L1) le songe d’une nuit d’été
Cây (le grêle), celui qui pousse comme du bambou, une fois passé l’épisode
qui l’aura affligé autant que son entourage, travaille jour et nuit depuis
l’annonce du projet de la bibliothèque dont il sera le pivot central. Qu’un
obstacle se dresse ou qu’une question dépasse ses compétences, il court consulter
Dep. Ses craintes portaient sur le
choix des livres, ceux que l’on autorise ou pas à mettre sur les tablettes; la
censure et le contrôle l’embêtent au plus haut point. La jeune fille recevait ses
interrogations dans toute leur pertinence. Elle savait, par sa mère, qu’on ne
peut pas lire n’importe quoi dans le Vietnam d’aujourd’hui tout comme ce fut le
cas lorsque l’institutrice lui remit, en cachette, le livre de Pearl Buck. Le camoufler, le protéger
tel un grand secret, ne le partager qu’avec les personnes en qui elle avait
entièrement confiance, cela fut constant durant son enfance et son adolescence.
Toutes les deux se retiraient sur le balcon face à l’étang, s’assuraient que
personne ne les surveillait et la lecture démarrait. Dep ne souhaitait pas jouer à cache-cache avec les membres du
Comité populaire, alors elle usait de diplomatie. Les questions judicieuses de Cây (le grêle) lui apprirent à marcher
sur des œufs, à donner pour recevoir, gardant toujours en tête l’objectif
ultime.
Daniel Bloch manifesta sa joie, saluant le jeune homme qui
ressentait encore de la gêne, de l’embarras en sa présence.
– Heureux de
te revoir. Comment vont les démarches en lien avec la bibliothèque?
- Vous savez,
monter un inventaire de livres s’avère passionnant. Par chance, Dep est là pour me ramener sur terre,
me recentrer sur le fondamental sans quoi cette bibliothèque ne répondrait
absolument pas aux besoins des gens.
– Un pas après
l’autre?
- Tout à fait.
Elle me répète son amour pour Pearl Buck,
le comparant à celui que je manifeste pour l’Histoire. Ce sont là nos choix
mais que notre tâche c’est d’ouvrir les livres à ceux qui ne savent pas encore
ce qu’est lire. Cela va beaucoup plus loin que des choix d’auteurs; c’est
composer un menu, une carte appétissante afin d’aiguiser l’appétit.
Dep avait laissé les deux hommes à leur conversation rejoignant Khuôn Mặt (le visage ravagé) qu’elle invita à leur table où
d’une tasse de café à une tasse de thé, un sérieux échange semblait s’entamer.
– Avant de
vous laisser tous les deux, donnez-moi un instant afin que je résume le
scénario de la pièce de théâtre. Nous en sommes là mais le processus de
création mis en branle continue. J’aime bien cette manière de travailler à la
fois vivante et ouverte aux caprices du vent de l’imagination.
‘’ Dans un village, y vivent des
gens anormalement petits. Un jour, arrive un géant qui suscite l’étonnement. Il
propose une potion magique leur permettant de grandir. Certains acceptent,
d’autres pas. Les premiers s’adapteront difficilement à un nouveau style de vie
dans lequel ils ne se reconnaissent plus mais leur permet de voir le monde
différemment. Ils continuent de vivre avec ceux qui ont refusé la potion, ressentant
un regard envieux et inquiet porté sur eux. Le village est désormais peuplé de personnes
de petite taille et de géants qui cherchent tant bien que mal à vivre ensemble
et résoudre les problèmes que cela provoque. La structure du village,
bousculée, devra être revue et corrigée afin de s’adapter à cette nouvelle
réalité. Comme changer nous change, tout se complexifie. Les vieux concepts ne
tiennent plus, faudra trouver un nouveau paradigme. Survient un drame : un
nain, devenu géant, n’en pouvant plus se donne la mort. Des opinions, des
explications et même des accusations surgissent pour tenter d’expliquer le
geste. À partir de cette tragédie, le géant originel souhaite devenir nain afin
de découvrir la véritable raison du geste désespéré. De géant il deviendra
nain. Il s’apercevra qu’en scrutant le monde à partir d’une autre perspective, les
questions se posent différemment. Une nuit d’été, apparaîtra une chimère
muette. Son coup de baguette démontrera que tout ne se clarifie pas
magiquement. La nuit n’apportera aucun éclaircissement car chacun ne se pose
pas les bonnes questions. Superficiels, ils croyaient qu’en changeant
l’extérieur, tout aurait pu être mieux. Que la mort ne s’explique pas, qu’elle
peut aussi détruire les rêves, les espoirs, les envies; leurs croyances
également. Le tout s’achèvera au petit
matin, du fait que la potion devenue obsolète s’avéra… un songe.’’
- Voilà, acheva Dep.
La troupe verra maintenant à rendre cette métaphore crédible et vraisemblable
sur scène. Je ne sais pas exactement à quoi le tout ressemblera à la fin mais
j’ai confiance.
- Tout
simplement captivant, ma fille. Ce qui me fascine, c’est la possibilité offerte
aux comédiens d’y mettre le plus d’eux-mêmes. Fort dynamique; j’ai bien hâte de
voir le résultat. Je vais assister aux deux représentations car chacune d’elle
sera différente.
– Je le crois
aussi.
- Tu m’avais
demandé de réfléchir à une musique devant faire patienter la foule avant la
représentation. Suite à ce que tu m’as dit, spontanément UN SONGE D’UNE NUIT
D’ÉTÉ revint à mon esprit. Des extraits pourront fort bien s’intégrer à votre
thème. Mendelsshon me semble parfaitement convenir.
- Tùm (le trapu) se fera un plaisir de me
la faire écouter, poursuivit Dep
qui, accompagnée de celui qu’elle ne pouvait plus quitter, salua Daniel Bloch lui souhaitant un bon
voyage dans le Nord du Vietnam.
– Ces quelques
jours de repos me feront un bien énorme, lui répondit-il. Tu avais autre chose
à me parler, Dep.
- Oui, mais
cela peut attendre encore un peu.
L2) le songe d’une nuit d’été
Cây (le grêle) se préparait également à quitter lorsque l’étranger au sac de
cuir lui dit :
- Tu ne vas
tout de même me laisser seul pour dîner?
Le jeune
reprit place à la table que la serveuse nettoyait. Une fois les commandes
données, la conversation redémarra.
– Ce projet de
bibliothèque te tient vraiment à cœur, demanda Daniel Bloch.
– Il n’y a pas
que ce projet, répondit Cây (le
grêle).
– Autre chose
en vue?
- J’aurais
plusieurs questions à vous poser, si vous me le permettez.
L’échange
entre les deux hommes dura jusqu’à la fin du dîner. Rapidement, l’embarras qui
tentait de s’installer entre eux s’éclipsa. Aux questions posées, des réponses
franches et incisives se succédaient à un train d’enfer. Ils abordèrent la
question du passé de l’étranger au sac de cuir, son horrible enfance passée
entre Varsovie et Auschwitz. Comment survivre à la mort de ses proches? Jusqu’où,
jusqu’à quel moment la vengeance demeure-t-elle vive en soi? Peut-on arriver à
oublier?
Daniel Bloch parvenait difficilement à contenir le flot de
questions du jeune adepte d’Histoire. À quoi ressemblait le ghetto de Varsovie?
La guerre? Pourquoi l’homme y recourt-t-il constamment pour régler ses
différends? La paix est-elle possible? La linguistique avait-elle un lien plus
ou moins éloigné avec son histoire personnelle? La maladie mentale peut-elle
s’avérer un mécanisme de défense face à la réalité? Si ce n’eut été du soir qui
arrivait, sans doute seraient-ils encore à discuter, partageant des éléments de
leur vie qui semblaient se métisser.
Cây (le grêle) absorbait ces renseignements au point qu’il en oublia de
manger. Une réponse amenait d’autres sujets. Il lançait des pistes, des avenues
s’ouvraient. Comme il aimait que l’on s’adresse à son intelligence! Cet échange
le captiva.
– Tu
m’excuseras mais je dois retourner à l’hôtel, je pars demain vers le Nord du
Vietnam. Un voyage en solitaire dont j’avoue avoir grandement besoin.
Toutefois, j’aimerais te parler d’un projet.
– De quoi
s’agit-il?
- J’ai gardé des
contacts avec certains recteurs d’universités américaines et européennes. Il me
semble que si tu ajoutais à ton prochain travail à la bibliothèque quelques
heures d’études, une fois achevé un diplôme de premier cycle, je pourrai te
recommander pour un stage à l’extérieur du Vietnam. Tu possèdes d’excellentes
aptitudes, ton goût pour l’Histoire est insatiable et ta grande capacité
d’apprendre feront de toi un candidat parfait pour une maîtrise universitaire.
– Vous savez, je
ne suis pas un modèle d’ambition, ajouta le jeune homme. De plus, lorsque votre
vie fut dominée par un parent surprotecteur ou encore un régime totalitaire,
les ailes pour s’envoler n’ont pas pris le temps de pousser.
Dans
l’expression que lui adressa Daniel
Bloch une réponse s’affichait.
- Tu sais, le
passé s’accroche à nous tel un stigmate. On le porte toujours. Il ne reste que
le temps… il faut miser sur le temps… un jour, on ne sait jamais quand, tout
s’enclenche.
Le jeune homme
comprit et cette complicité mit un terme à l’échange.
L3) le songe d’une nuit d’été
La jeune fille
trisomique de la troupe des NAINS possédait
une radio à transistors qui grésillait plus qu’il n’émettait des sons. Elle
semblait la seule à décoder ces vibrations. Y consacrait une bonne partie de
son temps. Constamment près d’elle, il lui était devenu un inséparable compagnon.
– Ce sujet est
difficile, est-ce que je me trompe, dit-elle au directeur de la troupe qui
achevait de manger.
– Tu trouves?
Un long moment
de silence attira l’attention des autres membres de la troupe. On s’approcha du
duo, forma un cercle, leur façon d’entamer une discussion ou de fignoler
quelques détails.
– Il nous
faudra trouver des chemins de traverse sur la piste que nous avons pointillée
aujourd’hui, poursuivit le directeur. Éviter de tout mâcher pour le spectateur.
Rester dans notre zone de confort, demeurer attentif à l’évolution de la
démarche. Mais j’avoue que cette thématique du changement, de la transformation
se présente à nous pour une première fois.
Parmi les gens
de petite taille s’en démarquait une, plus âgée que les autres. Au cours des
longs périples sur les routes vietnamiennes, elle devint celle par qui tout se
met en place, l’alter ego des membres de la troupe. Sauf lors des séances de
travail, elle parle rarement; une femme intérieure. Secrète mais que tous écoutent.
– Cette pièce
sera différente de celles que nous avons présentées auparavant. Il y a beaucoup
d’eux, ceux de ce quartier, beaucoup de nous aussi. Le scénario va plus loin
qu’il ne le laisse présager. Bizarrement, je nous vois sur scène, entourés de
silence, de plus de musique que de mots. Aucun décor. Nos gestes stéréotypés
allant du bas vers le haut puis s’inversant. Aucun personnage central. Le géant
porteur de la potion magique aura moins d’importance que les silences par où
s’infiltre une musique insistante comme un métronome. La nuit du suicide, nuit
d’été, semble ne jamais s’achever tout comme elle semble de s’être jamais
enclenchée. On y sera comme dans un songe. Du noir pour la nuit… du rouge pour
la mort… du blanc pour le matin. La transformation de chacun n’est apparente
que de l’extérieur… la potion crée aussi des effets invisibles…
La personne
âgée et de petite taille reprit son souffle. L’écoute atteignait un niveau de
sensibilité tel que la jeune fille trisomique laissa sa radio à transistors de
côté, celui qui recomptait ses doigts s’arrêta. Le directeur de la troupe
buvait les paroles comme un élixir.
Elle
reprit :
- D’entrée de
jeu, je nous vois tous et toutes, debout… impassibles… silencieux… une musique
de fond en sourdine… devant nous, les spectateurs qui s’attendent à une
comédie.
– C’est
toujours ainsi partout où l’on passe, dit la jeune fille trisomique.
– Notre
silence les rendra nerveux. Impatients. Provenant de la gauche ou de la droite,
on entendra des réflexions visant à nous faire réagir. Nous, debout…
impassibles et silencieux. La musique s’arrêtera, laissant place à deux ou
trois notes de flûte, longuement rejouées par ce musicien faisant partie du groupe
des organisateurs. On ne le verra pas. Nous n’entendrons seulement que les
notes, sans arrêt réitérées comme des battements de cœur. On doit semer une
tension qui appellera le silence de chaque côté de la scène. Une fois acquis,
nous jouerons sur ces silences que seule la musique brisera.
– Les
personnages? demanda le directeur de la troupe.
Un peu comme
si elle voulait simuler une répétition à froid, la personne âgée de petite
taille se leva, se dirigea vers nulle part, trois pas puis trois autres. Celui
qui avait cessé de recompter ses doigts la suivit, levant la tête comme s’il
voyait quelqu’un d’immensément grand devant lui. Deux autres le rejoignirent.
Le directeur de la troupe enclencha une musique. Certains imitèrent le bruit du
vent dans une forêt lors d’une nuit torride et calme. Bruit et musique se
fondirent simultanément.
– Les
personnages, demandes-tu? Les personnages.
Elle se tut.
- Sur scène,
ne seront pas des personnages. Chacun et chacune, les spectateurs et nous
aurons à choisir son camp, celui des adeptes de la potion magique ou l’autre.
Devenir géant ou non. À partir de ce choix, chacun et chacune, les spectateurs
et nous aurons à écouter en nous-mêmes ce que la mort voudra bien nous dire. Notre
rôle sera de nous amener à nous interroger… nous demander si tout cela n’est à la limite…
qu’un songe d’une nuit d’été…
L4) le songe d’une nuit d’été
Nous ne sommes
ni en été ni dans un songe d’été. Depuis le début de cette histoire, candidement,
tous les soirs de chacune des saisons, sauf le dimanche, six garçons sortaient
d’un café, cigarette au bec, formaient trois duos déambulant à la queue-leu-leu
dans une partie du quartier qui les menait vers une pente. Du haut de celle-ci,
on aperçoit le lac que parfois la lune illumine. Des bouquets de
bougainvilliers à fleurs rouges poussent sur une terre brûlée. Ils revenaient,
machinalement refaisaient le même trajet, passaient devant un kiosque où une
jeune fille vendait des ballons multicolores. Ne s’y sont arrêtés qu’une seule
fois. Depuis cette fois, l’histoire en devint une autre, celle d’une jeune
fille qui marquera de manière indélébile ce secteur d’un quartier de Hanoï.
Nous ne sommes
pas encore en été. Les promenades du groupe des xấu xí… se
sont arrêtés. Ce soir, main
dans la main, une jeune fille et un jeune homme arpentent les lieux où se joua le
drame, eut lieu la tragédie. Elle, c’est Dep;
lui, c’est Khuôn Mặt (le visage ravagé). Au rythme lent d’une soirée cheminant
vers la nuit, ils marchent; nouveau rituel. Ils auront mis en place, avec le
temps, des gestuels au creux d’eux-mêmes : en route vers le bas de la
pente, ils regardent ce qui les entoure. Ils se savent désormais unis sans rien
connaître encore de leur union.
– J’aimerais,
après les activités du quartier, que nous nous rendions dans mon village, chez
ma mère, dit la jeune fille. Mes lettres vers elle parlent beaucoup de toi.
– Que lui
dis-tu de moi?
– Que tu es
beau.
– Mais je suis
laid.
- Les hommes aiment la beauté, les filles
aiment le talent, dit le proverbe.
Le chemin de
la pinède s’offrait à eux. Ils s’arrêtèrent. La main de Dep serra fort celle du jeune homme qui revit en accéléré les
heures à la fois courtes mais combien porteuses de suites incrustées dans le
temps et l’espace de chacun. Une violence abattue sur une jeune fille devenue
folle par la suite… Un viol sauvage et sanglant… Une mort violente… Une corde
enlaçant la branche d’un grand pin… La brûlure des feuilles… Des fleurs rouges
de bougainvilliers… Et la lune qui répandait ici, comme dans les buissons près
du lac, de blafardes inquiétudes.
– Tu souhaites
te rendre plus loin?
- Bientôt,
répondit la jeune fille qui s’arrêta, attendant le baiser de celui qu’elle
avait choisi.
Enlacés comme des
ombres se cherchant depuis des lunes, Dep
et Khuôn Mặt (le visage ravagé), entendirent le silence… puis trois
notes de flûte que le soir éternisait.
À suivre