7B
Kep-sur-Mer, Cambodge
Lorsque Bao et Daniel Bloch se présentèrent à la salle à manger, au lendemain de leur arrivée, Saverous Pou les y attendait. Les retrouvailles furent chaleureuses et les présentations permirent aux deux femmes d’enfin se rencontrer. Elle avait déjà préparé le petit-déjeuner tout à la cambodgienne. Sans que ce soit du café robusta, celui qu’elle servit ne manquait pas de goût. Ils s’installèrent à la table donnant sur le Golfe de Thaïlande. L’environnement bucolique entourant la maison de l’hôtesse se mariait bien avec la quiétude qui l’emmaillotait.
- Vous avez bien dormi ?
- La journée d’hier a été passablement fatigante, de sorte que nous n’avons pas eu le choix de nous endormir aussitôt couchés, répondit Daniel Bloch qui glissa un regard vers Bao, acquiesçant d’un sourire.
- Alors, comment évolue Phnom Penh ? C’était ta première venue, si je ne me trompe pas.
De cette femme aussi âgée que lui, se dégage la physionomie caractéristique de quelqu’un qui, vous observant, semble comprendre ce qui vous habite. Elle porte les mêmes montures de lunettes qu’à l’époque de leurs rencontres, celles qui lui barrent le visage, la distinguant des autres scientifiques de son acabit. Son esprit encyclopédique l’a menée à publier une multitude de textes portant d’abord sur l’étymologie de la langue khmère, pour ensuite s’étendre à des sujets aussi variés que la religion, la géographie, la botanique, la cuisine. Sa thèse de doctorat, portant sur la toponymie khmère, la fit reconnaître comme une sommité dans sa discipline universitaire, la linguistique. Impossible, pour lui, d’oublier les longues conversations qu’ils eurent, principalement à Paris, alors qu’elle assumait la direction du CNRS (Centre National de la recherche scientifique). À ce moment, l’affaire qui l’amène vers elle n’avait aucune entrée dans son esprit.
Il se rappelle qu’elle a toujours été une adepte du tabac, surtout le noir qu’elle apprécie spécialement. Fumer n’allait donc présenter aucun malaise chez aucun d’eux.
Le petit-déjeuner s’étendit aussi doucement que la chaleur qui enveloppait les lieux. Par la suite, Saverous Pou les invita au balcon où elle avait fait installer un ventilateur permettant d’être plus à l’aise et la vue sur le Golfe, tout simplement imprenable.
- As-tu des nouvelles fraîches de notre ami commun Tzvetan Todorov ? Quel charmant bonhomme ! Nous étions au CNRS au même moment. La dernière fois que je l’ai vu, il venait de se marier avec Nancy Houston, l’écrivaine canadienne. Si ma mémoire est fidèle, c’était en 1979.
- Nous entretenons une correspondance fort intéressante, mais je ne suis plus engagé au Centre Primo Lévi, alors qu’il s’y active comme il le fait dans tout ce qu’il entreprend. Nous discourons beaucoup sur la mémoire, son nouveau dada.
- Ce sujet te captive-t-il autant que lui ?
- Davantage depuis que je suis en contact avec Bao.
- Ah ! Bon, je croyais que vous étiez professeure de littérature, dit-elle se retournant vers elle. C’est bien cela que tu m’avais dit, Daniel ?
Bao, discrète depuis le petit-déjeuner, précisa cette information, racontant comment évolua leur relation à la suite de l’affaire des lettres que son étudiante lui avait remises. Elle traça la chronologie des événements jusqu’à ce jour, puis laissa la parole à l’homme au sac de cuir qui précisa un des motifs de sa visite auprès de la linguiste cambodgienne. Celle-ci plissa les yeux à l’arrivée de sa chienne sur le balcon.
- Excuse-moi je sais que tu crains les chiens, mais celle-ci est tout à fait inoffensive.
- Plus maintenant, au contraire.
- Bao a glissé quelques mots sur une chienne qui t’appartenait et à qui une tragédie serait arrivée. Cette bête aura donc été comme une sorte de thérapie ?
- Tu as raison. Avec elle et tu comprendras que je ne suis pas encore tout à fait en mesure d’en parler davantage, j’ai guéri cette phobie que je traînais depuis longtemps.
- Un animal domestique...
- Je comprends, coupa celui qui souhaitait passer à autre chose.
Elle s’en rendit compte et caressant cette chienne qui s’étendit à ses pieds, aborda l’essentiel.
- J’ai quitté le Cambodge alors que la guerre civile sévissait. Le Général Lon Nol prend le pouvoir, le Prince Norodon Sihanouk est écarté et en avril 1975, le régime khmer rouge s’installe. Les questions politiques ne sont pas ma tasse de thé, mais il était évident que leur arrivée n’annonçait rien de joyeux pour les intellectuels, ainsi qu’une assez bonne partie de ceux qui vivaient à Phnom Penh. Même inquiétude chez les Cambodgiens qui manifestaient de la sympathie envers les pays de l’Ouest ou ceux qui étaient soupçonnés de ne pas s’agenouiller devant la nouvelle doctrine. De Paris, je maintenais des contacts avec quelques amis qui survivaient au génocide qui s’ensuivit. J’ai partagé mes informations auprès de certains personnages qui pouvaient les relayer aux autorités françaises, mais il semble qu’elles ont été reçues comme s’il s’agissait d’élucubrations ou de divagations de l’esprit. Bref, les Khmers Rouges n’ont été ni perturbés ni troublés dans leurs sanguinaires exactions.
- Inutile de vous demander si à un moment quelconque vous avez été mise au courant de l’existence d’un groupe vietnamien de mercenaires ayant traversé au Cambodge, afin d’y réaliser une mission secrète.
- Le récit que vous en avez fait Bao est une primeur pour moi. Cela relève de la stratégie politico-militaire, assez loin de mes intérêts professionnels.
- Il ne reste alors qu’à te proposer de lire les lettres reçues par la grand-mère de l’étudiante dont faisait mention Bao, enchaîna Daniel Bloch. Nous avons la confirmation qu’elles sont codées. À Saïgon, on récupérera la clé afin de les décrypter. Mon amie a pris soin de te faire une copie de tous les documents disponibles, tu pourras y jeter un coup d’oeil. Je te ferai parvenir un fac-similé de ce précieux outil qui te permettra, tout comme nous, de déchiffrer les messages qui y sont contenus.
La linguiste se leva, fit quelques pas vers son bureau de travail et revint avec un paquet de cigarettes, des Gauloises, celles qu’elle raffole depuis toujours. Son chien la suivit ; une flèche atteint Daniel Bloch directement au coeur.
- Me permets-tu d’émettre une première hypothèse, reprit-elle.
- Vas-y, tous les matériaux permettant d’y voir clair sont les bienvenus.
- Les lettres ont été écrites entre 1979 et 1993 par un Vietnamien faisant partie d’une mission spéciale. Il faudra s’assurer qu’elles ne s’adressaient qu’à son épouse. Cela ressemble à un journal de bord qu’il souhaitait partager avec celle qu’il a quittée au lendemain de leurs noces. Être positif sur le fait que cette dernière ne servait pas de relais pour lui.
- Ceci est toujours nébuleux, enchaîna la professeure.
- Une fois cela éclairci, il faudra être en mesure de savoir si d’autres copies se sont retrouvées ailleurs, en autant que la deuxième partie de mon énoncé s’avère exacte.
- Évidemment ; il est fort à parier que si elles représentaient ou représentent toujours un danger potentiel, les missives ne resteront pas longtemps lettres mortes, acheva Bao, laissant la parole à Daniel Bloch.
- Saverous, je te suis dans ton raisonnement. Le fait que la grand-mère soit...
Il fut interrompu par le bip du portable de Bao qui s’empressa de prendre connaissance du message qui parvenait de la docteure Méghane.
- Excusez-moi Daniel de vous arrêter si brusquement. Prenons-en connaissance.
Bonjour, j’espère que vous faites bon voyage. Deux nouveaux éléments méritent d’être sus. D’abord, je viens de prendre connaissance du rapport d’autopsie des deux disparues. Il confirme que la substance qu’on leur a inoculée est du même type que celle retrouvée sur Fany, à la différence près que la dose est plusieurs fois plus importantes, de l’ordre de cinq pour un. Aucun être humain ne peut survivre à une telle quantité de poison. Dans les deux cadavres, les poumons se sont rapidement remplies de glaire et le fait que la grand-mère souffrait de problèmes respiratoires, explique qu’elle ait pu survivre un peu plus longtemps, mais cela est une donnée purement médicale, le résultat ne s’en voit pas modifié pour autant. Je veux vous signaler que les parents pourront récupérer les dépouilles d’ici vingt-quatre heures afin d’organiser les funérailles auxquelles on vous convie. Le deuxième élément provient du ministère de l'Intérieur, communiqué par le lien entretenant des contacts stratégiques avec ma compagnie. On veut soumettre les deux corps à une autre expertise. J’avoue que cela a titillé ma curiosité, mais comme la discrétion est de mise entre nous, je me suis abstenue de rajouter quoi que soit d’autre que demander si cela pouvait retarder l’émission de ma décharge de responsabilité à titre de médecin ayant constaté les décès et rédigé les avis. Aucun lien, m’a-t-on répondu. Mais vous comprendrez qu’il s’agit de morts civiles, alors quel intérêt le ministère voit-il à exiger une contre-expertise ? Je vous laisse réfléchir à cela. Croyez-vous, Bao, être en mesure de planifier notre visite dans le Mékong, je compte vous y accompagner. Dernière chose, privément celle-ci ; j’ai engagé Thi comme sujet d’expérience pour mes recherches. Votre recommandation était donc correcte. Faites-moi signe à votre arrivée sur Saïgon. Détruire une fois lu.
Les trois septuagénaires prirent le temps de mettre en ordre ce dont ils venaient d’apprendre. La professeure s’adressa à Daniel Bloch.
- Vous reprenez là où vous en étiez ?
- Le message de la docteure Méghane renforce l’idée que le ministère de l'Intérieur s’invite dans l’affaire. Il faudra absolument en tenir compte pour la suite des choses. J’allais dire que la grand-mère étant disparue, nous perdons une source importante de renseignements. Je suis de plus en plus persuadé qu’elle ne nous a pas tout dit et qu’avec un peu plus de temps nous en aurions su davantage.
- Daniel, un détail, sans doute anodin, pourrait éclairer notre compréhension. Vous avez précisé, Bao, que dans une lettre on décrit la structure de cette organisation secrète. Elle comprenait trois unités tactiques répondant aux noms de “microbe”, “virus” et “bactérie”, je les énumère de façon aléatoire, mais il existe une autre forme de micro-organisme. Du type de la bactérie, il se nomme microcoque, généralement isolé et que l’on rencontre dans un milieu particulier. Cela suggère une question : en plus des trois sous-groupes ayant chacun un rôle précis dans la structure, aurait-il pu exister un microcoque, totalement inconnu de tous, non-identifiable et oeuvrant parmi eux ?
- Vous savez, reprit la professeure, nous avons lu ces lettres comme si elles n’étaient pas codées. La prochaine fois, utilisant la clé, cela permettra sans doute d’élargir la sagacité indispensable pour mieux comprendre. J’avoue que ce nouvel ajout, en plus d’être sensé, me porte à l’associer au ministère de l'Intérieur. Est-ce que cette mission était un alibi pour une autre, plus spécifique ?
- Mesdames, je me délecte de votre intelligence. Ce que vous avancez, nous invite à utiliser la sémiologie. Passionnant, le seul mot qui me vient à l’esprit.
- Je ne sais pas si je joue les casse-pieds, mais permettez-moi de vous exhorter à la plus grande prudence. On ne joue pas sans armure ou du moins un bouclier dans les desseins d’un ministère, acheva Saverous Pou.
L’avant-midi passait rapidement. Une jeune fille se présenta les bras chargés de victuailles. L’heure du lunch sonnait.
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Vietnam
Thi se présenta à son premier rendez-vous au cabinet de la docteure Méghane, à titre de cobaye, ayant pris soin d’arriver une quinzaine de minutes à l’avance, ce qui colla le plus gracieux des sourires sur les lèvres de la secrétaire.
- Pour le test auquel tu auras à te soumettre, je te fournirai tous les outils nécessaires. Tu t’installeras dans une autre pièce. Ne te surprends pas, tu devras t’habituer, ça sera l’endroit où la très grande majorité des expérimentations se dérouleront. Suis-moi.
Ils quittèrent le cabinet, entrèrent dans un local situé sur le même palier. L’endroit se distinguait par son capitonnage rembourrant les quatre murs. Deux fenêtres dont l’une, de toute évidence munie d’un vitrage miroir sans tain. On distinguait, par la seconde, une lentille possiblement reliée à une caméra-vidéo permettant de ne rien perdre de ce qui se déroule dans la pièce frigorifiée.
- Ne t’inquiète pas, j’apporte le vêtement nécessaire qui t’empêchera de mourir de froid, dit la secrétaire en riant.
- Cette température ne m’est pas familière.
- L’infirmière du cabinet viendra te voir d’ici cinq minutes. C’est elle qui gère l’expérience d’aujourd’hui. On t’apporte tout de suite la canadienne (manteau d’hiver) ; c’est la docteure Méghane elle-même qui l’a rapportée de son pays de neige.
Elle quitta la pièce et Thi en profita pour l’examiner de fond en comble. De petits haut-parleurs sont installés aux quatre coins de cette inhabituelle oubliette, jouxtant des lampes à incandescence halogène de puissance approchant les 500 watts. Un paravent cachait un lavabo ainsi qu’un cabinet de toilette. Enfin, un réfrigérateur de petite dimension contenant quelques bouteilles d’eau, des capsules auxquelles des seringues étaient accolées, une boîte en styromousse.
Il achevait son exploration des lieux se frottant vigoureusement les bras et les oreilles quand la porte s’ouvrit, laissant entrer une dame revêtue de l’uniforme d’infirmière. Elle remit la canadienne au jeune homme qui grelottait.
- Au début, cela surprend.
- À qui le dites-vous.
- Voici ce à quoi tu seras soumis pour cette partie de l’expérience. Je crois que la docteure Méghane ne t’a pas expliqué les buts et son déroulement, alors je te dirai qu’ils cherchent à évaluer, avec le maximum d’exactitude, la qualité de ta mémoire.
- Que le tout doit demeurer secret et que je ne recevrai aucun résultat par la suite.
- Tout à fait. Je ne suis que l’exécutante de tâches parfaitement définies et ne pourrai en aucun cas répondre à tes questions. D’ailleurs, tu es invité à les acheminer à ma patronne.
- Je comprends bien.
- Il est de mon devoir de préciser quel type de médication je t’injecterai par intraveineuse. Tu ne crains pas les aiguilles ?
- Pas encore.
- Avec le temps, cela deviendra routinier, à un point tel que tu ne sentiras aucune douleur. D’ailleurs, je te donnerai un truc afin que cela se déroule facilement pour nous deux. J’ai longtemps servi auprès de la Croix-Rouge du Vietnam, de sorte que ce geste m’est familier.
- Je vous fais confiance.
- En aucun cas, de maintenant jusqu’à la fin de la série de tests, en aucun cas, dis-je, tu ressentiras d’effets secondaires. Suis mes instructions à la lettre, tout se passera bien. Docteure Méghane interviendra dans le cas où, ce qui m’apparaît peu probable, un incident survenait.
- Elle est absente en ce moment ?
- Non, je l’ai croisée avant d’entrer dans cette salle. Cette médecin est d’une conscience professionnelle exceptionnelle, jamais elle n’autoriserait la tenue d’une séance si elle ne pouvait pas la superviser.
La canadienne qu’il revêtit, réussissait à le réchauffer et il se sentit prêt à se lancer dans l’aventure. Il répondit à la demande de l’infirmière de s’étendre sur la civière recouverte d’un drap vert, couleur des vêtements que portent les membres d’une équipe chirurgicale. Elle se dirigea vers le voilage derrière lequel se trouve le lavabo, laissa couler l’eau, revint vers le réfrigérateur pour en sortir une boîte qui contenait le médicament qu’on allait lui inoculer. Déballant le tout, elle retourna au paravent, emplit d’eau, au tiers, la seringue avant de déverser le produit devant s’y mélanger, puis revint vers son sujet.
- Je t’injecte un sédatif très léger. Il favorisera la détente, la relaxation et permettra que tu sois plus attentionné au protocole. Pour ne rien éprouver de désagréable durant l’injection, je vais compter et au même moment, tu prends une profonde inspiration. Tu verras, c’est magique !
- Allons-y.
- L’expérience porte sur tes réactions à des stimuli sensoriels et sera enregistrée sur vidéo. Tu découvriras assez rapidement la séquence et l’intensité de chacun au fur et à mesure qu’il apparaîtra. Si cela devient intolérable, il y a une sonnerie sous l’oreiller, tu n’auras qu’à presser le bouton et je viendrai tout de suite. Le tout durera soixante minutes.
Rien du protocole relevait de l’improvisation. L’infirmière compta... 1, 2, 3... fit l’injection et après avoir rassemblé ses choses, quitta, laissant le jeune homme à son rôle de sujet.
La première série portait sur la sensation de chaud et de froid, la seconde sur sa tolérance à des sons aigus et graves, la troisième l’affecta davantage, car s’il ne savait pas exactement trop de quel endroit provenaient ces odeurs variant entre le parfum et l’odeur du fruit se comparant à celui d’un cadavre (sầu riêng) le durian, les sensations lui furent désagréables, la quatrième lui arriva par des éclairages de tous ordres alors qu’à la fin, après une dizaine de minutes de répit, on lui demanda de se rendre au réfrigérateur, déballer le contenant de styromousse, goûter les différents produits qui s’y trouvaient et les identifier dans l’ordre qu’il avait choisi pour les consommer.
Une fois terminé, il revêtit à nouveau la canadienne, car la température revenait vers le point de congélation. La porte s’ouvrit, laissant entrer la secrétaire.
- Voilà, cela n’a pas été trop pénible ?
- Je me sens extrêmement fatigué. Puis-je sortir et enlever ce vêtement ?
- Suis-moi.
Le jeune homme titubait, associant cet état au sédatif, mais il lui apparaissait évident qu’il ne pourrait quitter le cabinet pour le moment, ses facultés n’avaient toujours pas repris leur place habituelle. Il demanda à s’étendre sur deux chaises de la salle d’attente, le temps de recouvrer ses esprits et se présenter dans le bureau de la docteure. La secrétaire lui avait préparé une tasse de thé qu’il reçut avec joie. Il s’installa, le temps de se replacer.
- Docteure Méghane te recevra d’ici vingt minutes, d’ici là, reste calme et détends-toi.
L’expéditive docteure n’allait pas mettre longtemps avant d’ouvrir sa porte, invitant le jeune poète dans son bureau. Celui-ci constatait à quel point cette femme fonctionnait avec efficacité et promptitude. Habillée d’un sobre ensemble blanc, sa figure tranchait en raison de la similitude avec la couleur des murs. Ses cheveux noirs, très vietnamiens, tombaient sur ses épaules et à l’occasion elle les replaçaient d’une main étonnamment petite.
- La dernière heure n’a pas été trop pénible ?
- Docteure, je suis sorti du local fatigué comme après une journée de travail.
- Le sédatif qu’on vous a administré peut avoir cet effet lors d’un premier usage. Rassurez-vous, d’ici 20 minutes, vous ne sentirez plus rien.
- Actuellement, je ne pourrais pas enfourcher ma moto.
- J’ai à vous parler quelques instants. Vous avez sans doute remarqué la fenêtre avec un vitrage miroir sans tain dans le laboratoire ; je m’y suis postée pour une partie du protocole. Cela m’a permis d’observer quelques-unes de vos réactions aux différents stimuli. Je ne me trompe pas en disant que les olfactifs furent les plus pénibles à endurer.
- Exact, docteure.
- Une explication ?
- À première vue, je crois que c’est le fait qu’on m’a présenté des odeurs très agréables pour ensuite passer à des horreurs et vice-versa.
- Elles persistent encore ?
- Vous me les rappelez et je les détecte tout de suite.
- Les bonnes senteurs ?
- Fugaces.
- Parfait. On se revoit dans trois jours.
Il hésitait à se lever.
- Je souhaiterais vous entretenir de quelque chose d’important, si vous m’accordez quelques instants de votre précieux temps.
- Si c’est en lien avec l’expérience, j’écoute.
Ce qui devait s’étendre sur quelques minutes à peine se prolongea, encouragé par une interlocutrice attentive. Le jeune homme lui débita tout ce qu’il savait de l’affaire des anciens colonels, en particulier le fait qu’on lui ait annoncé que son père, toujours vivant, s’y trouvait mêlé. Il insista sur le rapprochement à faire entre l’homme sourd-muet porteur de la lettre que le groupe Janus avait pris connaissance la nuit dernière et son père. Il acheva, l’informant du mandat reçu, à savoir d’avoir une discussion franche et ouverte avec Bao et Daniel Bloch.
Docteur Méghane ne pouvait douter de la sincérité du jeune homme et des informations qu’il venait de lui confier. S’ajoutant à tout ce qu’elle sait déjà, elles avaient le mérite d’être cohérentes et s’inscrire dans la démarche qu’elle accepta de suivre avec les deux septuagénaires.
- Je vous remercie de la confiance que vous me manifestez. Connaissant Bao, je ne peux qu’encourager la démarche confiée par votre groupe.
- Merci docteure, vous ne pouvez imaginer comment cela me libère de vous en avoir instruit.
- Au point de faire disparaître les mauvais effluves dans votre nez ?
Pour une première fois, elle se permit un rire nerveux.
Il se laissa gagner par sa propre conviction
que les êtres humains ne naissent pas une fois pour toutes
à l’heure où leur mère leur donne le jour, mais que la vie les oblige
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