doute une réaction colérique, une fronde peut-être, montée par celui qui lui glaçait le sang. Il n’en fut rien. D’ailleurs, l’ouvrier rebelle se mit sitôt au travail les propos du chef de chantier achevés. Il ira voir la tenancière du café Con rng đ sa journée de travail terminée pour accepter son offre de rénover les planchers et les murs qui en ont franchement besoin.

4t)    du bois de lim  

Ce soir-là, le dîner avec Daniel Bloch n’était pas au programme. Thn Kinh (le nerveux) gara sa moto noire, étincelante comme un sou neuf, puis reçut le ticket de stationnement de la part du garde de sécurité qui dit : – Tout seul aujourd’hui ?     - Je viens jaser avec la propriétaire.     – Au sujet des rénovations ?     Garder le secret sur quelque chose au Vietnam relève de l’impossible. Tout se sait dès l’instant où quelqu’un parle. Ce fut le cas, on s’en rappelle, lors de l’affaire du pendu. Deux mots entendus tout de suite relayés par téléphone arabe.
À l’indiscrétion légendaire des Vietnamiens s’ajoute un défaut: la jalousie. Ce sentiment de crainte d’avoir à perdre ou à partager avec autrui un avantage dont on aimerait garder la propriété exclusive : perdre ou partager des gens, des amours ou des privilèges. Le gardien de sécurité n’était pas le pire à manifester ce comportement mais il en était singulièrement porteur. Lorsqu’il entendit les paroles de la propriétaire du café offrant à Thn Kinh (le nerveux) la tâche de rénover les lieux, une profonde crise de jalousie l’envahit. Il se dit que ça n’allait pas se passer ainsi, que cet emploi lui revenait étant employé ici depuis des lustres et en mesure de fort bien s’acquitter de la commande.
Voyant entrer le jeune homme, madame Quá Khs’avança vers lui, sourire aux lèvres. Il n’y a pas mieux qu’elle dans le quartier pour déchiffrer le langage corporel. Elle sut dès cet instant qu’il allait être l’homme de la situation.      – Tu prendras bien un café ?     - Une vodka fera mieux l’affaire, répondit-il d’un seul trait.     Elle rejoignit son comptoir alors que le jeune homme aperçut une
pipe à eau*  derrière celui-ci. Dans sa tête s’affichèrent de belles images : vodka, pipe à eau… quel plaisir que d’additionner tout ça au bétel qu’il mastique continuellement.
 Le garde de sécurité se planta de manière à ne rien manquer de la conversation.     
– Quand seras-tu prêt à commencer ?     - On aura fini le travail de remplissage des trous cette semaine, répondit-il.     – Excellent, je peux alors faire livrer le bois de lim plus tôt que prévu. Si ça te convient, on entreprendrait les travaux lundi de la semaine prochaine. Tu n’as qu’à me dire combien on te payait au chantier et je double la mise.     
– La vodka et la pipe à eau sont en surplus.     Un sourire inquiet barra la figure de la propriétaire du café qui ajouta afin d’être bien comprise :     - Les heures de travail seront de l’heure du Dragon (7 heures le matin) jusqu’à l’heure du Chien (19 heures). Deux poses : une le matin, l’autre en après-midi et à la fin de la journée, vodka et pipe à eau.     L’entente fut conclue au grand désarroi du garde de sécurité.




À suivre









































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