mardi 8 novembre 2005

Le trente-quatrième saut de crapaud

… la suite...

On serait porté à s’attendre, lorsque des bateaux partent en mer, à des histoires de tempêtes, d’avaries permettant à des gens ordinaires de se défier eux-mêmes, combattant jours et nuits sans aucune accalmie les éléments de la nature, des poissons monstrueusement gigantesques à la Moby Dick, à la Jaws…

On serait porté à s’attendre à des expériences personnelles, à des initiations humaines, à des révélations sur les capacités enfouies au plus profond de soi, laissant poindre des forces insoupçonnées nous transformant en légendes vivantes…

On serait porté à s’attendre à des chavirements de l’âme et de l’esprit épuisés par la solitude maritime et des jours sans fin sous un soleil torride, par des nuits que la lune projette vers des hallucinations fantomatiques, à des comportements inimaginables que seule la mer peut engendrer et transporter par la suite à des oreilles incrédules…

La solitude du capitaine et son immanquable isolement menant aux mutineries. La folie du roulis amenant l’homme à tomber dans les bras de la sirène. La diminution des vivres, le rationnement de l’eau, l’excès de sel aux lèvres asséchant les valeurs humaines. La perte de la réalité se confondant à l’immensité incommensurable de la mer rejoignant puis s’égarant dans l’horizon. L’appât du gain facile piratant les vertus mieux ancrées.

Et l’attente. Celle des femmes de marins, une bougie allumée à la fenêtre, scrutant en vain le quai vide et mouillé, tricotant leurs peines à même les journées interminables et les nuits stériles. Celle des marins, harpon transperçant leurs mains gercées, rêvant de pêche miraculeuse, de retour triomphal et de quiétude sur des planchers solides et immuables.

Tout cela ne sera pas dans l’histoire de Marcel.

Tout cela ne sera pas dans l’histoire de Madeleine.

Rien de cela ne se passera sur LA DOUCE BRISE voguant vers des îles perdues où la crevette lui a donné rendez-vous. Non plus dans la maison devenue froide de Madeleine qui opta, au départ de son fils, pour ne pas l’attendre. Ne pas attendre n’est pas désespérer. Elle avait mis tant et tant d’heures, de semaines, rivée à la fenêtre de sa maison, fixant la couleur de la mer, l’odeur du goémon, la vélocité des vents et les racontars de magasin général pour savoir, maintenant que la mer avait englouti son mari marin et portait, aujourd’hui, son fils à elle, le fils de celui-ci, pour ne plus attendre. Ce souffrant ennemi aux implacables desseins. Son quotidien en avait été tellement infecté qu’elle avait résolument opté pour l’espoir. Pour l’espérance.

Lorsque Carbonneau, à la fin d’un hiver particulièrement mélancolique, lui avait demandé si son fils, le fils de l’autre, celui dont personne ne citait le nom, avait l’âge pour la mer, elle s’y attendait sans l’espérer. Lui avait répondu que Marcel, fils de Marcelin et de Madeleine, Blanchard de nom, serait d’âge le jour où il pourrait la dévisager sans peur. Son cœur de mère venait d’abandonner. Le fils partirait. Au printemps. Lorsque le sel marin goûterait le poisson.

Elle lui en parla avec les mots de celle qui navigue dans des eaux tumultueuses.

- Le capitaine Carbonneau te voudrait sur son bateau.

Marcel, la regarda, lui sourit et dit :

- Est-ce lui ou la mer qui m’appelle?
- Tu es le seul à pouvoir répondre à cette question.

Madeleine se mit à l’ouvrage. Un tricot de laine, couleur marine. Des pantalons chauds. Une tuque serrée. Et principalement, elle tissa dans son cœur une solide assurance, de celle que l’on ne peut se procurer ailleurs que dans les souvenirs et la nostalgie.

Depuis la disparition brutale et prévisible de ce téméraire Marcelin, survenue il y avait de cela maintenant près de dix ans, cette femme solide comme les nuages, frêle comme le vent d’ouest, lui avait creusé à l’intérieur de sa mélancolie un fragile tombeau enterré au mitan de son âme. Quotidiennement alimentés, les souvenirs conservés, elle ne les partageait pas avec son fils, de crainte qu’en les remuant ils lui insufflent de semblables besoins. La poussière et les cendres sur la mer peuvent-elles prendre l’eau?

Son mariage avec ce fils de la marée, cet imprudent passionné de Poseïdon, elle l’avait souhaité du plus ardent d’elle-même. Il eut lieu à quelques heures de son départ pour la pêche et les noces, plusieurs semaines après. Déjà, comme le faisaient ces femmes maritimes, Madeleine changea la bougie s’éteignant à sa fenêtre, déplaçait le petit drapeau ceinturant l’arbre, le seul, droit devant chez elle, chez eux maintenant, petit drapeau pointant vers celui qu’il avait accroché à son mât. Malgré les avertissements et les considérations de tous, il le choisit blanc. Ouate flottant dans la brume.

Et elle se mit à attendre. Attendre l’attente. Puis, il revint.

… à suivre…

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