mercredi 7 septembre 2005

Le troisième saut de crapaud

Le grand-père ne peut sauter trop haut tous les jours. Il est exact que ses longues promenades ont rempli sa tête et son coeur d'une foule d'images et de souvenirs; il les conserve dans des cahiers. Parfois, nous irons fouiller à l'intérieur d'eux. Aujourd'hui, le manuscrit s'ouvre sur une poétesse de très grande qualité. Morte trop jeune, Marie Uguay, en plus d'avoir influencé la littérature d'ici, nous laisse de superbes pages. En voici quelques-unes qu'il faut lire en scrutant au fond de soi ce qu'elles bouleversent.
Marie Uguay définissait la poésie comme la recherche d'un absolu très humble. C'est une poésie qui dit quelque chose à quelqu'un. Écoutons-la.
il y aura ton visage découpé sur le bleu vacant de l'aube
avec les objets quotidiens dans leur signification de tendresse
le miel que l'on tire de son bol ocre
le lait qui s'épanouit dans le noir du café
le rideau qui se soulève et n'achève pas sa retombée
toute lente contraction aura abandonné tes pensées
et tes muscles
je serai couchée au milieu de la lisse métamorphose
Jacques Brault dit que la poésie ne naît pas de trouvailles accumulées, mais d'une mégarde dans l'attention scrupuleuse, d'une gratuité dans l'application chercheuse. Voyez comme cela se vérifie dans cet extrait:
une chaise est postée comme une guetteuse
comme une grille de jardin
comme un tambour
comme un coeur matinal sur le linoléum
une chaise pliante pour un souvenir
un tableau de vacances
l'été tu as pris une verre d'orange
qui reposait dans sa couleur
et tu l'as bu
La chaise a dérivé comme une île
comme un bouchon sur le fleuve
happée
comme un morceau de bois grugé par l'eau
Je vous propose maintenant quelques vers cueillis sur la plage parfois trouble, jamais résignée de cette jeune femme qui a su lire à l'intérieur d'elle-même, avec des mots effeuillés, le tragique de sa vie. Un peu en vrac mais tout de même...
la nuit est une encre avec le tracé des feuillages
et les vents pareils à des linges mouillées
"""
l'oiseau signe le ciel
d'un geste prompt
qu'aucune mémoire ne sait retenir
"""
l'esprit s'ouvre
quand nous longions les vagues
l'air avait des lèvres
"""
soudain l'immense abandon des plages
le tendre scintillement des herbes d'eau
"""
Et j'achèverai ce bref regard sur Marie Uguay par ce poème en prose intitulé L'outre-vie.
L'outre-vie c'est quand on n'est pas encore dans la vie, qu'on la regarde, que l'on cherche à y entrer. On n'est pas morte mais déjà presque vivante, presque née, en train de naître peut-être, dans ce passage hors frontière et hors temps qui caractérise le désir. Désir de l'autre, désir du monde. Que la vie jaillisse comme une outre gonflée. Et l'on est encore loin. L'outre-vie comme l'outre-mer ou l'outre-tombe. Il faut traverser la rigidité des évidences, des préjugés, des peurs, des habitudes, traverser le réel obtus pour entrer dans une réalité à la fois plus douloureuse et plus plaisante, dans l'inconnu, le secret, le contradictoire, ouvrir ses sens et connaître. Traverser l'opacité du silence et inventer nos existences, nos amours, là où il n'y a plus de fatalité d'aucune sorte.
Voici que je referme le cahier de grand-père alors que debout devant la mer il cherche à travers la fenêtre des vagues le nom de cette couleur dont l'eau s'habille ce matin. Comme Marie Uguay il semble dire: je marche vers chaque fatigue humaine.

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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