lundi 6 mars 2023

MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES - 10 -

 



MARCHER

À L’OMBRE

DES FANTÔMES

 

quatrième marche

 

F   A   N   N   Y

 

    Je sors de la liasse impressionnante de documents que m’a remis Fanny la copie du discours prononcé lors de la cérémonie soulignant son départ à la retraite.  

 Monsieur le Secrétaire général,

  Monsieur le Directeur du service d’interprétation,

  Mesdames et messieurs les représentants des services diplomatiques,

  Confrères et consoeurs,

  Ma famille.

Vous comprendrez tous que cette réception revêt pour moi l’occasion de vous exprimer ma gratitude pour avoir participé, chacun à votre façon, à ces quarante années de service auprès de notre organisation que tous nous chérissons, l’ONU.

Notre métier a bien évolué au cours de ces quatre décennies, tout comme a changé en profondeur cette institution que j’ai toujours servie en mon âme et conscience. Il n’est pas dans mon intention d’en retracer les mouvements, bouleversements, chamboulements qui lui auront permis de grandir, se modifier et devenir sans aucun doute l’endroit qui permet à l’humanité de trouver un lieu et un espace d’expression tous deux voués à un meilleur avenir pour l’humanité.

Combien de langues différentes y ont été entendues pour, grâce à notre service de l’interprétation, retentir de toutes leurs forces dans la salle de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité, pour ne citer que ces deux-là. Ces langues portaient le même espoir, celui de la paix dans le monde.

Nous, les interprètes et les traducteurs, conscients de l’importance avec laquelle nous devions permettre à tous de bien saisir les nuances et les détails de chacune d’entre elles, avons su d’abord les respecter pour ensuite les partager à de nombreux publics bigarrés.

De 1960, alors que j’entrepris mon stage qui allait, en 1965, se transformer en un contrat officiel, toujours, j’ai tenté de rendre mon travail davantage cohérent. À l’instar de mes confrères et consoeurs, j’ai vu s’écouler le temps porteur d’innombrables transformations, au plan géopolitique, certainement, mais aussi de profonds changements d’ordre linguistique. Certains mots, certaines expressions ont disparu des vocabulaires propres à chacune, d’autres sont apparus cherchant à mieux circonscrire la pensée. Notre rôle, toujours,  aura été de rendre les discours clairs et sensés.

Je ne souhaite pas, cela serait d’ailleurs beaucoup trop long, vous énumérer les différents personnages que j’ai croisés et dont j’ai eu la responsabilité de traduire et d’interpréter, mais je tiens à rendre un hommage particulier et sincère à mon patron, celui qui a cru en moi et m’a offert la possibilité de mener une carrière combien enrichissante. Merci à monsieur Abhay qui nous a quitté l’an dernier pour rentrer dans son Laos natal, dont le poste est actuellement admirablement rempli par monsieur Antoniou, grec d’origine et humaniste dans l’âme. C’est lui, monsieur Abhay, qui m’a initié à sa grande passion, le sanskrit, passion à laquelle il peut maintenant consacrer toute son énergie. L’amour de la langue, il nous l’a tous transmis ; sa rigueur fait consensus parmi nous. Permettez-moi de vous citer ce proverbe sanskrit qui nous le définit si bien :

Occupe-toi du jour présent, car si hier n'est plus qu'un rêve, demain n'est rien qu'une vision. Le jour présent si tu le vis, fera de chaque hier un rêve de bonheur et de ton avenir une vision d'espoir. Alors, occupe-toi du jour présent.

Nous nous souvenons tous, j’en suis complètement assurée, qu’il nous le disait dans sa langue d’origine.

D’avoir eu le privilège de devenir l’interprète officielle du Dalaï-lama, je retiens ce court billet qu’il m’adresse à l’aube de ma retraite. Il y est écrit ceci :

“ Les vieux amis s’en vont, de nouveaux apparaissent. C’est juste comme les jours. Un vieux jour passe, un nouveau arrive. L’important est de le rendre significatif : un véritable ami ou un jour qui ait du sens.” 

Peu de gens marquent notre vie, pour moi, il l’aura fait, me rappelant que le mot important prime sur le mot essentiel. J’en ai fait mon canon, le moule dans laquelle j’appréhende la vie. Rien n’est essentiel, tout est important.

En pigeant dans les messages reçus à l’occasion de cette cérémonie, permettez-moi, à la suite des mots du Dalaï-lama, de vous lire ceux d’une femme d’exception que j’ai coudoyée, cette note exprime parfaitement bien les deux rencontres qui nous ont permis, en très peu de mots, de nous comprendre et pour ma part, lui vouer une très grande estime ; je parle de madame Simone Veil, actuellement membre du Conseil constitutionnel de France, qui m’écrit :

La vie elle-même change tellement vite. C'est tellement difficile aujourd'hui de faire des pronostics sur ce que seront les choses dans dix ans. 

Je retiens de ses deux phrases écrites sur un papier ayant encore la couleur de son passé douloureux puis exaltant, que la vie si fugace soit-elle peut se mesurer par des à-coups de dix ans. J’y repense aujourd’hui et m’aperçois combien exact s’avère cette réalité.

Vous savez que ma fille a épousé un homme tibétain, dont la formation universitaire en théologie l’a mené à se spécialiser dans l’étude approfondie du bouddhisme. Par lui, et je le remercie publiquement, j’ai su mieux entrer en contact avec cette spiritualité que le Dalaï-lama a ouverte à mes yeux. Merci Choïdzin.

Également, alors que j’arrive à dire quelques mots sur l’intimité de ma vie familiale, je tiens à souligner tous ces moments de pratique du qi gong en communion avec Marie, ma fille que j’aime par-dessus tout. Toutes les deux, nous avons adopté cette pratique sans jamais l’abandonner par la suite. Mes petits-enfants, les jumeaux et Léa, s’y adonnent aussi, tout comme ma grande amie, de retour dans son Vietnam natal, Tình, que je salue par contumace.

Je pars - une mauvaise tournure de la langue française appelle à “ tomber à la retraite “ - y arrive la tête haute, satisfaite du travail accompli, ouverte à l’idée que la suite saura être remplie de nouvelles expériences, de nouvelles avenues à explorer.

À chacun d’entre vous qui êtes passés sur ma route, merci d’avoir été là.

 

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    Comme à son habitude, en ce premier matin l’autorisant de ne pas sortir de son appartement, Fanny s’installa sur le balcon, savourait sa tasse de thé vert. Son regard embrassait l’horizon vers lequel l’Hudson courait, mais cette fois-ci consciente qu’absolument rien ne la pressait.

Lorsqu’elle débarrassa son bureau au siège de l'ONU dont elle s’était fait un devoir durant toute sa carrière de tenir en parfait ordre, elle récupéra les photos qui ornaient les murs et sa table de travail. Puis, le travail achevé, jetant un dernier coup d'oeil sur cet endroit qui fut, près de quarante années durant, son lot quotidien, elle ouvrit le dernier tiroir fermé à clef, puis récupéra la lettre du Dalaï-lama. Elle l’y avait déposée en 1999 sans jamais oublier qu’un jour elle aurait à en prendre connaissance ; le temps de l’ouvrir était venu.

Parmi l’ensemble des messages qui affluèrent vers elle, autant par courrier postal qu’électronique, celui-ci, qu’elle croit être un billet d’adieu, lui était le plus précieux. Sans aucun doute le manuscrit aborderait directement la question de sa retraite, mais devait probablement contenir autre chose dont elle n’arrivait pas à se faire une idée.

Elle le déposa dans son attaché-case ; l’ouvrira le lendemain, seule et confortablement installée chez elle, comme il lui fut exigé lorsqu’elle le reçut.

Sa dernière rencontre avec le saint homme remontait à quelques mois déjà, au cours de laquelle cette lettre lui fut remise dans le plus grand secret, même les proches du saint homme n’ont pu être témoins de la transaction. Ils n’y virent sans doute qu’une dernière poignée de main.

Une enveloppe tout ce qu’il y a de plus commun, celle que l’on utilise pour un envoi postal, contenait deux pièces détachées, un chiffre sur chacune d’elles : un et deux dessinés à l’encre rouge sur du papier parchemin.

 

( UN )

  Madame,

Si j’ai l’audace de vous destiner ce document qui n’a rien d’officiel, encore moins en lien avec votre travail, c’est davantage sur la base d’une absolue confiance que je vous porte. Je veux que vous sachiez, avant que d’en prendre connaissance, qu’il s’accompagne de mes meilleurs voeux et sincères compliments alors que vous laissez une carrière qui ne fut sans doute pas toujours paisible, mais immensément féconde. On n’arrive rarement, lorsque le divin nous a affublé de capacités telles les vôtres, à définitivement se ranger en marge de la route que depuis longtemps on suit. Comment pouvons-nous être certain que notre marche soit achevée ?

Dès notre premier tête-à-tête, j’ai su que je pouvais vous faire confiance et que vous seule pouviez recevoir ce manuscrit en deux volets. Vous dont il m’est impossible d’oublier que vous fûtes cette dame que l’on me présenta au siège de l’ONU comme celle qui allait devoir traduire mes paroles ; vous qui, sur l’heure, me sembla porteuse d’une destinée hors du commun

Immédiatement, j’ai compris que la mission qui est la mienne pouvait répercuter sur la vôtre. Une fois notre première entrevue achevée, j’avisais monsieur Abhay d'accepter de vous confier la tâche ardue de traduire en français les prochains discours que mon rôle m’invitait à prononcer un peu partout dans le monde, non seulement dans l’enceinte de l’Assemblée générale des Nations-Unies. Vous n’avez pas hésité à me suivre, n’avez en aucun moment déformé mes paroles, ce qui est indispensable pour tout bon interprète.

Quelques heures avant nous nous retrouvions dans la petite salle de réunion, votre patron, monsieur Abhay, me parlait de vous comme étant une professionnelle jusqu’au bout des ongles, que je pouvais vous faire parfaitement confiance. Il ne s’est pas trompé.

Je ne sais pas si vous connaissez le parcours de cet homme dont la franchise, le charisme et l’honnêteté caractérisent si bien un personnage d’une grande humilité, d’un sens du devoir incomparable, mais permettez-moi, avant que vous ne preniez connaissance du but ultime de cette missive, ce qui se retrouve dans celle que j’ai intitulé ( DEUX ), permettez-moi de vous dire qu’une fois à la retraite et retourné dans son Laos qu’il chérit plus que tout, sera l’unique et autre personne que j’ai mis au courant de tout ceci. Il ne l’a pas lue, mais en possède une intelligence entière. Il accepta, si je ne pouvais le faire moi-même, de vous la remettre ; je suis heureux que l’occasion se soit présentée.

J’ai en mémoire ce moment qui m’a permis de reconnaître la profondeur de sa discrétion et lui permit de s’ouvrir à moi sur certains détails de votre vie qu’élégamment vous n’avez jamais abordés avec moi directement. Vous ne m’en voudrez pas non plus, qu’une fois l’avoir lue, vous y trouviez quelques cachettes que cet homme admirable m’a dévoilées et qui permirent de raffermir ma décision de vous confiez que ce que lirez.  

Je suis, par monsieur Abhay, au courant de votre vie. Votre naissance en Pologne, le même jour, la même année que moi ; votre mariage suite à votre départ vers la France en 1955 ; cet événement qui, j’en suis certain, vous trouble encore, soit la décision d’arrêter une grossesse non voulue; votre arrivée à New York, votre divorce ; votre relation avec le diplomate chinois qui vous permit une importante réconciliation avec la maternité et par laquelle votre caractère prit une tangente dont vous ne pouvez encore maintenant en mesurer toute l’ampleur.

La liaison entretenue avec Giuji, je vous en sais gré, n’interféra pas sur votre travail et sur ce que je pourrais nommer la difficulté diplomatique et politique existant entre son pays et mon Tibet. Je sais pertinemment qu’en aucun cas, soit lui ou vous-même, n’avez abordé l’essentiel et le superficiel de nos échanges, tout demeurant bien accroché au professionnalisme qui vous caractérise. Je me doute que l’un et l’autre deviez marcher sur des oeufs.

Je suis donc au courant que votre fille est celle de ce diplomate chinois qui, au moment  vous lirez ces lignes a, lui aussi, pris se retraite. Toutefois, il est important de signaler que sa carrière, excluant son séjour à l’ONU, n’a pas été de tout repos.

Je précise, si vous me le permettez.

Lorsqu’il quitte New York, quelques jours ou semaines après, je n’en suis pas certain, le mariage de votre fille, Marie, le ministère des Affaires étrangères de Chine, l’assigne à Lhassa, la capitale de mon Tibet. On savait très bien, dans les hautes sphères de l’État chinois, qu’un mandat spécifique lui incomberait : le nouveau secrétaire d’ambassade qu’il devint, allait probablement reprendre contact avec vous afin d’obtenir certaines informations de première main, sur mes déplacements et agissements. Je vous connais et suis certain que vous n’êtes jamais allée dans cette voie, même si les circonstances auraient pu vous y pousser.

Les Chinois ont une politique, vous le savez forcément, qui en est une d’imposer à mon peuple un prochain dalaï-lama qui leur soit favorable pour ne pas utiliser le mot... soumis. Pour cela, un obstacle doit être éliminé : moi.

J’évite, pour ne pas vous lasser, d’aborder les difficiles relations existant entre la Chine et l’Inde, le pays qui sait si fraternellement m’accueillir. Vous savez que je m’y réfugie depuis de nombreuses années, ce qui ne favorise pas un rapprochement entre les deux pays. Mais ceci est hors de mon propos.

Votre amant chinois, c’est ainsi je crois que vous le surnommez, du moins c’est l’expression que votre patron utilisait lorsque nous parlions de lui, reçut une commande bien précise qu’en langage diplomatique on nommerait de différents verbes : m’exclure, m’écarter sans soulever de troubles en terre tibétaine.

Il lui fallait fomenter un complot et s’assurer que son pays n’en paraisse nullement impliqué. La tâche, ardue en soi, devait se réaliser dans les plus brefs délais. Nous trois, comprenez que je parle de Giuji, vous et moi, commençons à prendre de l’âge, mais l’appétit chinois est vorace. On lui donna une année lunaire pour y arriver.

Je suis dès lors mis sous surveillance et chacun des pays qui acceptent de me recevoir est submergé de menaces voire de mises en demeure graves ; on les somme de m’ignorer, usant même d’intimidation.

Rendre hommage à votre patron au service d’interprétation de l’ONU, c’est pour moi une façon de le bénir car il est intervenu auprès du Secrétaire général afin que je sois protégé par les services secrets de l’organisation. Je ne savais pas qu’un tel département puisse exercer sa fonction en-dehors de New York ; on fait une exception afin que rien ne puisse m’arriver en terre américaine ou ailleurs dans le monde.

Je me suis rapidement habitué à ces gardes du corps anonymes malgré le fait que je me croyais protégé par les forces divines. Parfois la réalité de l’homme ne concorde pas avec celle du Bouddha.

Me voici parvenu à l’essentiel de cette lettre que j’ai voulue d’abord placer dans une certaine perspective.  

Vous êtes une adepte de yoga, le qi gong, c’est d’ailleurs ce qui a aiguisé ma curiosité envers vous, lorsque vous m’en avez parlé. Votre amant chinois, celui qui dans les faits vous y a instruit de manière plus approfondie, n’a pas complètement abordé la question, ne s’en tenant exclusivement qu’à l’aspect technique. Il y a plus, beaucoup plus et je vous invite, avant d’accepter la mission à laquelle je vous convie, souhaitant que vous y répondiez positivement, à prendre des informations sur le Falun Gong qui découle, si je puis dire, de ce type de yoga.

Lorsque vous aurez bien saisi ce qui en découle, et seulement après, je vous inviterai à prendre connaissance de la deuxième partie de cet envoi. Tout de go, je vous dis qu’elle vous investira d’une mission exigeant de vous que vous quittiez les USA, votre famille - sans jamais leur en dévoiler la raison - afin de vous rendre en Chine, dans une ville qui vous sera indiquée, prendre contact avec votre amant chinois, le tout visant à finaliser ce pour quoi je vous ai choisie.

Le voyage pourrait s’étendre sur plusieurs mois, possiblement vous amener vers d’autres pays de l’Asie du Sud-Est, afin de rencontrer des gens qui vous faciliteront la tâche... si je peux m’exprimer ainsi.

Vous êtes au début de votre temps de retraite, nous sommes en l’an 2000 et la mission débutera en 2005. Profitez donc de ces quelques années... de repos... avant de vous lancer, si vous l’acceptez, dans une aventure qui aura des conséquences importantes pour moi, d’abord, et, par réflexion, sur vous.

Je vous ai choisie, mais dans les faits vous étiez pressentie pour cette mission depuis longtemps. Votre réalité - Européenne ayant vécu en terre d’Amérique et mise en contact avec quelques asiatiques - vous prédestinait à la mission que la seconde partie de ma lettre vous explicitera."

                                                              Dalaï-lama XIV 


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    Fanny relut la partie ( UN ) de cette lettre à moult reprises, découvrant chaque fois des éléments passés inaperçues lors de la première lecture.

Comment avait-elle pu ne pas s’apercevoir que sa vie, sciemment cachée, puissent se retrouver dans les phrases du Dalaï-lama ?

Comment l’influence de son patron ainsi que ce qu’elle, pour le moment du moins, appelait les manigances de son amant chinois, comment tout cela ne lui était jamais apparu auparavant ?

Au-delà de sa propre personne, de son travail, de sa vie professionnelle, qu’est-ce qui a incité le Dalaï-lama à arrêter son choix sur elle pour ce qui lui semblait être une sorte de quête ou quelque chose dans le genre devant faire avancer un hypothétique projet ?

Une chose était claire, le contrat que les patrons de son amant chinois lui confièrent n’avait pas abouti... du moins pour le moment, plus de dix ans après sa prescription. De manière complémentaire, qu’advient-il du père de Marie, ancien diplomate affecté à l’ONU puis rétrogradé au poste de secrétaire d’ambassade au Tibet et, en date de juin 2000, n’a toujours pas rempli le contrat dont il a été investi ?

Fanny s’interrogeait sur ce fameux contrat qui lui apparaissait comme un genre de fatwa à la chinoise dont l’exécution tardait. Le départ de l’amant chinois en 1990 et son entrée en fonction à Lhassa avec en poche l’instruction de discréditer le Dalaï-lama et lui substituer un remplaçant plus ouvert à la présence de la Chine en terre tibétaine, l’avait-il bien saisi ou s’était-il astreint à en obstruer l’exécution ?

Elle ne pouvait imaginer son amant chinois en criminel, mais elle le sait rusé, son nom l’indique, et surtout entièrement fidèle à ses supérieurs. Cela fait partie des premières interrogations qui l’assaillirent à la suite de quelques lectures de la première partie du document.  

Comme à son habitude, elle allait schématiser les informations, mais tout d’abord réfléchir à la question initiale : accepterait-elle de se lancer dans cette aventure secrète. Cinq ans pour y penser, une demie-décennie...

S’informer sur Falun Gong, un mouvement dont elle n’a aucune idée, ayant un lien direct avec le qi gong.

Cinq ans... cinq longues années qu’elle souhaitait passer auprès de sa famille, le seul endroit  elle se percevait comme une autre personne que celle qui, depuis son départ de Varsovie, pourrait éclore, peut-être s’épanouir.

Partir à l’aventure, si d’emblée elle acquiesçait à la requête, la remettrait face au père de Marie, lui dont elle ne recevait jamais d’échos. Allait-elle pouvoir oublier qu’il ait eu mandat d’organiser un complot afin de supprimer le Dalaï-lama ? Aborderait-il la question ? Outre la Chine, les autres pays d’Asie du Sud-Est dont la lettre faisait mention, quels sont-ils ? Le Laos et monsieur Abhay ? La Birmanie de U Thant ? Le Vietnam de Tình ?

Tout au long de sa carrière, en aucune occasion, Fanny ne s’était fait une opinion tranchée sur les différents opposant la Chine et le Tibet, se contentant de traduire le plus justement possible les paroles du saint homme.

Qui a raison dans ce contentieux ? Ce n’était pas son problème et comme le lui répétait régulièrement, à elle ainsi qu’à tous ses confrères et consoeurs du service d’interprétation de l’ONU, monsieur Abhay, “ restez dans les limites de vos fonctions, la traduction la plus juste possible ”.

 

 * -   le septième texte    - *

 

    ( Avant que vous n’abordiez, en mon nom, ce prochain texte, j’ajoute mon grain de sel.Vous avez publié le texte de mon laïus à l’occasion de la cérémonie soulignant mon départ vers la retraite ; je suis heureuse de relire ces quelques mots, mais davantage la première partie de la lettre que le Dalaï-lama m’avait remise lors de notre ultime rencontre. Je tiens, avant de vous refiler le relais, à préciser une chose qui, il me semble, sera utile pour sa compréhension ainsi que la suite des événements. Il me l’a remise personnellement, c’est exact, mais alors qu’il s’arrêtait à Washington, en juin 2000. Il allait avoir un entretien avec la Secrétaire d’État Madeleine Albright, le Président Clinton ainsi qu’avec le Représentant des Nations-Unis, monsieur Richard Holbrooke. C’est ce dernier qui contacta mon second patron, monsieur Antoniou afin que je m’y rende. Ce sera la dernière fois que j’agirais à titre de traductrice. Ce voyage l’a beaucoup fatigué, je l’ai immédiatement perçu dans sa démarche ralentie et la courbure de son dos. L’homme à l’aube de ses 65 ans ressent de plus en plus la pression qui s’abat sur lui. C’est en lisant la première partie de sa lettre que j’apprends qu’il est au courant du “ complot ” fomenté par mon amant chinois, information qu’il tiendra cachée lors de notre entretien préparatoire à son audience avec les trois Américains. Pour des raisons de secret professionnel, je dois garder pour moi la teneur des échanges, mais je m’aperçois assez rapidement que quelque chose de lourd juche au-dessus du quatuor. Clinton s’est renseigné auprès de mon patron quant à la nécessité voire l’obligation de ma présence parmi eux, surtout que tout doit se dérouler en anglais, donc aucune nécessité qu’un traducteur y assiste. Il a rétorqué que l’illustre saint homme exigeait la présence d’un traducteur - dans ce cas précis d’une interprète - puisque tous ses discours, allocutions ou conversations privées sont colligés dans un florilège dont j’étais la gestionnaire. Vieillissant, ma présence lui apparaissait comme indispensable afin que j’agisse comme, utilisons le mot “ correctrice “ si, par mégarde, il lui arriverait de n’être pas complètement au diapason de ces discours antérieurs. On autorisa donc que j’y assiste. Le réunion aura duré moins d’une heure, eut lieu dans le bureau ovale et teintée de sous-entendus qui parfois ressemblaient à des points de chute hautement politisés. Je précise. Le Dalaï-lama sait que sa vie est en danger, que la Chine a mis sa tête à prix et qu’elle ne serait en aucun moment désenchantée si un malencontreux accident arrivait... en sol américain. Le représentant américain à l’ONU, une fois les deux politiciens et leur invité eurent quitté le salon ovale, m’a pris à part. Voici le verbatim de notre échange... univoque.

- “ Madame, nous nous sommes croisés à New York à de nombreuses reprises, je veux que vous sachiez ceci : un certain diplomate chinois qui y représentait son pays a été rappelé dans son pays en 1990 - l’année suivant mon arrivée en poste - puis nommé à l’ambassade chinoise au Tibet. Demeurez loin de lui, évitez de communiquer avec lui et soyez extrêmement prudente. “

Nous étions dans le véhicule mis à la disposition du Dalaï-lama lorsqu’il ouvre son porte-documents, en sort une enveloppe, me la remet avec l’indication de ne l’ouvrir qu’une fois révolu mon emploi à l’ONU. Tout est devenu clair au lendemain de la petite fête qui officialisa mon entrée à la retraite. Voici ce que je voulais préciser avant de vous remettre l’espace de travail. )

 

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    “ Rebelle élégante “, telle est la périphrase qui, selon moi, décrit le mieux la ville de New York, celle qui se déploie à partir de mon balcon surplombant Les Narrows, dominant le si magnifique Hudson.

Cinq ans de réflexion avant de plonger ou non dans ce que la deuxième partie de la lettre devait expliciter. La question qui trottait dans mon esprit sans que je puisse y répondre se posait ainsi : s’il s’agit de déjouer un complot, d’intervenir dans une menace de mort ou l’activation d’un possible accident dans lequel le Dalaï-lama serait la victime, pourquoi une attente aussi longue ? Ne fallait-il pas, si urgence il y a, en découdre le plus rapidement possible ?

En 2005, lui et moi serons de vieilles personnes, plusieurs acteurs potentiels actuellement en poste ou mêlés à cette histoire auront probablement disparues, mais le temps le démontre, ce contrat pourrait être encore en vigueur. Je n’arrivais pas à élucider cette énigme.

Si - je ne saurais dire combien de “ si “ alimenteront mes pensées dans l’attente de cette échéance - si le saint homme est toujours vivant, est-ce que cela signifie que les efforts chinois n’auront pas atteint leur objectif ou encore que le temps ne soit pas encore venu, qu’il faille attendre le moment propice. La politique recèle de tant et tant d’inconnues pour la néophyte que je suis. Je me répétais constamment le fait qu’un dalaï-lama n’apparaît seulement qu’au décès de son prédécesseur, qu’une course est sans doute déjà entreprise au Tibet même afin de dénicher le successeur.

Ma décision devait donc attendre et j’étais invitée à me renseigner plus en profondeur sur les singularités du bouddhisme tibétain, les dessous du qi gong en relation ce Falun Gong qui représentait pour moi un pur mystère. Suivre, de loin, l’évolution de la politique internationale de la Chine et du développement de ses relations avec le Tibet, oui, mais je me suis mise à espérer un message plus ou moins explicite provenant du secrétaire d’ambassade chinois au Tibet qui, âge oblige, devait sans aucun doute être rentré dans son pays natal ; ce qui malheureusement ne se produisit pas.

Je ne croyais pas, à l’aube de ma retraite, conserver un lien avec “ mon client “ comme le nommait l’amant chinois qui d’emblée était associé au projet que le Dalaï-lama m’invitait à participer. Toutefois, l’idée de me rendre en Asie n’allait pas me déplaire et tout de suite la possibilité de faire un saut au Vietnam me ravit. Retrouver Tình, la prendre dans mes bras en renouant contact allait certainement peser sur la balance des “ pour “.

Un fait que je ne pouvais balayer du revers de la main était que depuis hier, voyager avec un passeport diplomatique ne m’était plus possible, m’obligeant ainsi à me prémunir d’un visa pour entrer en Chine et, c’était précisé dans la lettre, dans d’autres contrées asiatiques. Allait-on me les délivrer ? Devrais-je jouer du coude, faire intervenir des responsables de l’ONU ? Si oui, il devint évident que j’allais devoir conserver, même alimenter certains contacts avec le nouveau directeur du service d’interprétation. Je connais ce type. Il n’a pas l’envergure de monsieur Abhay, mais si je me rendais disponible pour certaines de ses commandes , cela faciliterait nos relations et allégeraient la problématique d’une livraison de visas.

Pour le moment, cap sur la retraite. L’ai-je préparée ? Oui et non. Il est difficile, lorsque nous sommes dans le feu de l’action, d’imaginer que du jour au lendemain on n’allait plus être soumis à des obligations de temps, que toutes nos journées ne dépendraient plus que de sa propre organisation personnelle.

Je réalisai que ma vie avait bondi par saccades de 10 ans, qu’entre  1960 et l’an 2000, ce fut quatre grands sauts et que maintenant il s’agissait d’à-coups de 5 ans : 2000 - 2005. Devais-je m’attarder à ce brusque chambardement ou n’y voir que les effets du temps, son ralentissement et son rétrécissement ? Une césure. Un vieillissement. Ce qui pour Phước représente une question ontologique fondamentale ne revêt pour moi que l’effet du passage de sa fatale étendue.

Dans le premier mois de ma retraite, je pris rendez-vous avec la docteure King afin de me rassurer sur l’état général de ma santé. Je souligne ici que c’est elle qui a également participé à la naissance de mes trois petits-enfants, Léa et les jumeaux.

La santé ne posait pas de problème et encore une fois elle m’invitait formellement à m’éloigner de mes deux vices, c’est ainsi qu’elle nommait mon penchant pour la nicotine et le cognac. J’avoue que ses recommandations, eh bien je ne les jamais suivies. Cela aurait été à la fois impossible et surtout, j’en étais convaincue, m’amener à me définir autrement. Y étant accroché depuis plus de quarante ans, ce n’est pas maintenant que j’allais m’y écarter.

- Fanny, c’est davantage l’amie que la médecin qui vous parle. Vous devez cesser de fumer et sensiblement diminuer l’alcool. 

- Vous me voyez désolée de vous dire que j’en ai absolument pas l’intention. Pouvez-vous me donner les résultats des analyses ?

- Votre santé est solide. Maintenant que l’heure de la retraite a sonné, avez-vous des projets ?

- Pour l’instant, je compte bien offrir à Marie quelques heures par semaine, auprès d’elle, sa librairie et sa famille.

- Les petits-enfants ?

- Tout à fait. Vous savez à quel point je suis attachée à eux, surtout Léa.

- Je reconnais bien là votre propension vis-à-vis la gent féminine.

- Nous entrons dans le XXIe siècle et il me semble que la situation féminine n’évolue pas au rythme que les avancées de la société semblent lui permettre.

- Il existe une marge entre le possible et le tangible.

- Je vous sais bien placée pour dire cela.

- Si vous me le permettez, j’aimerais aborder un point sur lequel nous ne nous sommes jamais attardé.

- Lequel, docteure ?

- Le lien que j’établis entre la naissance de votre fille et celle de votre petite-fille.

- Pouvez-vous être plus précise ?

- Marie est née dans des conditions idéales et je me suis surprise d’apprendre que vous souhaitiez que je pratique une hystérectomie quelques mois après sa naissance.

- Je ne souhaitais plus avoir d’autres enfants.

- Oui, je sais. Cela n’a pas posé de problème puisque vous aviez 35 ans, non mariée et que j’ai pu procéder sans difficulté sachant que votre décision, vous l’aviez mûrie.

- Vous y voyez un problème tant d’années après ?

- Non, seulement une sorte de parallèle entre votre accouchement et ceux de votre fille.

- Telle mère, telle fille, dit le diction.

Je sentais piétiner la docteure King, qu’elle n’osait pas ouvrir une boîte de Pandore. Il s’est écoulé quelques longues secondes avant qu’elle ne reprenne la parole.

- Fanny, le dicton ne s’est pas révélé exact dans le cas de Léa. Pour les jumeaux, il s’est avéré authentique.

- Je ne pourrai jamais oublier la tête que vous aviez sortant de la salle d’accouchement, allant même jusqu’à penser que vous veniez m’annoncer une catastrophe. Choïdzin se faisait invisible, ce qui multiplia mon inquiétude. C’est incroyable comme le cerveau voyage rapidement lorsqu’il pressent l’insécurité.

- Cet accouchement a été horrible et, me souvenant de la relation qui suivit le vôtre, je veux dire... comment votre mère s’est comporté avec vous.

- Elle a failli mourir et me sachant vivante, débordante de santé, le cordon ombilical nous reliant est devenu pour elle comme la corde d’un pendu.

- Vous exagérez peut-être un peu, mon amie.

- À peine. N’eut été de mon père qui, voyant que l’attache entre elle et moi s’était rompue avant même de pouvoir se développer, il eut l’idée d’avoir recours aux services de sa propre mère afin de me... sauver la vie. Je suis certaine qu’un enfant ne peut survivre à l’abandon de sa mère, son largage serait plus exact.

- J’aimerais revenir sur l’accouchement de votre petite-fille. Sans l’aide in extremis d’une consoeur - vous savez que je travaille avec des femmes-sages dans tous les cas de patientes en gésine - sans elle, je ne suis du tout certaine que la finale eût été heureuse.

- Vous ne m’avez pas parlé de cela, strictement que la mise au monde a été compliquée.

- Je ne voulais pas que vous fassiez un parallèle entre cette naissance et la vôtre.

- Pourquoi m’en informer maintenant ?

- Un pressentiment...

- Lequel ?

- Cette enfant n’est pas comme les autres, si je compare sa venue au monde et celle des jumeaux qui arrivèrent trois ans après.

- En quoi est-elle différente ?

- J’en ai aucune idée, mais je ne peux me sortir cela de la tête.

 

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    M’asseoir sur le balcon des Narrows, regarder l’horizon se modifier devant mes yeux selon les heures qui passent, regretter de n’être plus au travail et ressasser des souvenirs, agréables ou non, cela n’allait pas être mes années de retraite qui me tombaient dessus comme un sac de plomb.

Je me décris comme étant une femme active, avide de nouveaux apprentissages aussi éclectiques que possible. Un projet me tenait à coeur : donner un coup de main à Marie qui en avait plein les bras dans sa librairie. Sans vouloir lui être un fardeau, j’abordai cette idée avec tact et un certain détachement. Si elle avait besoin de moi, je me mettais disponible, mais selon un rythme que je voulais  mien.

Ma bibliothèque contenait, en cette fin de juin 2000, une foule de bouquins qui, à ma grande surprise, étaient pour une grande majorité, en français. J’allais m’y mettre dès maintenant, convaincue que derrière moi se refermait définitivement cette étendue que j’avais consacré au travail.

Monsieur Antoniou, le nouveau Directeur du service d’interprétation de l’ONU, à la fin du cocktail qui me fut offert, sans doute s’imaginait-il qu’abandonner un poste qui vous rive au même endroit durant quarante ans  puisse ressembler à l’extraction d’une dent qui vous fait souffrir, fut pour le moins surpris de ma proposition de demeurer disponible si jamais le besoin se faisait sentir dans le service qu’il voulait réorganiser et le distancier de la manière dont monsieur Abhay l’avait conduit. Me remerciant d’offrir occasionnellement mes services, ajoutant qu’il envisageait monter une formation à l’intention des stagiaires qui, ma foi, ne se bousculaient pas à la porte. Acceptant, je gardais en tête l’idée de m’en faire une espèce d’affidé en cas de besoin.

Ce type, hyper confiant en ses moyens, allait mener la barque avec une approche plus européenne alors que son prédécesseur se démarquait par son penchant asiatique. Il obtint très rapidement la confiance du Secrétaire général africain Kofi Annan qui en était à son deuxième mandat.

Il faut admettre que le service de l’interprétation entrait dans ce que je pourrais appeler une phase de transition. Alors qu’à mon époque, ce travail se voulait spécialement indispensable, les nouvelles techniques issues de la technologie ont rapidement rendu cette tâche non pas secondaire, mais plutôt artificielle. Plusieurs politiciens arrivant à l’Assemblée générale au bras de leur propre interprète afin d’éviter toute confusion. Cela déplaisait à monsieur Antoniou, mais il ne pouvait rien y changer.

À l’ONU, il y a six (6) langues officielles : l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe. Assurer l’interprétation et la traduction correctes depuis et vers chacune des six langues officielles, à l’oral comme à l’écrit, est crucial pour les travaux de l’Organisation. Ces services permettent la communication claire et concise de tous sur des questions majeures.

Face à cette nouvelle réalité qui s’impose à lui, ses efforts se sont tout de suite concentrées sur l’écrit, laissant à l’oral une place négligeable. À une autre époque je m’en serais formalisée, mais les temps changent et on doit s’adapter.

La formation dont il me traça sommairement les paramètres ne m’enthousiasmait pas outre mesure, mais j’ai accepté d’y participer, un peu pour prendre le pouls d’un moribond, le métier d’interprète-traducteur.

Les six premiers mois de ma retraite se sont alors partagés entre le siège social de l’ONU, à titre de consultante, et le bonheur d’être avec Marie dans les locaux de sa librairie qui venait tout juste d’abriter sa propre maison d’édition : les Éditions internationales. Tel est le nom vers lequel elle se tourna afin de lancer de nouveaux auteurs qui lui proposent des romans, des essais et de la poésie. Le charme de l’opération qui la rend originale, réside dans le fait qu’elle publie des oeuvres en quatre langues : l’anglais, bien sûr, le français, le mandarin et le tibétain. La directrice pouvait se vanter de posséder chacun d’elles, mais elle m’invita à traduire ceux en anglais vers le français et vice versa.

Rapidement, ce travail de traduction m’a passionnée.

 

 * -   la fin du septième texte    - *





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