6B
Vietnam
Lotus se présente rarement au café Nhớ Sông ; il faut comprendre la surprise de Thi le voyant entrer, seul. Respectant la convention exigeant que les membres du groupe Janus ne s’affichent pas lorsqu’ils se rencontrent, quel que soit l’endroit dans Saïgon où ils se trouvent, il ne manifesta rien laissant croire qu’ils se connaissent. Se dirigea vers sa table, comme il le ferait pour tout client, prit la commande, puis retourna au bar préparer le smoothie à la mangue que le leader avait commandé.
Sans être remarqué, principalement des trois colonels assis à leur table habituelle, il rédigea quelques mots sur un bout de papier qu’il remettrait discrètement au nouvel arrivant : “Ils sont là.”
Lotus prit connaissance du message avec circonspection. Il plaça sa chaise de telle manière qu’il lui fut facile de jeter un regard, à la fois évasif et discret, sur l’ensemble des lieux. Il se considéra chanceux de pouvoir mettre un visage sur ceux dont on lui avait parlé, s’en faire une première impression. Il n’eut que très peu de temps pour ce faire car ils se préparaient à partir.
Alors que les tristes sires eurent quitté la place, que peu de gens étiraient leur café, le leader lança un regard invitant le poète à le rejoindre.
- T’ont-ils adressé la parole ce soir ?
- Oui.
- Tu en retiens quoi ?
- Si tu veux bien, donnons-nous rendez-vous au parc Phạm Ngũ Lão, il me sera plus facile de parler ouvertement. Le café devrait fermer d’ici moins d’une heure. Je t’y rejoindrai.
Thi se mit en frais de nettoyer sommairement l’endroit, Lotus se retira.
La soirée était humide, comme le sont celles d’avril. De fortes, mais courtes pluies, préparatoires à celles de la mousson ou de plus légères peuvent s’abattre à tout moment sur la ville, avant de laisser place à des nuages roses s’étirant jusqu’à l’horizon et des nuits plus fraîches.
Le parc grouillait comme il lui arrive continuellement de le faire. Les groupes qui s’y rejoignent, se partagent l’espace selon des intérêts divergents.
Lotus, installé devant l’étang, attendait qu’arrive le poète qui parqua sa moto du côté de la rue Lê Lai, il le rejoignit.
- Ça sera plus simple ici de jaser.
- J’apprécie ta prudence.
- Remarque le type accoudé là-bas. Il peut nous renseigner de manière assez précise sur ce qui survient à Hoa. C’est lui le fournisseur de notre amie.
- Il est digne de confiance ?
- Non, mais il peut nous indiquer une piste.
- Je te laisse le contacter une fois que j’aurai quitté la place. Revenons aux militaires.
- Deux choses se sont produites aujourd’hui durant mon quart de travail. La première provient d’eux et la seconde, une grande surprise pour moi.
- Je t’écoute.
Son regard circula sur les environs avant qu’il ne reprenne la parole.
- Les militaires m’ont demandé où se trouvaient la professeure et son compagnon. Ils n’ont pas semblé heureux de m’entendre dire que j’en avais aucune idée et l’un d’eux a précisé la question : sais-tu s’ils sont partis vers le Mékong ? Je n’ai pu répondre, puisque j’en ai aucune idée. Un autre a poursuivi : tu dois te renseigner, on reviendra chercher l’information, demain. J’ai insisté que je n’avais aucun moyen pour rejoindre ni l’une ni l’autre. C’est ton problème, nous devons absolument savoir, a répété le type, du feu dans les yeux.
- Qu’entends-tu leur répondre ?
- La même chose, car je n’en saurai pas plus.
- Pourquoi ont-ils parlé du Mékong ?
- Mystère, d’autant plus que la professeure est de Saïgon et l’étranger arrive de Hanoi. La jeune étudiante qui les accompagne, m’est parfaitement inconnue. La seule informatrice que je pourrais contacter serait la docteure.
- Docteure ?
- Oui, on me l’a présentée lors de leur dernière venue au café.
- Tu as son nom ?
Thi fouilla dans son sac à dos, en sortit une carte d’affaires qu’elle lui avait fait parvenir par l’entremise de Bao, y trouva un numéro de téléphone ainsi qu’une adresse, rue Đồng Khởi.
- Je la contacterai, d’autant plus qu’elle est tout à fait charmante. Tu veux que je te parle du deuxième événement que j’ai qualifié de surprise ?
À peine achevait-il sa question alors que le jeune homme à l’allure malséante, le fournisseur, s’approcha d’eux.
- Oublie ton amie, elle a quitté Saigon.
- Partie ?
- Malaysie, avec un groupe de filles recrutées dans le parc.
La nouvelle tomba comme l’éclat d’une grenade. Le faraud les laissa à leur étonnement pour disparaître dans le décor.
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Demanda Lotus.
- Je suis aussi sous le choc. Depuis quelques semaines, des individus peu recommandables déambulent dans le parc, proposant aux jeunes filles oisives des emplois à l’étranger .
- Un genre de traite d’individus, majoritairement des femmes, que l’on ne revoit plus lorsqu’elles tombent dans le leurre.
- Hoa... Je n’en reviens pas.
- Sous l’effet de la drogue ou encore un manque d’argent...
- Elle m’a emprunté beaucoup d’argent.
- ... cela a pu jouer.
Ils gardèrent le silence, résignés face à l’évidence.
- Gardons cette nouvelle pour nous, je ne crois pas qu’elle doive être partagée aux autres membres du groupe, pour le moment du moins.
- J’avoue que cela achève assez mal ma journée.
- Parle-moi de ta surprise.
- Cela risque de donner une nouvelle tournure à l’affaire des anciens colonels.
- Sois plus précis.
- Lorsque je suis arrivé pour mon quart de travail, j’ai pu discuter quelques minutes avec celle qui remplace Hoa. La propriétaire l’a engagée, lui conseillant de se fier à moi pour se familiariser avec la routine du café. Elle est gentille et déterminée. Je devrai me montrer prudent avec elle, si jamais les militaires l’approchent, elle aussi, de quelque façon que ce soit. Mais telle n’est pas ma surprise.
- Alors ?
- Un client est entré vers 18 heures 30. Il n’a pas pris de table, demeurant debout près de la rampe, dans le fond du café. Je me suis approché l’invitant à s’asseoir et prendre sa commande. J’étais dos à lui et il n’a pas répondu à mes invitations. Il m’a fallu quelques secondes pour me rendre compte que le type est sourd-muet ; j’essayais de décoder les signes qu’il m’adressait. Une carte plastifiée indiquait son type de handicap. Je la lui redonne et il me tend une enveloppe avant de s’éclipser.
- Tu ne le connais pas ?
- Pas du tout, je crois même que c’est la première fois qu’il met les pieds au café, à moins qu’il soit venu le jour.
- Tu le décrirais comment ?
- Difficile de lui donner un âge, mais je le situerais autour de 40 ans.
- Tu as ouvert la missive ?
- Non. J’étais intrigué et voulais être en ta présence pour en prendre connaissance.
- Souhaites-tu que nous le fassions maintenant ?
- Je préfère te la laisser, afin que tu voies ce qu’elle contient, mais j’ai le vague pressentiment que c’est en lien avec notre affaire.
- Qu’est-ce qui te fais penser cela ?
- Pourquoi le type s’est-il présenté à ce café au moment même où je suis en service, me remettre personnellement ce billet pour disparaître sitôt après ? Tu remarqueras que l’enveloppe est bien cachetée, que rien n’est écrit d’un côté comme de l’autre.
- En effet, cela a dû te causer une surprise.
Lotus prit la lettre et la déposa sous sa chemise. Avant de le quitter, il lui fit part des inquiétudes au sujet de Mister Black, ne s’attendant nullement à une réaction de sa part.
- On se voit demain au President Hotel.
************
La nuit, doucement, tombait sur le Mékong. Docteure Méghane s’était entendu avec les parents de Sứ Giả, qu’à la suite de sa rencontre avec le médecin dont leur mère était la patiente depuis plusieurs années, elle les retrouverait dans un restaurant de rue qu’ils lui proposeraient. La voiture de service, à sa disposition tant qu’elle l’exigerait, tout comme le jeune policier du ministère de l'Intérieur qui l’accompagnait. Celui-ci avait précisé qu’ils devraient rentrer sur Saïgon le soir même, mais l’heure importait peu.
Sur place, elle dégusterait une des spécialités culinaires du Mékong, le poisson “oreille d’éléphant” grillé (cá tại tương nướng). L’atmosphère n’était pas à la fête, le moins qu’on puisse dire.
On servit une bière à la docteure qui déposait sa trousse médicale à ses pieds.
- Je vous adresse une autre fois mes sincères condoléances. Perdre deux personnes aussi importantes le même jour et dans des circonstances tragiques, cela doit vous assommer.
- Merci, Docteure. Pouvez-vous nous faire un bilan de ce que vous avez découvert, répondit le père qui tenait la main de son épouse.
- Je tiens d’abord à dire que le médecin de votre mère n’a jamais signalé à votre fille qu’elle devait venir chez sa grand-mère ce matin. Il m’a confirmé que l’état de sa patiente s’aggravait, sans toutefois nécessiter une hospitalisation en urgence. Nous avons, le policier qui m’accompagne et moi, fait vérifier le portable de votre fille. Elle a effectivement reçu un appel très tôt et le numéro de téléphone de son interlocuteur est inconnu.
- Pour quelle raison devait-elle venir si rapidement ? Pourquoi ne pas avoir requis notre présence ?
- Comme nous ne pouvons retracer l’appel, la réponse à vos questions demeure un mystère. Une chose est claire, la personne qui a communiqué avec votre fille souhaitait qu’elle se présente ici, utilisant pour subterfuge l’état de santé précaire de sa grand-mère.
- Je vois.
- À la demande de sa cliente qui exigeait qu’il cesse de lui fournir des médicaments, il m’a expliqué que de toute manière, il ne pouvait plus augmenter la dose de carfentanil, un opioïde synthétique à l’effet 100 fois plus intense que le fentanyl, 10 000 fois plus intense que la morphine. Il s’agit du plus puissant de tous les anti-inflammatoires sur le marché. Je ne veux pas vous donner un cours de pharmacologie, mais sachez que si son médecin le lui avait prescrit au préalable, c’est qu’elle devait beaucoup souffrir et que ses jours étaient comptés. Les problèmes respiratoires l’auraient emportée d’ici peu de temps.
- Comme c’est triste, dit la mère de Sứ Giả, servant le poisson déposé devant eux. S’adressant à son mari, elle le pria à son tour de faire le bilan des informations recueillies auprès de la tante qui ne les accompagnait pas pour le repas, ayant préféré se réfugier à la pagode où elle passerait la nuit.
Rien de nouveau, sinon qu’elle a croisé un homme qui ne lui semblait pas être de la région, sans imaginer un seul instant qu’il se rendait à la demeure de la grand-mère.
- Si je peux me permettre de continuer, je vous soumets les questions qui nous restent à éclaircir. Peut-être saurez-vous y apporter quelques éléments qui feront avancer cette affaire assez bizarre. Une chose est certaine, les deux meurtres, il faut vraiment utiliser ces mots, n’ont aucun lien avec un supposé vol. Autre chose, les marques d’aiguilles que j’ai constatées aux bras des deux victimes, représentent la piste à privilégier afin de connaître la cause exacte des décès. On leur aurait injecté un poison assez puissant pour provoquer la mort. Aucune seringue n’a été trouvée sur les lieux. Votre fille a pu se débattre, mais pas votre mère. Celle-ci était étendue sur son lit tout au long du macabre événement. La glaire détectée autour des lèvres, corrobore cette hypothèse sans préciser la teneur exacte du degré toxique du produit employé. Les résultats des autopsies devraient nous en apprendre davantage. La tante a parlé de lettres dont sa soeur lui aurait signifié l’existence. Savez-vous quelque chose à ce sujet ?
- Rien, répondit le père.
- Est-il possible que votre fille ait été au courant ?
- Aucune allusion.
- Il semble que l’individu ait été intéressé par cela, ne croyez-vous pas ?
- Cela tombe sous le sens.
- Puis-je vous interroger sur les relations qui ont existé entre elle et son mari ? Par là, je veux dire, croyez-vous qu’il pourrait s’agir de lettres écrites par lui ?
- Si cela était vrai, elles dateraient de très longtemps, mon père a disparu il y a plus de 50 ans.
- Sans jamais donner de nouvelles ?
- Aucune.
- Je crois que nous avançons.
- Je ne vous suis pas.
Il y eut un long moment avant que la discussion ne soit relancée. Le repas, bien que délicieux au goût de la docteure Méghane, n’intéressait pas les autres convives. Une seconde bière lui fut servie, avant qu’elle reprenne la parole.
- Les lettres dont on ne sait rien de son auteur semblent être au coeur de l’attentat. Il n’est pas évident que le faux médecin se soit présenté avec l’idée de se débarrasser d’elles, mais un certain butin lui importait. Votre mère en a parlé à sa soeur dans ses derniers instants de vie et pour elle également cela devenait une révélation. Pourtant, elles ne se sont jamais séparées depuis le départ du mari. J’ai fait scruter le potager qui, selon ce que votre tante a rapporté, en était la cache et nous n’avons rien trouvé.
La Docteure Méghane dissimulait certains faits dont elle est parfaitement au courant, afin de ne pas enclencher quoi que ce soit qui puisse nuire à la professeure et à l’homme au sac de cuir, pour qui cela deviendrait crucial. Elle se faisait donc énigmatique, s’en tenant toujours à son plan, à savoir d’amasser le plus d’informations, tout en ne laissant rien transparaître de ce qu’elle sait déjà.
- Pour la suite des choses, voici ce à quoi nous pouvons nous attendre. Les policiers de Mỹ Tho recevront un avis, s’ils ne l’ont pas déjà reçu, à l’effet que l’enquête est désormais entre les mains du ministère de l'Intérieur. Ils devront empêcher qu’on franchisse la zone sécurisée, ne laissant pénétrer que les spécialistes en scènes de crime qui arriveront de Saïgon. Pour ce qui est des résultats des autopsies actuellement en cours, le pathologiste est tenu par la loi de fournir les conclusions au médecin qui a signé le constat de décès, en l’occurrence moi-même. Je crois que d’ici quelques heures, vous pourrez récupérer les corps de votre mère et celui de votre fille, afin d’organiser les funérailles. Votre tante n’est pas considérée ni comme suspecte ni comme complice, mais elle devra se tenir à la disposition des autorités. Avant d’arriver au restaurant, on m’a informée que le chien de la maison s’est péniblement réfugié chez des voisins ; un vétérinaire effectuera quelques analyses sur lui pour s’assurer qu’il n’a pas été en contact avec une substance inhabituelle et si oui, laquelle. Si vous n’avez pas de questions, je vous quitte pour rentrer à Saïgon. Voici mon numéro de portable, en cas de besoin, n’hésitez pas à l’utiliser. Vous pouvez compter sur moi afin de vous tenir au courant de tout développement pouvant surgir. De votre côté, si vous entendiez quelque chose, même anodine, il faut en informer les enquêteurs et moi aussi.
- Merci pour tout, Docteure.
Elle monta dans la voiture qui la reconduirait chez elle ; il devait dépasser minuit. L’itinéraire exigerait un minimum d’une heure et demie, mais comme la route était vide de tout véhicule, elle aura amplement le temps d’écrire un message à Bao, une mise à jour sur la situation, lui annonçant qu’elle était en possession d’un document enfermé dans une enveloppe plastique couverte de terre.
- Docteure, permettez-moi de vous dire que vous feriez un excellent détective, lui dit le policier qui avait pris place tout près du chauffeur se permettant un excès de vitesse.
- Vous croyez ?
- J’en suis certain. Vous m’avez épaté par la manière expéditive de tout observer, autant l’aspect médical que la situation de crime.
- Nous sommes vraiment face à deux crimes ?
- Pour avoir été présent sur plusieurs scènes, aucune place pour le doute dans mon esprit. J’avoue toutefois que celle-ci est particulière.
- Pouvez-vous être plus précis ?
- C’est la première fois que mon patron immédiat au ministère m’envoie enquêter sur un meurtre que je qualifierais de “civil”. Je suis policier, mais pas au même titre que ceux qui travaillent dans les villes ou les villages. C’est à eux que revient d’éclaircir une histoire comme celle-ci. Ça ne relève absolument pas de nos occupations.
- Je ne veux pas être indiscrète, mais vos attributions régulières vont dans quel sens ?
- Des affaires beaucoup plus complexes, mais vous comprendrez que je ne peux pas en dévoiler la teneur.
- Tout à fait. Avez-vous une opinion sur ce que nous avons vu ?
La jeune dame avait démarré son équipement d’enregistrement miniature, souhaitant tout capter de la conversation. La machine fait vraiment partie de sa méthode de travail.
- Une opinion personnelle et plutôt superficielle, car nous ne possédons pas tout les faits pour formuler un avis objectif. Je dirais d’abord que si mon supérieur a jugé cette affaire digne que nous la suivions de près, certains détails lui font croire qu’il ne s’agit pas de simples homicides. Ensuite, qu’il ait pris soin de donner ordre aux autorités de Mỹ Tho, autant policières qu’administratives, de ne pas intervenir, de collaborer avec ceux qui se chargeront d’éclaircir l’événement, me porte à penser qu’il y aurait eu un début, dont on semble avoir connaissance et une suite qu’il faille encadrer. Finalement et c’est vraiment le point le plus nébuleux, comment deux femmes de la même famille, l’une très âgée vivant dans le Mékong, presqu’à la porte de la mort et sa petite-fille, illustre quidam, étudiante à Saïgon, peuvent-elles être mêlées à un incident exigeant une intervention si rapide ?
- D’après vous, serions-nous devant un complot ou une erreur sur la personne ?
- Vous êtes vraiment perspicace. Puis-je me permettre de répondre en vous adressant une question ?
- Je vous en prie.
- Vous, que faites-vous dans ce dossier ?
Sans être prise au dépourvu, la question la mit sur ses gardes.
- La question est subtile. J’y réponds de quelque façon que ce soit vous mènera à croire que vous êtes assigné auprès de qui en connaît davantage que ce qu’elle laisse paraître. En fait, je connais votre directeur qui vous dira, lui, qu’il ne sait pas qui je suis.
- Belle esquive, Docteure.
Il était deux heures du matin quand ils entrèrent dans Saïgon.
************
Mister Black ne parut guère surpris d’apprendre la disparition de la serveuse tatouée. Il écouta avec une paresseuse attention, le récit que Lotus en faisait, ainsi que du résultat de sa réflexion dans l’affaire des militaires. Il reconnaissait là l’étendue de l’intelligence de son amoureux, sa capacité d’analyse et de synthèse qui le mène à des conclusions orientées vers l’action. Il ne regrettait pas de s’être abstenu de faire partie du sous-groupe, mais reconnut que cela exigerait du tact, de la ruse, ce qui ne fait pas défaut au leader de Janus.
Il lui avait avoué, quelques jours plus tôt, que sans être retombé dans ses dépressions passagères, il vivait une sorte de choc post-traumatique à la suite de sa nuit en prison. Le cycle pernicieux se réinstallait, amenuisait son goût pour le dessin. Son travail dans le port s’en ressentait, au point que le patron l’avait de nouveau interpellé, cette fois le menaçant de renvoi s’il ne revenait pas immédiatement au rendement auquel il l’avait habitué.
Lotus mettait sur papier un ordre du jour pour la réunion de la nuit prochaine. Il jugea toutefois plus urgent de demeurer présent à Mister Black.
- Mes parents m’ont offert un peu d’argent, que dirais-tu de laisser ton emploi, le temps de reprendre des forces ?
- Je ne veux pas vivre au crochet de personne.
- Oui, mais je ne te vois plus dessiner et tu souhaites ne voir personne. Tu feins que tout roule comme sur des roulettes.
- Je vais m’en sortir.
- Tu ne t’intéresses à rien, tu essaies de dormir sans y parvenir. Cela m’inquiète. Sans toi, mon enthousiasme pour le groupe ne serait jamais le même.
Le grand métis, ce sang-mêlé américano-vietnamien, fondit en larmes. Lotus le prit dans ses bras, écoutait ses reniflements saccadés s’emmêler à des efforts pour contrôler sa respiration. Accrochés l’un à l’autre, le vent léger de la nuit entrait dans le squat, celui qu’ils appellent la brise de Saïgon. Le President Hotel émettait de langoureuses plaintes que le béton de l’édifice transformait en une lénitive atmosphère.
Il déposa la tête de son amant sur l’oreiller, se leva, mit la chaîne stéréo en marche et syntonisa un poste radio émettant de la musique douce. L’animatrice présenta la pièce suivante.
- Nous écouterons maintenant Les Variations Goldberg, joliment interprétées par le pianiste canadien Glenn Gould.
Le leader du groupe Janus retourna vers Mister Black qui, plus calme, reposait doucement.
tu connais le dicton:
ça commence par un poil qu’on s’arrache et,
au bout du compte, on s’entretue.
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