jeudi 29 septembre 2005

Le quatorzième saut de crapaud

Il y a de ces matins où le vent et l'espace se disputent l'immensité des lieux. Notre grand-père n'a pas hésité, se vêtit de son coupe-vent et partit vers la mer. Écouter ce mélange de bruits devenus des sons alors qu'ils s'échouaient sur la plage en furie. Cela lui rappela un vieux souvenir: le jour où la vie, espèce de sentiment sépia, lui parla en des mots mystérieux.
C'était il y a de cela plusieurs années. Un lever du jour semblable à celui-ci. Moins clair peut-être mais tout aussi chargé d'inconnu. Il venait tout juste de quitter sa maison partant vers les champs afin d'y vérifier les limites d'un terrain qu'il venait d'acheter. Pas besoin de nouvelles terres sauf que celle-ci se situait en face de chez-lui. Son propriétaire devait partir, la santé ne lui étant plus prodigue. Ils avaient discuté un peu, marchandé deux minutes et conclu une entente que le notaire allait placer sur un document officiel. Le vendeur qui ne l'avait jamais habité, n'ayant pas omis de lui dire que cette terre, revêche à l'agriculture, ne pouvait être là que pour être là. Inutile, voilà les derniers mots. Elle ne servait à rien, ne servirait à rien.
Notre grand-père avait reçu du sien un conseil que toute sa vie il s'était empressé à mettre en pratique: rien ne vaut plus que la terre. Et dans ce pays de mer et montagne, traversé par une route qui l'enrubannait, la terre n'a pas la même valeur que la mer. Il avait souvenance de tous ceux qui durent quitter la région en raison de l'expropriation, parfois sauvage, des lopins de terre, des demeures et des meubles afin de permettre la mise au monde du parc Forillon. Ils partaient sans rien. La dignité en avait pris un grand coup. Mais lui, il put s'en sauver. Grâce, sans doute, à sa ténacité mais principalement à des erreurs administratives de certains fonctionnaires pressés de quitter la place, le travail de mains achevé. Il avait appris que tenir le phare est aussi essentiel que le phare lui-même.
Il avait donc, au fil des ans, tenté de récupérer de la terre. Mais celle qu'il convoitait, possédait le mérite d'être située juste en face de sa maison, donnant sur un cap dont la hauteur paralysait de vertige les mouettes. C'était fait. Et le jour du notaire, il faisait un temps comme ce matin: entre orage de vent et d'eau. Un gris d'ouragan. Le gris qui avance du fond de la mer comme un patineur éloigné s'agrandit à mesure qu'il s'approche.
La transaction paraphée, les poignées de mains scellant les ententes conclues dans la parole donnée, notre grand-père revenait vers sa maison, à pied par la route. Il décida de marcher un peu son nouveau lopin de terre. De grands arbres, sauvages comme si jamais une âme s'en était approché, traçaient dans un ciel bas d'immenses balancements horizontaux. Ils disent non, sembla reconnaître le nouveau propriétaire. Écoutant le message et percevant dans ce signe une exhortation, celle de ne pas s'y aventurer, du moins encore, grand-père coupa vers la mer.
Il ramassa un galet, le faisant passer de gauche à droite. Toute sa vie, grand-père s'était posé la question: gauche, droite ou centre? Des marins lui disaient que ces mots n'ont aucun sens une fois en mer, voilà pourquoi on leur avait donné les noms de babord et tribord. Le centre, rien. Bien peu de vies ont réussi à se situer au centre et y camper. Un vent du large, un soleil aveuglant, des bancs de poissons, une goellette échouée, un mirage plus au fond, on dirait que tout s'organise pour que nous déambulions soit à gauche, soit à droite tout en souhaitant rejoindre et demeurer au centre.
De loin, il tentait de donner du sens aux mouvements échevelés des arbres qui pointaient leur cime comme autant de flèches vers le ciel, vers grand-père. Ils souhaitaient lui dire quelque chose. Mais quoi exactement? Voir une menace lorsque tout tarde à s'expliquer, cela est si simple. Les messages, ces anonymes porteurs d'inconnus, comme il est facile de leur donner la signifiance que l'on veut bien: celle qui nous rassure, même s'il s'agit de mauvais augures. Conjurer ce que l'on ne sait pas. Et grand-père cherchait. Pour rejoindre le sens des choses, il avait appris à se servir de ses cinq sens. Là se trouvait le chemin vers le cerveau. Et la compréhension. Mais il savait aussi que nos sens peuvent nous induire en erreur surtout si on ne fit qu'à eux.
Il décida donc de mieux regarder, mieux sentir, mieux goûter, mieux entendre afin de toucher à la racine même de ces déhanchements synchronisés. Pour se faire, grand-père savait qu'il allait devoir également y mettre du temps. Il choisit donc de ne pas franchir les limites de son nouveau terrain, ne pas le brusquer et surtout, doucement et régulièrement, comme on apprivoise un cheval rétif, le saluer de loin. Le respecter comme il le faisait pour la mer.
Les jours passèrent, s'accumulant en saisons. Les arbres fiers imposaient au grand-père leur même signe: des nons sans noms. Il ne se décourageait pas. Jusqu'au jour où enfin, une lueur traversa le brouillard de ses pensées. Pourquoi continuer de chercher seul un sens qui provient du temps, le traverse et cherche à le transfigurer? Il décida donc de communiquer avec l'ancien propriétaire qui lui indiqua que ce terrain avait, jadis, appartenu à une vieille dame, écossaise d'origine, veuve très jeune et à qui ce terrain fut légué par testament.
Le grand-père avait connu cette dame, sauf que de ses nouvelles, il n'en avait pas et personne semblait être en mesure de l'informer. Avait-elle été chassée de sa maison sous prétexte d'expropriation? Était-elle décédée? Personne ne pouvait le dire... mais une légende, celle qui s'alimente des paroles ajoutées bout à bout pour en faire un bouquet de merveilleux, donc une légende courait. Grand-père alla rencontrer la bibliothécaire du village qui lui raconta...
Au début du siècle dernier, un jeune couple d'écossais arriva dans le village. Personne ne sut d'où ils venaient. Ils s'installèrent sur le cap sur ce terrain que tous les habitants savaient hostile à cause principalement du fait qu'il était complètement dénudé. Pas un seul arbre. Le jeune mari était un marin téméraire, un homme peu sociable et, selon les dires, violent avec sa jeune épouse dont la douceur tranchait avec le caractère primesautier de son mari. Il quittait pour la mer au début du printemps, ne revenant qu'à l'occasion afin de vendre ses poissons et faire sécher les autres. Il ne mangeait que de la morue salée et séchée. Ses arrivées étaient marquées par de grands cris, ceux de son épouse dont personne ne sut vraiment le prénom. Ce que l'on savait, c'est que la maison ne possédait aucune fenêtre. De grands trous béants donnant sur la mer. Au départ du mari, la jeune épouse plantait au pied de chaque fenêtre une graine qui allait devenir un arbre. Au fil des ans, poussaient de majestueux arbres feuillus. Ils bloquaient ainsi les lucarnes. Au retour de la barque du mari, celle qui doucement devenait une dame remarquait le mouvement des arbres. Ils lui parlaient. Mais elle savait que ces paroles étaient le présage des coups de fouet dont elle serait la victime.
Le temps passa. Les années et les arbres grimpaient le long de ce qui devenait ses fenêtres. Un matin, avant le départ du mari, celui-ci la frappa tellement qu'elle perdit conscience et ne se réveilla que pour apercevoir au pied du cap, une barge vide du capitaine et quelques poissons pourris. Elle sut que la mer avait vengé son calvaire, engloutissant cet homme profondément malheureux. Et elle vécut, seule et isolée, derrière le rideau végétal qui s'épaississait d'année en année. On dit qu'elle mourut un matin de grand vent. Que l'on ne retrouva jamais son corps. Le terrain devenu vacant, personne n'osa mettre les pieds de peut d'y retrouver les restes d'une écossaisse dont la vie demeura inconnue de tous.
Grand-père comprit alors le message des arbres. La vie, parfois, se cache derrière des fenêtres ouvertes que des arbres protègent. Mais c'est la vie quand même. Celle qui se balance, grands arcs de vent, et que l'on ne saisit, parfois, que bien longtemps après. Il devint clair pour lui que jamais il n'allait mettre les pieds sur son terrain qu'à partir de ce moment il nomma là où les fenêtres d'écorce sont écossaises.

Un être dépressif - 15 -

  Un être dépressif -  1 5   - Une transplantation, c’est extraire de la terre pour la planter ailleurs.   Je tarde à le publier ce dernier ...