vendredi 25 mai 2007

Le cent soixante-quatrième saut de crapaud (20)

Chapitre 50



... étoilé, tout près de là sans doute... une gang de six jeunes...autour d'un feu formait en cercle...

- Ti-Cote, tu contes rien à soir, sinon tu vas compter té dents qui t'restent dans bouche, c'tu clair?
- Ça ne donne rien, Joe, de faire des menaces.
- Cé pa dé menaces, j'fa juste t'avertir de t'la farmer ben comme faut.
- Tu penses que la légende de Mario a tout fait déclencher, demanda Rock.
- J'veux juste qu'à soir on ait la pa.
- Tant qu'on ne sera pas sortis du parc national, on n'aura pas la paix, dit Caro le plus sérieusement du monde.
Les flammes montaient haut dans le ciel, rejoignant certainement quelques ronflements... puis retombaient en petites cendres atterrissant dans les cheveux de l'un ou de l'autre. Parfois, un grand soupir traversait le groupe. Chacun évitait de relancer une discussion qui les mènerait à parler soit de la maison ou encore des événements infiniment présents à leur esprit. Personne, non plus, ne ressentait le besoin d'aller se coucher malgré qu'ils fussent tous épuisés physiquement et moralement. Mario s'en rendait compte en cherchant une histoire qui ferait diversion mais les paroles incisives de Joe résumaient ce qu'individuellement les Six ressentaient.

- Imaginais-tu que ça allait être de même?
- Pas tout à fait, répondit Bob à Mario qui ne cessait de surveiller Caro sur le point d'éclater une autre fois.
- Moi non plus, reprit Annie qui venait de jeter sa cigarette dans le brasier après seulement deux bouffées.

Raccoon dormait, bien installée entre les jambes de Joe qui balayait son regard d'une fille à l'autre. Au fond de lui, il souhaitait se débarrasser d'un espèce de sentiment de culpabilité qui l'habitait, sentiment tout à fait nouveau et le dérangeait au plus haut point.

- Pourquoi t'as peur, Caro? On dirait que tu frissonnes.
- Rien, Mario... tout est normal ici... il n'y a rien pour inquiéter personne.
- Excuse-moi, reprit Mario conscient de ne pas avoir posé la bonne question, mais certain que cette peur dépassait les mises en scène du parc national.
- Pourrais-tu, s'il te plait, arrêter de toujours t'excuser... et ...
- ... et quoi, Caro?
- Je n'en peux plus. Comprends-tu ça, Mario, je n'en peux tout simplement plus.
- Ne viens pas me dire que c'est seulement ce qui se passe ici qui te rend aussi tendue. Je comprends rien aux affaires du parc national, mais toi, il y a d'autres histoires que tu ne comprends pas plus, c'est certain. On est tous chavirés, mais on ne capote pas comme tu le fais.
- Pourrais-tu te mêler de tes oignons, dit une Caro de plus en plus énervée.
- Tu sauras que ce qui arrive ici, ça regarde tout le monde. On a décidé tout le monde de faire ce projet, on est partis ensemble et là on est tous pognés dans le même bateau. Alors dis-moi pas de me mêler juste de mes affaires.
- J'ai peur et je ne peux pas contrôler ça. C'est tout.
- Non, ce n'est pas tout. Je suis sûr que ton histoire de famille, ça aussi tu ne la contrôles pas.
- Quelle affaire de famille? Caro ne savait pas si elle rougissait de rage, de honte ou de peur.
- Tu sais très bien ce que je veux dire.
Mario fixait Caro et n'allait pas lâcher sa morsure. Elle se leva mais Joe lui prit le bras pour l'en empècher.
- C'est pas toi qui le sait... il n'y a que Joe qui soit au courant.

Joe, entendant ces paroles, revint à la réalité. Caro pleurait à chaudes larmes alors que Bob et Annie n'y comprenant plus rien, suivaient leur grande soeur avec grand intérêt.

- Moé, quoi que j'sais pis qu'lé autres y savent pas?
- Ne fais pas l'innocent, Joe. Tu es le seul avoir tout vu. La veille du départ pour notre enfer sauvage, par la fenêtre de ma chambre.

Tout s'illumina dans la tête du grand au point qu'il en recula de stupeur. Raccoon se réveilla et s'accrocha aux pantalons militaires de son maître, sa mère ou son frère.

- Ton père! lâcha Joe, le sang lui glaçant les veines. Y t'viole!

Caro se leva, tournant le dos à la gang. Ses pleurs eurent un effet d'imitation chez Annie alors que Bob, bouche bée, sentait la rigidité envahir tous ses membres. Elle se retourna, droite devant eux, forte dans sa faiblesse, douce malgré une si grande peine:
- Ça fait cinq ans que cela dure... Je n'en peux plus... Personne au monde, pas même Pamy, ne le savait... J'en parle pour la première fois... Avant, c'était mon journal qui recevait tout cela...

Bob était défait. Il ne se percevait plus comme un chef mais un petit frère de treize ans devant sa soeur lui annonçant une vérité qui faisait basculer son père de bien haut. Il se demanda si le déménagement du Nouveau Brunswick vers Rodon Pond avait un lien avec cette histoire encore plus incroyable que tout ce qui se passait ici, autour de lui, depuis deux jours.

Annie, morte de surprise, celle qui venait aujourd'hui même de vivre sa première expérience sexuelle, qui en était encore toute chavirée, d'entendre cela lui donna le goût de vomir. Rien à voir avec les champignons ou tout ce qui put de près ou de loin la tracasser. Annie, comme son frère, celle qui voyait un homme honnête, fort chez son père, lamentablement, s'en faisait maintenent le portrait d'un tricheur hypocrite et lâche.

Comme elle avait de la difficulté à imaginer sa soeur subissant en silence les assauts de son père dénaturé alors qu'elle écoutait paisiblement de la musique dans son baladeur assise sur son lit de sa chambre, face au poster de James Dean!

- Excuse-moi, Caro...
- Je t'ai dit d'arrêter de t'excuser, Mario...
- ... ce n'est absolument pas de cela que je voulais parler quand je disais « ton histoire de famille »... je parlais du fait que tu sois adoptée...
- Mon père m'a adoptée... à sa manière. Elle quitta la gang pour aussitôt revenir, son journal personnel à la main.

Pendant plus d'une heure, Caro leur fit lecture de cinq années de vie, de silence, de secret. Lorsqu'elle referma son journal, regardant son frère et sa soeur, les deux avaient la tête baissée et les yeux vides de larmes. Joe s'approcha d'elle, laissant Raccon là où ils étaient assis:
- Caro, j'me doutais pas de toute ça quand chu allé t'dire bonne nuite par la fenêtre de ta chambre.
- Sans le savoir, tu m'auras permis de passer une dernière nuit tranquille avant de partir. Merci. Elle glissa sa main dans la sienne et la lui serra un peu comme il le faisait pour son bébé raton laveur.

Il n'en revenait pas de recevoir un merci, lui qu'on avait surtout botter le derrière pour qu'il débarasse le plancher ou la place. Boulversé, il se retourna vers Annie:
- Toé, tu peux pas m'dire merci, hein?

Annie se mit à pleurer, prise entre l'histoire de sa soeur, le désir qu'elle avait de lui parler de son aventure avec le grand et Joe, tout à côté d'elle:
- Tu ne peux pas imaginer, Joe, combien je t'aimais.
- Pis là ché ben qu'tu m'aimes pu.
- C'est pas ça, Joe. Tu sais comment je m'accrochais à toi? Je vais te dire pourquoi. Tu représentais tout pour moi, tous mes rêves, mon James Dean en vivant: grand, beau, indépendant... et libre.
- Mets-en cé pas d'l'onguent...
- Ce n'est pas toi qui m'as déçue ce matin, ce sont tous mes fantasmes de l'amour qui se sont écroulés.
- Cé pour ça qu'tu m'r'gardes pu?
- Oui.

On ne semblait pas au bout des surprises. Joe et Annie faisant l'amour dans la clairière pendant que Bob et Mario étaient à la pêche, Rock à ramasser des morceaux bois près du campement.
Bob se débattait dans un véritable cauchemar. Jamais aurait-il imaginé ce qu'il venait d'entendre de la part de ses deux soeurs. Lui, si froid, si organisé, si sûr que tout fonctionnait comme il le voyait, le percevait, jamais il n'aurait pu envisager un tel scénario. Il sembla vieillir en quelques paroles.

- Hier, j'aurais dit que ma mère avait raison de ne pas vouloir que les filles viennent avec nous...
- Et tu dis quoi aujourd'hui? continua Mario.
- ... je dis...

Bob était tout croche: les belles cartes, le matériel auquel il avait pensé, les activités planfiées depuis des mois afin que ce camp sauvage fût une réussite complète... ses attitudes de chef distant et imperturbable... tout cela n'avait plus de sens maintenant que la réalité, celle de ses deux soeurs du moins, le rejoignait, le fouettait en plein visage... Plus jamais il ne pourrait les regarder comme de gentilles petites filles à qui l'on dit quoi faire. Plus jamais il ne pourrait envisager des projets sans penser à comment les autres les vivront.

Bob regardait Caro. Puis Annie. Et Joe, pour qui il n'avait jamais eu tellement d'admiration, le grand Joe amouraché d'un petit raton laveur qu'il ne lâchait plus d'une semelle maintenant, ce grand Joe avait joué très fort dans la vie de ses deux soeurs.

- J'ai comme hâte de retourner au Domaine du Rêve. Je me sens responsable de la situation, ce bourbier dans lequel on se retrouve, c'est de ma faute.
- On ne peut pas tout prévoir, Bob. D'ailleurs comment veux-tu que tous ces phénomènes se retrouvent sur une carte ou au bout d'une boussole?
- Il aurait fallu mieux se renseigner sur le parc national et tous les racontars à son sujet.
- Ça n'aurait rien changé, Bob. Tu serais venu quand même. Tu te connais.
- Je ne sais plus si je me connais.

Mario, assis à côté de son chef dont le moral était au plus bas, s'adressa à Rock:
- Rajoute un peu de bois, on va perdre le feu.
- O.K. chef, répondit le plus petit.
- Je te l'ai déjà dit, ce n'est pas d'un chef qu'on a besoin mais de quelqu'un qui nous expliquera ce qui se passe. Et ça, je pense que personne d'entre nous ne saurait le faire.

Rock partit et revint tout de suite avec une brassée de bois.

- Ça se peut qu'il y ait des choses qui ne s'expliquent pas, reprit Mario.
- C'est vrai. Prends comme moi. D'habitude quand je fais une crise d'asthme, je suis deux jours à ne plus être capable de bouger.
- Parce que ta mère te couve trop, répondit Mario.

Rock sembla surpris des propos de son meilleur ami. Jamais son associé n'avait vraiment discuté avec lui des attitudes de madame Béliveau. Toujours il en parlait sans vraiment aller au fond de sa pensée. Peut-être parce que Mario trouvait Rock chanceux d'avoir quelqu'un pour s'occuper de lui, même si elle s'en occupait, disons trop.

- C'est la première fois que tu me dis ça, Mario. Pourquoi?
- Je le sais pas.
- Tu le sais pas? C'est pas ton genre de ne pas savoir.
- J'étais peut-être pas capable de t'en parler.
- Et maintenant?
- Tu sais, Rock, c'est toi qui faut qui t'en parle. Penses-tu que je suis bien placé pour dire que ta mère est trop dans tes baskets? Moi qui suis tout le temps seul entre mon père, ma mère et leurs activités. Penses-tu que je peux me permettre de juger ta mère de tout faire à ta place alors que mes parents ne font jamais rien pour moi?
- Mais un ami c'est un ami, on doit pouvoir tout lui dire.
- C'est exact, mais seulement quand on est prêt et quand il est capable de le prendre.
- On dirait que tu vis seulement des sentiments des autres, Mario.
- Je suis un peu comme Joe. Je sais pas c'est quoi les sentiments à moins de voir ça chez les autres.
- C'est pas tellement mieux d'être inondé par les sentiments. Tu sais, j'ai parfois l'impression que ma mère c'est pas moi qu'elle aime.
- Non?
- Elle s'aime elle-même. Je suis un peu comme sa poupée, son jouet. Je suis un objet pour elle. Ce que je pense, ce que j'ai le goût de faire c'est pas important. Il ne faut pas que la bebelle s'éloigne, change ou se brise.
Rock reprit son souffle.
- Fais-en pas un'crise, là!
- Mes crises, ça ressemble à comme si ma mère manquait d'air. Et puis c'est moi qui pompe.
- J'peux tu t'poser une question, Rock? demanda Joe, sérieux comme il ne nous avait peu habitué.
- Quoi? répondit le petit.

Dans les yeux de Rock, son regard s'éclaircissait. Jamais auparavant, on n'aurait cherché dans son visage autre chose que l'image de sa mère ou, dans sa voix, les mots de Mario qu'il répétait. C'était comme si tout un monde vivait en lui et que lui, il le regardait vivre.

- Es-tu aux hommes?
- Voyons, Joe. Ce n'est pas une question à poser, dit Annie mal à l'aise pour celui qui s'était éloigné du groupe, sans doute pour alimenter le feu.

Rock fixait les flammes. Ses yeux, se dirigeant vers Joe, le regardaient intensément. Il fit le tour du cercle que les flammes faisaient apparaître plus clair et ensuite moins clair. Il s'arrêta sur Mario:
- On dirait qu'on est à conter notre vie, pas des légendes. Il se leva pour aller s'asseoir près d'Annie.

Quelle heure était-il lorsque Rock en termina avec sa petite vie, sous le regard étonné des autres? Difficile à dire, mais la fraîcheur du soir se faisait présente dans leur dos.

- Es-tu content, Joe? C'est vrai qu'avant le camp, je savais pas grand chose sur moi. Tout ce que je savais, ça venait de ma mère. Depuis qu'on est parti, tu ne peux pas savoir comment je me sens seul, et en même temps, en gang. Il s'est passé des événements chez chacun d'entre nous que personne d'autre n'est au courant. Comme hier, Joe, quand tu as cru entendre un animal près de la tente des Poulin. Eh! bien, c'était moi, caché derrière un arbre. J'espionnais. Je t'ai vue, Annie, en train de mettre ton pyjama.
- Rock?
- C'est la vérité. Depuis qu'on est ensemble, je commence à vivre par moi-même et je laisse aller ce qui monte en moi. Je ne sais pas à quoi cela ressemblera une fois revenu chez nous, mais c'est comme ça et c'est bien comme ça.

Les paroles de Rock grimpaient dans la nuit au rythme d'une respiration régulière, ininterrompue. Plus il parlait, plus les autres lui découvraient une voix inconnue. Même Joe n'avait pas du tout le goût de rire ou de lancer une farce. Étendu, il regardait le firmament:
- Dé fois, on pense être tu seul à avoir des crottes, pis d'écouter même ceux qu'tu trouvas téteux... ben... tu voé comme mieux dans té affaires...

Mario se leva, proposant que l'on aille se coucher: « Demain, c'est visite d'une maison! »:
- C'est là, peut-être, que nous aurons les explications à tout ce qui arrive depuis hier.
- Pas d'opéra demain! Joe s'étirait et baillait en même temps.
- Promis.

Cinq jeunes, beaucoup plus calmes malgré tout, prirent le chemin des tentes alors qu'un grand soldat sortit d'un sac de poubelle vert, un vieux sac de couchage tout en poussant un maigre raton laveur.



Chapitre 51


L'inspecteur Jackson bourra sa pipe de tabac à cigarette, l'alluma, prit une profonde bouffée qu'il retint à l'intérieur de ses poumons pendant quelques secondes. Il n'osait pas regarder du côté de Roger Ninja, sachant très bien ce que son chien pensait: « Tu ne t'es pas réveillé et c'est moi qui ait gardé les yeux ouverts toute la nuit.»


- Arrête de me dévisager comme ça. C'est pas de ma faute si j'ai passé tout droit.


Le chow chow fit quelques pas que déjà l'Inspecteur le perdit de vue tellement il y avait de brouillard dans ce dimanche matin. Il renifla du côté du sac de provisions avant de revenir vers Jackson à moitié englouti par sa fumée de pipe et la brume.


Les vêtements du policier paraissaient secs, il les remit. De temps à autre, il jetait un coup d'oeil vers son chien comme pour voir si l'animal avait changé de mine. Pas encore! Il tenta une autre fois de communiquer avec la Centrale mais le cellulaire ne démordait pas: rien. Concentrant son attention, il réexamina scrupuleusement la carte tout en dressant un plan dans sa tête. Le ruisseau semblait être ce qu'il fallait suivre et souhaitait pouvoir continuer à se guider avec les repères rouges.


Alors que Roger Ninja se désaltérait à l'eau du ruisseau, l'Inspecteur s'ouvrit une canette de bière: ce sera son déjeuner. Il sortit l'appareil-photo d'une de ses nombreuses poches d'imperméable, prit quelques clichés de l'endroit et dans son calepin écrivit des mots que de toute façon il ne saura relire, comme personne d'autre d'ailleurs.


- En route, mon Roger Ninja. Des voleurs nous attendent impatiemment. Surtout, restons l'un près de l'autre pour éviter de nous perdre dans ce brouillard. Suivons le ruisseau et je suis certain que notre enquête donnera des résultats convaincants dans peu de temps.


Il se dirigea vers le ruisseau mais n'ayant pas fait attention aux pierres du feu, s'y barra avant de s'allonger de tout son long sous les yeux dépités du chow chow.
- Pas obligé de me regarder de même, ça arrive des accidents.


Il se releva, se demanda s'il apportera le sac brun, secoua sa pipe, replaça son chapeau et d'un pas incertain rejoignit le chien qui reniflait par terre autour du ruisseau.






Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...