vendredi 18 novembre 2005

Le quarantième saut de crapaud

Rien de mieux, à la suite de cette histoire, celle des trois M, que des poèmes dont la mer, encore et toujours, nous remet le cœur à flot.

Certains m’ont demandé ce qui est arrivé à certains personnages qui ont, quelques instants, marché dans les sauts du crapaud. Philip et Clémence sont-ils quelque part, ensemble? Marcel et Madeleine? Je vous dirai qu’il n’y a que notre grand-père, celui par qui ces autres vivent, qui continuera parfois malgré lui, accolant d’évanescents souvenirs à des personnages fictifs, à dire les sons et les lumières que la mer projette dans son cœur. Car elle lui parle, la mer. Longtemps absente à ses yeux, maintenant jaseuse de monde et d’événements…. et de géants.


Qui dira que Mallarmé est le maître incontestable de l’hermétisme après avoir lu ce si beau poème?

BRISE MARINE
Stéphane Mallarmé (1842-1898)

La chair est triste, hélas! Et j’ai lu tous les livres.
Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux!
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature!
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots!


Le prochain poète, un grand inconnu, mais qui mérite tant à être lu.


JEAN SANS TERRE ABORDE AU DERNIER PORT
Yvan Goll (1891-1950)

Jean sans terre sur un bateau sans quille
Ayant battu les mers sans horizons
Débarque un jour sans aube au port sans ville
Et frappe à quelque porte sans maison

Il connaît bien cette femme sans figure
Se décoiffant dans un miroir sans tain
Ce lit sans draps ces baisers sans murmure
Et ce facile amour sans lendemain

Il reconnaît ces trirèmes sans rames
Ces bricks sans mâts ces steamers sans vapeur
Ces rues sans bars ces fenêtres sans femmes
Ces nuits sans sommeils et ces docks sans peur

Mais il passe inconnu devant ses frères
Il ne voit point ses jeunes sœurs pâlir
L’herbe ne tremble pas dans le pré de son père
Quelle est cette cité sans souvenir?

Dans le jardin sans arbre aucune grille
Ne l’empêche de cueillir le jet d’eau
Qu’il va offrir à cette triste fille
Qui se pendit pour l’avoir aimé trop

Quel est ce boulevard sans dieux à vendre?
Ce crépuscule sans accouplements?
Ce réverbère étouffé par ses cendres
Cette horloge laissant pourrir le temps?

Alors pourquoi ces jonques ces tartanes
Chargées de fûts sans vin de Christs sans croix
De sacs sans riz de danses sans gitanes
De citrons sans vertu d’aciers sans poids?

Pourquoi ces quais sont-ils sans un navire?
Ces bois sans étincelle ces stocks
Sans douane et ces bars sans délire?
Seule la mer travaille dans les docks!

Quel est ce port où nul bateau n’aborde?
Quel est ce sombre cap sans continent?
Quel est ce phare sans miséricorde?
Quel est ce passager sans châtiment?



Et celui-ci. Pourrait-il avoir été inspiré par Mallarmé?

SANG
Jean Venturini (1921-1940)

Dans mes veines ce n’est pas du sang qui
coule, c’est l’eau, l’eau amère des océans
houleux…

Des bonaces, des jours pleins gonflent
ma poitrine, préludes aux blancs vertiges
des ouragans...

Des poulpes étirent la soie crissante de
leurs doigts et leurs yeux illunés clignotent
par mes yeux…

Des galions pourris d’or, des mâts, des
éperons de fer passent en tumulte dans
des marées énormes…

Tous les anneaux mystiques jetés aux
lagunes adriatiques, je les ai pour les donner
à celles que j’aime…

J’ai des ressacs mugissants dans mes mains
aux heures d’amour…
Et trop souvent j’étreins d’irréelles écumes
blanches qui fuient sous mon désir de chair…


N’est-ce pas là poésie appelante d’images!

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