mercredi 7 avril 2021

O T I U M # 8

 Printemps ou renaissance

 

Amélie ne se résignait pas à tourner la clé dans la serrure. Depuis cinq minutes, elle se tenait figée devant la porte, le cœur battant la chamade. Elle savait intuitivement ce qui l’attendait à l’intérieur. Elle avait passé de trop nombreux appels sans succès depuis hier. Elle se représentait l’intérieur du logement de sa Mamie : en face du couloir d’entrée, la chambre et en empruntant l’autre couloir vers la gauche, le salon. Où trouverait-elle sa grand-mère Rose et dans quel état? 

Ce fut dans le salon. Rose était sans vie dans le fauteuil à bascule, la tête inclinée, les yeux outremer rivés sur l’éternité et la tablette électronique nouvellement reçue, posée sur ses genoux. En s’approchant du corps inerte, Amélie eut un pincement au cœur en découvrant l’image qu’elle avait téléchargée à l’écran, quelques semaines plus tôt, au moment d’offrir le cadeau à sa Mamie d’amour.

 Grand-maman, je t’apporte un iPad! Je vais te montrer comment l’utiliser. C’est fait pour les nuls! Tu vas voir, ça va te distraire. Il y a des jeux. Tu vas pouvoir regarder des films, écouter de la musique ou des entrevues, lire des articles. Mais surtout, ça va faciliter nos échanges. Et puis regarde, je t’ai installé une belle photo en fond d’écran. C’est une image d’espoir. Pour t’encourager à attendre le printemps qui arrivera bientôt. En même temps qu’on aura résolu la propagation de l’épidémie et qu’on te sortira enfin de l’isolement! Je te le promets, garde espoir Mamie!

 Rose était touchée par l’enthousiasme de sa petite fille et elle reconnaissait dans cet extravagant cadeau, le grand cœur de cette enfant chérie. Elle écoutait d’une oreille distraite les explications qu’Amélie lui livrait fébrilement, sans oser lui dire qu’elle n’en comprenait pas grand-chose. Et qu’elle s’en foutait, à vrai dire.

L’ainée s’était toutefois arrêtée à contempler la photo d’écran, dont les tons d’été s’étalaient frappants : vert forêt en arrière-plan sur lequel se découpait le vert citronné d’une jeune pousse perçant un sol recouvert de feuilles mortes parsemé de flocons fondants. Des lignes blanches striaient l’image, donnant à penser à des gouttes de pluie ou à la trajectoire de la neige, au ralenti. Oui, bientôt, le printemps!


L’année avait été si longue, interminable même. Recluse dans ses deux pièces, Rose avait écouté en boucle les nouvelles inquiétantes concernant le fléau qui affligeait la planète. Tout avait été stoppé et on avait mis en priorité la sécurité des personnes âgées, comme elle, en leur interdisant virtuellement tout contact avec l’extérieur. Les semaines s’étaient écoulées de plus en plus monotones et Rose avait senti sa vitalité s’amenuiser. Bien que ténue, son énergie cherchait un exutoire, mais se butait à l’enfermement. La clarté des jours d’hiver était comptée et l’obscurité ambiante étouffait le feu intérieur de la vieille dame.  

Hormis sa petite fille chérie qui s’était désignée comme personne aidante, elle ne voyait plus personne. Les quelques contacts que Rose avait maintenus avec ses amis ne lui procuraient plus la joie d’antan, toutes les conversations se ramenant à l’unique sujet qui faisant quotidiennement la manchette. Et puis, il y avait eu l’apparition de quelques symptômes physiques qu’elle avait tus, par crainte d’être conduite au centre hospitalier, devenu le symbole de l’hécatombe.

Aussi, quand Amélie lui avait offert le iPad, elle l’avait accepté de bon cœur, même si celui-ci n’y était plus, et avait fait mine d’écouter les instructions d’utilisation. Une fois sa petite fille partie, elle avait simplement laissé l’appareil ouvert, sans accorder d’importance à ses autres potentialités. Seule l’image affichée retenait son attention.

Elle la regardait chaque fois qu’elle prenait place dans son fauteuil, se souvenant des mots d’Amélie : l’espoir du printemps. Mais pour elle, l’image prenait peu à peu une nouvelle signification. Celui d’une autre renaissance. Dans son esprit, son corps vieilli et souffrant s’apparentait à cet amas d’humus. Elle était parvenue à l’hiver de sa vie, que la dernière année avait par ailleurs rendu glacial. Elle n’ignorait pas que ses jours étaient comptés. Qu’allait-il se passer ensuite? Le rideau tomberait-il sur une nuit sans fin? Serait-elle accueillie par cette éblouissante lumière que certains évoquaient? Ou est-ce qu’un aspect d’elle-même, sa conscience par exemple, serait appelé à transmuter dans une autre forme? Est-ce que toute chose se réinscrivait dans le cycle des existences? Pourrait-elle devenir cette jeune pousse à laquelle étaient suspendues deux gouttes semblables à deux larmes, comme celles qui glissaient maintenant sur sa joue?

Le mystère de la vie finit par nous rattraper. Avec le temps, Rose s’était détachée des croyances religieuses de son enfance, mais sans le secours de ces explications rassurantes, elle était en proie à une désagréable inquiétude, vestige de cette tenace peur de l’inconnu. Il lui était apaisant de laisser une porte ouverte à ces idées d’un nouveau printemps.

Aussi, ce fut en considérant le vert tendre de la pousse que Rose ressentit l’emballement de son cœur et les hoquets de son souffle. Alors que son regard outremer demeurait tout entier absorbé dans la couleur d’espoir de l’écran, l’aïeule perçut son âme perdre pied et tomber, comme un léger flocon, dans l’outre-vie.  

Claire mars 2021. 


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La percée

"Nous résistons si fortement à ce qui nous invite à renaître, alors que nous appartenons à ces recommencements comme la vague à l'océan..."
- Hélène Dorion

Cette image me fait penser à deux hexagrammes du Livre des Transformations (Yi King) : la difficulté initiale et la percée. Dans le premier cas, c’est le brin d’herbe qui rencontre le premier obstacle pour croître. Et dans la percée, c’est au contraire l’advenue d’une résolution : l’obstacle est vaincu. M’appuyant sur ce poème de Hélène Dorion, à quels
recommencements cette image m’invite-t-elle à m’ouvrir?

À l’aube de la retraite, en jetant un regard rétrospectif sur les différents âges de ma vie, je peux voir quelques difficultés auxquelles j’ai été confrontées : la maladie à l’adolescence, l’itinérance du temps des nouvelles drogues, le décrochage scolaire, l’Afrique et le décès de ma première épouse… Je peux par ailleurs y voir dans tous ces événements autant de percées m ’ayant permis de croître.

Au moment même où j’écris ces lignes, le lève les yeux et j’aperçois à travers ma fenêtre une percée de soleil au-dessus de la montagne.

À chacune de ces épreuves, je prends conscience qu’une ouverture pouvait s’opérer : j’y vois maintenant comme une percée se mutant en un temps de recommencement. Et c’est au souvenir douloureux du décès tragique de Patricia auquel je retourne spontanément, avec vous deux qui en avez été les témoins directs.

Tout d’abord l’annonce elle-même de sa mort qui m’est transmise par toi, grand frère en recevant l’appel de mon père qui vient d’en être prévenu par l’OCSD en Afrique. Je suis alors plongé dans l’obscure douleur de l’inconcevable de voir ainsi s’éteindre brutalement la vie d’une épouse devenue mon amie, emportant avec elle une nouvelle vie à naître. La percée s’opère alors grâce à l’amour naissant que tu m’offres Claire et qui par un immense et délicat respect, tu te rapproches encore plus de moi. 

Le recommencement est déjà là, c couple que timidement, avec circonspection, nous commençons à construire. Le recommencement de faire à nouveau confiance à m’impliquer dans une relation amoureuse naîtra dans la tragédie et se traduira deux ans plus tard par l’arrivée d’une nouvelle vie, celle de Laurent, et que nous désirions tant. Tu me l’avais exprimé si clairement en me disant : « Ce serait triste que Claire Pelletier n’ait pas d’enfant ». La naissance de Laurent aura aussi été un recommencement de l’enfant de Patricia qui n’a pas pu naître. Et qui en fait a été le deuxième, Patricia ayant avorté quelques mois avant que nous nous séparions, n’étant
pas sûre que le père de cet enfant fût son nouvel amant. Depuis, cette percée à travers la tragédie de la mort violente a ouvert la voie à un florilège de vies accomplies. Mon arbre de vie a grandi en laissant pousser une magnifique branche qu’est ma paternité. Ses racines se sont approfondies dans la sécurité et l’intimité d’un amour conjugal consciemment construit et partagé. J’embrasse la suite de ma vie avec la certitude sereine de l’accomplissement. La mort se transformera éventuellement en un autre recommencement : qui sait? Je laisse le mystère de cette nouvelle percée me surprendre.

« Mais l’essentiel de toute vie tient peut-être à ces points de basculement où elle pliera comme une branche pour frôler le plus bas, puis se redressera comme un aigle pour toucher le plus haut, où l’oiseau cesse de battre des ailes et se laisse porter par l’évidence des courants. »
- Hélène Dorion
  
Pierre, 3 avril 2021



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Comme un oiseau...

Le gamin dont le blême du visage et du corps peut se confondre à la blancheur des draps que les préposées aux bénéficiaires viennent tout juste de changer, n’a d’yeux que pour cette fenêtre à quelques coudées de son lit et par laquelle une triste pluie pointille la vitre embrouillée.

 - Il ne viendra pas aujourd’hui, restera dans sa cage de pluie, se dit-il intérieurement alors que l’infirmière qui vient d’entrer dans la chambre aseptisée se prépare à lui injecter un sérum essentiel pour le conserver en vie.

 Il ne craint plus ces aiguilles bourrées d’antibiotiques puissants ou celles des prises de sang qui ont, avec le temps, marqué ses veines d’un bleu marine, seule couleur permettant de le distinguer du grabat sur lequel il vit depuis quelques semaines déjà.

 Il s’est habitué aux rares présences de tous ces gens qui déambulent devant lui, souriant comme par instinct, l’accablant des mêmes questions  sur l’évolution de sa santé ; on semble davantage s’intéresser à cette méningite à méningocoques, une grave infection des méninges qui affecte la membrane du cerveau et peut causer de graves lésions cérébrales, se révélant mortelle dans 50% des cas si elle n’est pas traitée. Mais dans le cas de ce gamin, les complications se multiplient de jour en jour au point qu’il est devenu presque un cas d’espèce ou à tout le moins un cas d’exception.

Ses parents tentèrent de s’opposer à l’isolement septique considérant la chambre comme une camisole de force dans laquelle on allait enfermer cet enfant malingre et les obliger, eux, à revêtir un attirail semblable à ceux des scaphandriers, s’ils souhaitaient le moindrement s’en approcher.

Aux quatre heures, la même séance thérapeutique - injection de fortes doses d’antibiotiques - reproduit le scénario analogue permettant au gamin de se retrouver en contact avec un autre être humain : un infirmier ou une infirmière, le médecin de garde ou celui qui a diagnostiqué cette infection, ses parents qui depuis les premiers jours de son hospitalisation se relaient à son chevet tôt le matin et en fin d’après-midi. Le reste du temps, il surveille la fenêtre.

Avant la tenue des scènes médicales, le gamin se répète à haute voix le poème de Prévert:

Deux et deux quatre, quatre et quatre huit, huit et huit font seize...
Répétez ! dit le maître
Deux et deux quatre, quatre et quatre huit, huit et huit font seize.
Mais voilà l’oiseau-lyre qui passe dans le ciel
l’enfant le voit, l’enfant l’entend, l’enfant l’appelle :
Sauve-moi, joue avec moi oiseau !
 
Alors l’oiseau descend et joue avec l’enfant
Deux et deux quatre... Répétez ! dit le maître
et l’enfant joue, l’oiseau joue avec lui...
Quatre et quatre huit, huit et huit font seize et seize et seize
Qu’est-ce qu’ils font ?
Ils ne font rien seize et seize et surtout pas trente-deux
de toute façon et ils s’en vont.
 
Et l’enfant a caché l’oiseau dans son pupitre
et tous les enfants entendent sa chanson
et tous les enfants entendent la musique
et huit et huit à leur tour s’en vont
et quatre et quatre et deux et deux
à leur tour fichent le camp
et un et un ne font ni une ni deux
un à un s’en vont également.
 
Et l’oiseau-lyre joue et l’enfant chante
et le professeur crie : Quand vous aurez fini de faire le pitre !
Mais tous les autres enfants écoutent la musique
et les murs de la classe s’écroulent tranquillement.
Et les vitres redeviennent sable, l’encre redevient eau
les pupitres redeviennent arbres
la craie redevient falaise, le porte-plume redevient oiseau.

 

Puis, la corvée accomplie, tous et chacun l’abandonnent, seul sous la tente en plastique qui fournit une autre médication jointe à de l’oxygène ; ils le reverront dans quatre heures à moins qu’une urgence exige qu’on intervienne plus tôt.  

Le gamin n’a d’yeux que pour la fenêtre, là où un oiseau, toujours le même, vient s’installer sur l’appui, une baie rouge au bec et son regard tourné vers l’intérieur.  Aujourd’hui il pleut et l’oiseau est absent.

Pour chasser son ennui, le gamin a appris par coeur quelques poèmes, tous ayant pour objet, les oiseaux. Il se les récite. Celui de Prévert est son préféré. Le second, une chanson vieille de quelques années, “ l’oiseau de toutes les couleurs “ de Gilbert Bécaud :

 

Ce matin je sors de chez moi, Il m'attendait, il était là
Il sautillait sur le trottoir, Mon Dieu, qu'il était drôle à voir
Le petit oiseau de toutes les couleurs, hop!

Ça f'sait longtemps que j'n'avais pas vu 

Un petit oiseau dans ma rue
Je ne sais pas ce qui m'a pris 

Il faisait beau, je l'ai suivi,
Le petit oiseau de toutes les couleurs

Où tu m'emmènes, dis, où tu m'entraînes, dis?
Va pas si vite, dis, attends-moi!
Comme t'es pressé, dis, t'as rendez-vous, dis?
Là où tu vas, dis, j'vais avec toi

On passe devant chez Loucho qui me fait Hé! qui me fait Ho!
Je ne me suis pas arrêté... Pardon, l'ami, je cours après
Un petit oiseau de toutes les couleurs

Sur l'avenue, je l'ai plus vu, j'ai cru que je l'avais perdu
Mais je l'ai entendu siffler et c'était lui qui me cherchait
Le petit oiseau de toutes les couleurs

Où tu m'emmènes, dis, où tu m'entraînes, dis?
Va pas si vite, dis, attends-moi!
Comme t'es pressé, dis, t'as rendez-vous, dis?
Là où tu vas, dis, j'vais avec toi

On est arrivé sur le port, il chantait de plus en plus fort
S'est retourné, m'a regardé, au bout d'la mer s'est envolé

J'peux pas voler, dis, j'peux pas nager, dis
J'suis prisonnier, dis, m'en veux pas
Et bon voyage, dis, reviens-moi vite, dis
Le petit oiseau de toutes les couleurs

Bon voyage!
Reviens vite, dis!
Bon voyage!

 

Alors qu’il est évident que son oiseau porteur d’une baie rouge au bec ne viendra pas le visiter, que la vitre embuée ne laissera pas transparaître son plumage, une profonde tristesse envahit le gamin. Rien à voir au fait que les traitements ne semblent pas donner les résultats attendus, ni en raison de ce profond silence enclos dans cette tente qui lui sert, artificiellement de poumon, la solitude qu’il ressent est manifestement liée au manque de son oiseau.

- Il restera installé dans sa tente d’oxygène à lui, plus grande que la mienne et attendra que cesse la pluie, se répète-t-il un peu pour l’excuser, beaucoup pour espérer qu’une fois l’averse terminée, il reviendra.

Difficile pour le gamin de mesurer l’étendue et l’importance des traitements que lui impose sa situation - il laisse cette question aux adultes qui l’entourent - mais le vide qui traverse la fenêtre et le fade infini qui s’étend vers la pluie empêchant son oiseau de venir lui offrir une baie rouge l’attristent davantage que les conséquences encore imprévisibles de sa maladie et des dégâts possibles pour le reste de ses jours.

 Maintenant, prisonnier de sa tente, il se sent comme “ l’albatros “ de Baudelaire :

 

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
 
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avions traîner à côté d’eux.
 
 
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait.
 
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

 

L’écho des messages s’adressant à tel ou tel intervenant arpente le corridor à l’extérieur de la chambre du gamin ; c’est le seul bruit qui lui parvient. Son audition ne lui sert plus qu’à départager les questions du personnel médical. Ne reste que ses yeux rivés à la fenêtre, là où, il le souhaite de toute son âme, un oiseau porteur d’une baie rouge au bec viendra se poser sur l’appui, le fixera  d’un oeil complice avant de s’envoler pour mieux revenir, s’assurer qu’un gamin blanc comme neige l’espère, celui pour qui il est  devenu son  libre promeneur...

 

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