mercredi 14 septembre 2016

5 (CINQ) (CENT QUATRE) 04

 Plus de dix jours depuis la parution du dernier épisode du récit ILS ÉTAIENT SIX... Il y aura eu cette semaine en Birmanie d'où je rapporte des photos et surtout des vidéos qui paraîtront sur le CRAPAUD dans les prochains jours.

Une courte mise à jour du récit avant de passer à l'épisode numéro 13.

Les six et Dep ont vécu un samedi soir où rire n'avait pas le même sens pour chacun. Suite au drame (le viol de Dep par le plus âgé des six) chacun se voit confronter à l'événement dont les seuls témoins furent ceux qui y jouèrent un rôle. Dep a écrit à sa mère, elle attend une réponse de celle pour qui elle voue un immense amour.  Mais, entre temps...



1l) fleurs de papier. Il fut convenu entre Khuôn Mặt (le visage ravagé) et David Bloch, l'étranger, d'une nouvelle rencontre dans la soirée. Le jeune vietnamien allait inviter quelques amis parmi lesquels un se débrouillait beaucoup mieux que lui en anglais. Il pensait à Tùm (le trapu). Sans rien bousculer, voyant que Dep n'était pas dans les meilleures dispositions, Khuôn Mặt (le visage ravagé) inquiet à la vue de Trẻ (le plus jeune) passer en courant devant le café, tendit la main à l'étranger puis quitta les lieux.

Milieu d'après-midi, l'heure de la Chèvre: 13 à 15 H. Rangeant son cellulaire, l'attitude de Trẻ (le plus jeune) le préoccupa. Où allait-il ainsi au pas de course? Sans se considérer jaloux, la première pensée qui vint à son esprit, rapidement transformée en inquiétude, l'amena à croire que ce dernier se rendait au kiosque de Dep. Avait-il rendez-vous avec elle? L'avait-elle appelé?  Il prit le carrefour et se dirigea vers le kiosque de la jeune fille qui vend des ballons multicolores.   

Voilà une belle occasion pour lui parler, se dit-il.    En trois enjambées, essoufflé par la nervosité, le voici devant elle, assise au fond du petit espace qu'elle occupe la majeure partie de son temps. Elle est encore plus belle lorsque je la vois sans les autres, se répétait-il en lui-même.     - Oui, j'ai bien remarqué tes deux amis passer par ici.     La voix de Dep lui caressait les oreilles, faisait rougir son visage gâté par une sévère acné. Quelque chose l'agaçait toutefois, c'était comme si elle venait tout juste de se débarrasser d'un fort hoquet.    - Le premier filait vers la pinède; plus tard, quinze minutes peut-être, un autre a pris la même direction. Il courait.

Comme il souhaite prolonger cet échange! Le premier depuis l'arrivée de Dep; le premier, seul à seule, depuis qu'elle est devenue à ses yeux l'incarnation même de la beauté, son fétiche. En route vers la pinède, il cherche à se rappeler si elle l'avait regardé, lui que tous évitent.


2l) fleurs de papier. L'ombre du pendu bouge sur les herbes hautes. Un pin, mature et solide. La corde lui enserrant la gorge, couleur du riz délavé. Sa langue pend. Le cadavre oscille au gré du vent. Tré (le plus jeune) figé, pétrifié, vient d'abandonner ses tentatives de saisir les pieds nus de Cao Cấp (le plus âgé) afin d'arrêter ces oscillations irrégulières. Tremblements et sanglots l'éberluent. L'horreur de la scène se fusionne au silence assourdissant. Parfois, trois secondes à peine, un craquement... celui des os ou des branches, impossible à départager.

Stupéfait, Khuôn Mặt (le visage ravagé), immobile à trois pas derrière celui que tous considèrent comme le meilleur ami, le plus fidèle compagnon du suspendu entre terre et pin, ne peut que constater l'ampleur du drame. Des drames. Une tragédie ne venant jamais seul. Qui aviser? Il se doit d'agir. Immédiatement. Sans trop comprendre ce qui le pousse à le faire, reculant de trois pas, récupère son cellulaire et prend quelques photos.

- Ne reste pas ici Tré (le plus jeune), on ne peut rien pour lui.     
     - Je n'abandonnerai pas mon frère, peine-t-il à dire, avalant et ravalant tristesse, rage et souffrance. Devant une tragédie toute fraîche, encore inaltérée, que faire? Pour la première fois de sa vie, Khuôn Mặt (le visage ravagé) se trouve en présence d'un être sans vie. D'un être qui venait de choisir de ne plus être en vie. Et cet être, il y a quelques heures encore, lui parlait. Le revoit, hier, se diriger vers le kiosque de Dep, lui prendre le bras de manière bourrue, obligeant la vendeuse de ballons multicolores à les suivre. À le suivre.

Une sordide tranquillité règne sur la pinède. Les gémissements du plus jeune des xấu xí... insoutenables. Jetant un regard vers ce corps mouvant dans une immobilité funeste, Khuôn Mặt (le visage ravagé) remarque une tige de fleurs de papier. Rouges. Fleurs de bougainvillier. Le plus âgé des xấu xí la tient encore fermement dans sa main gauche, rigide comme un poing. Peut-elle renseigner sur cet acte sinistre? Faut-il y voir un quelconque symbole? Un message? Celui qui, dans le groupe des xấu xí a le visage ravagé, tourne les talons, prend la direction du bas de la pente.


3l) fleurs de papier. Un proverbe vietnamien dit: '' . On peut sonder mer et fleuve, mais qui donc peut sonder le coeur des hommes ? ''   Khuôn Mặt (le visage ravagé) marche à pas de tortue. Il vient de voir exactement l'opposé de tout ce qu'il souhaite découvrir pour le reste de sa vie. L'horreur dans un décor féerique! La beauté ne doit-elle son existence que par celle de la laideur? Pour y parvenir, doit-on franchir la porte de son antagoniste? D'un pas à l'autre, le dernier sera plus lent.   

Dep lit. Elle lui apparaît plus calme qu'au moment où il l'étudiait, assis au café Con rồng đỏ et qu'un étranger, brutalement, le ramena à la réalité de ce dimanche. Sa main gauche porte un gant. Un gant beige. Il s'arrête.     - Une tragédie vient de se produire dans la pinède.     La jeune fille qui vend des ballons multicolores dépose délicatement son livre sur le petit tabouret tout à côté d'elle. Lève les yeux. Khuôn Mặt (le visage ravagé) sut à ce moment qu'une personne le regardait. Droit dans les yeux. Sans frémir. Sans dégoût et sans répugnance.

     - Cao Cấp (le plus âgé) s'est pendu. Il faisait partie de notre groupe. Il n'a pas été poli envers toi hier, t'obligeant à nous suivre.     Dep, l'espace d'un instant, lui sembla paralysée. On croirait, à la voir ainsi médusée, qu'elle eût prévu cette nouvelle, ou qu'elle fût envahie d'une empathie soudaine. Khuôn Mặt (le visage ravagé) sait pourtant qu'elle n'aura adressé que trois mots à Cao Cấp (le plus âgé), c'était hier alors qu'en route vers le lac elle désirait rentrer chez elle. Que Tré (le plus jeune) ne s'est pas arrêté au kiosque. Il passe de la stupéfaction à la satisfaction ayant éliminé tout argument pouvant expliquer son attitude consternée.

     - Je ne sais trop quoi dire. Je suis ahurie. Que dois-tu faire maintenant?     Cette façon de s'adresser à lui le comble, outrepassant l'attitude habituelle que l'on entretient vis-à-vis lui. Tout d'un coup il se sent moins laid. Se voit devant la porte  lui permettant de transcender sa laideur.      - Je ne sais trop. Chez ses parents ou à la police. Tré (le plus jeune), celui que tu as vu courant vers la pinède, est resté là. 


4l) fleurs de papier.    - Je ne veux pas t'embêter...     - Tu ne m'embêtes pas, continue.     Dep devenait curieuse. Elle se dit qu'elle n'allait pas, pour le moment du moins, se laisser envahir par cet événement. Ayant écouté son informateur, elle pourrait ressentir en elle un soulagement, comme si on venait de la sortir d'une eau glacée pour la déposer délicatement dans un bain tiède. Elle ne veut pas songer que voilà justice faite, laisser pourrir en elle l'idée d'une vengeance assouvie.  Elle gardera la tête haute. Au-dessus de la mêlée. 

Son intelligence lui dicta ces paroles:     - Je crois que tu devrais aviser les parents. Ils sauront bien les gestes à poser. Et prendre soin de ton ami qui se remplit les yeux du drame. Tu dois être proche de lui.     C'est à regret que Khuôn Mặt (le visage ravagé) laissa la fille qui vend des ballons multicolores à son livre posé sur le tabouret. Reculant de quelques pas, il aperçut le titre: ''À mes filles'' de Pearl Buck.

D'informateur, le voici messager d'un drame incroyable qu'il devra nommer.  Il s'approche de chez les parents de Cao Cấp (le plus âgé). Une fumée grise s'élève devant la maison. On y brûle des feuilles mortes à moins que ce ne soit des mauvaises herbes ou des shàng mã*. Étrange couleur que celle qui s'en échappe. Quelqu'un, armé d'une longue baguette, remue le brasier. Les flammes s'amenuisent lorsque la femme cesse de les taquiner.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) s'arrête. À quelques pas de lui, sans doute le même nombre que ceux qui le séparaient du pendu, cette femme. Il ne l'a vue qu'en de rares occasions. Elle se retourne. Le regarde. Le fixe. Ses yeux voyagent du jeune homme aux étincelles qui virevoltent dans cet après-midi de malheur.     - Mère!     Elle ne daigne pas le dévisager.     - Une catastrophe s'est produit. Pire qu'un accident.     Ces mots ne semblent pas la rejoindre. Elle continue de  remuer les flammes comme s'il s'agissait d'un bouillon.     - Mère, votre fils est mort.     Aucune réaction. Rien. Laissant tomber son bâton de bambou, elle entre dans la maison.

* shàng mã       votif



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