vendredi 28 octobre 2005

Le vingt-neuvième saut de crapaud



Le dernier matin de la saison des touristes fut aussi le dernier matin de Francis. Il quitterait la région pour retourner vers la ville et sa grande école. Comme à l’accoutumée, il passa une partir de sa journée sur son rocher face à la mer, donnant l’impression de s’emplir d’embrun et des odeurs du varech. Son baluchon devait déborder. La mer, ailleurs où il sera, malgré qu’elle soit présente à ses yeux, n’avait pas cette plénitude, celle qui meublait son cœur et son âme, ici dans les anses et sur la grave de Cap-des-Rosiers.

Les touristes vinrent en nombre impressionnant cet été, saison courte entre juin et le mois d’août, durant laquelle Forillon n’était plus le symbole des luttes de 1970 mais le lieu des regards. Dirigés vers la mer et la montagne. Le temps pour ramasser à pleine barge des couleurs océanes et des odeurs rafraîchissantes. Les touristes partiraient, laissant derrière eux un peuple qui frileusement allait s’installer dans l’automne mauve et l’hiver de blizzard.

Francis souhaitait que grand-père vint arpenter la grave. Il aimerait le saluer et lui remettre quelques bijoux de poésie. On ne force pas les rencontres, elles s’installent entre nous et le temps façonnant à leur manière des espaces de vie qui meubleront nos souvenirs mais surtout permettront de mesurer notre présence dans le monde. Il n’y a pas de solitude qui ne puisse éclater de son isolement sans le passage de quelqu’un, marcheur éloigné d’abord, puis devenu cet alibi à l’ermite nous habitant. L’autre est toujours celui qui nous révèle à nous-même.

Mais grand-père ne se présenta pas. Voilà pourquoi, au pied de son rocher adoptif, le poète rêveur Synnett laissa à son intention, comme des agates oubliées, quelques petites feuilles de papier sur lesquelles se trouvaient des poèmes emplis de mer. Il savait que la mer entre dans les poèmes par la porte de l’imaginaire des poètes. Qu’elle y imprime des mouvements immenses de joie, d’amour, de bonheur et de crainte. Les sentiments ont la faculté toute personnelle de réagir différemment à la même nourriture.



TREIZAIN
Mellin de Saint-Gelais (1491-1558)

Par l’ample mer, loin des ports et des arènes
S’en vont nageant les lascives sirènes
En déployant leurs chevelures blondes,
Et de leurs voix plaisantes et sereines,
Les plus hauts mâts et plus basses carènes
Font arrêter aux plus mobiles ondes
Et souvent perdre en tempêtes profondes;
Ainsi la vie à nous si délectable,
Comme sirène affectée et muable,
En ses douceurs nous enveloppe et plonge,
Tant que la Mort rompe aviron et câble,
Et puis de nous ne reste qu’une fable,
Un moins que vent, ombre, fumée et songe.


Et cet autre.


IL Y A DES HOMMES OCÉANS
Victor Hugo (1802-1885)

Il y a des hommes océans, en effet.
Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l’écume, ces merveilleux levers d’astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses, têtes confuses de l’innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l’abîme; puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l’horizon, ce bleu profond de l’eau et du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l’assainissement de l’univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait; ces colères et ces apaisements, ce Tout dans Un, cet inattendu dans l’immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de l’immensité éternellement émue, cet insondable, tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s’appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c’est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l’océan.


Lorsque le lendemain, grand-père trouva les palimpsestes gauchement abandonnés par Francis, il les lut et les relut à forte voix, face au large. Il sut que les hommes océans voyagent sur l’ample mer, pleins de vie et lucidement conscients de la mort.

Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...