Depuis leur retour de la grande ville, de l’arrêt chez les amis oji-cris et dans l’attente du début des classes, Benjamin, lentement, s’habituait à dormir la nuit - il avait insisté pour que ce soit à la nuit tombée, le temps de saluer la lune les soirs où elle pointait son nez. Les parents avaient installé sa chambre à l’étage - celle qui plus tard, une fois les rénovations faites, deviendrait celle de Nathan - son lit disposé près de la fenêtre donnant sur l’ouest. La petite bibliothèque personnelle qu’il avait montée se partageait en deux parties : une pour ses livres, l’autre pour ses premiers écrits, ceux que Jésabelle lui avait proposé d’offrir à sa lune.
Sa mère notait que plus le temps avançait moins son fils lisait à voix haute. Devenu plus intérieur, plus contemplatif le décrirait mieux, il se plaçait, une fois le repas du soir achevé, dans la véranda, un recueil de poésie sur les genoux et dans un silence songeur presque méditatif, semblait écouter des sons provenant de son intérieur, surtout qu’il avait cessé d’actionner le haut-parleur qui diffusait de la musique.
Son père qui avec le temps s’était habitué aux étrangetés du garçon et tout à fait en confiance avec l’approche éducative de son épouse, ne pouvait s’empêcher de craindre le peu d’intérêt que ce fils manifesterait pour prendre la relève sur les terres agricoles familiales. Il se rappelait toutefois que lui-même était en désaccord avec les visées de son père arguant que des changements étaient nécessaires pour évoluer dans un marché de plus en plus diversifié, de sorte qu’il fallait s’ouvrir sur autre chose malgré le fait que ceci puisse nous plonger dans l’inconnu et une certaine forme d’insécurité. Il avait quitté et sa famille et son village pour vérifier si la route vers l’innovation qu'il imaginait était celle qu’il devait suivre personnellement malgré les résistances de la communauté dans laquelle il vivait et le bon chemin à proposer pour la femme avec qui il partagerait sa vie. Malgré tout il appréhendait l’avenir et, secrètement, se disait que le deuxième fils que l’on annonçait être différent du premier, peut-être que ce second allait pouvoir relever les défis dont il avait rêvé et qui progressivement se réalisaient de manière plus intéressante que lui-même l’eut crû au départ.
- Vous savez comme j’aime mon Grandbois, dit Benjamin, un soir après souper, avant de regagner la véranda. Eh bien, Nelligan me parle beaucoup en ce moment. Voici le poème qui m’enchante. Si voulez, j’aimerais vous le lire.
- C’est toujours agréable de t’écouter nous dire ce que tu aimes de la voix de tes amis poètes, répondit Jésabelle.
- Voici, il a un titre, NUIT D’ÉTÉ, et c’est la première fois que j’en vois un organisé de cette façon.
- Comme c’est beau, surtout de la façon dont tu le lis. Pour l’organisation du poème, ça porte un nom bien à lui. Il s’agit d’un sonnet parce qu’il a quatre paragraphes qu’on appelle des strophes, deux de quatre vers et deux de trois vers.
- Et c’est quoi les Sylphes ?
- Va chercher ton dictionnaire, on va regarder ensemble.
Le gamin, déposant délicatement les POÉSIES COMPLÈTES d’Émile Nelligan, partit vers sa chambre d’où il revint rapidement. C’est Daniel qui lui lut la définition : « Des créatures imaginaires décrites comme des élémentaires de l’air. »
- Il y a donc des créatures dans l’air, énonça Benjamin dont le visage rayonnait au contact de cette nouvelle réalité invisible. C’est d’ailleurs ainsi que, plus tard, beaucoup plus tard, alors qu’à la fin de son cours secondaire la tradition étudiante voulant qu’on publie un cahier dans lequel les photos de chacun des élèves achevant leur parcours s’y retrouvent accompagnées d’une légende provenant souvent d’un autre élève. On pouvait y lire : « Benjamin, un gars à la réalité invisible! »
*****
De l’extérieur, sans connaître correctement les deux personnages, tout pouvait ressembler à un conflit verbal, à tout le moins une dispute, celle entre Don et son épouse oji-crie qui n’a pas encore officialisé le nom qu’elle portera jusqu’à la fin de ses jours, un droit provenant d’une tradition ancestrale et formulant qu’une jeune fille ayant donné naissance à deux enfants, qu’ils soient mâles ou femelles, issus d’un mari oji-cri, obtient le droit de se nommer sans obligatoirement consulter son époux ; si elle n’y parvenait pas, d’office on lui attribuait celui de l’ancêtre féminine du côté du père des enfants.
- Tu crains quoi exactement, femme ?
- Ses longs cheveux noirs seront un sujet de moquerie des autres enfants de sa classe, répondit-elle.
- Si ce n’est pas cela, on trouvera toujours un autre élément pour lui rappeler sa différence. Chelle est tellement timide, craintive que le risque qu’elle serve de bouc-émissaire persistera malgré tout ce qu’on peut faire. Je ne peux pas oublier les premiers jours à l’école des adultes quand mon père m’a confié la tâche d’intégrer la communauté du village, d’apprendre leur langue. Il m’aura fallu beaucoup de détermination pour résister aux humiliations provenant de tous les élèves. Je ne peux pas te répéter les affronts qu’on me lançait, les injures même, cela t'inquièterait encore plus.
- Voilà exactement ce que je redoute. Chelle ne sait pas comment se défendre et n’a eu que très peu de contacts avec les Blancs.
- Tu proposes quoi ?
- Lui couper les cheveux.
À ces mots, sortie de nulle part, l’ancêtre oji-crie hurla : il n’est pas question que ma petite-fille se fasse couper les cheveux, et cela par qui que ce soit. Cela jeta un embarras entre les deux parents de Chelle qui s’amusait à l’extérieur en compagnie de Ojibwée.
Un peu à l’image de Benjamin, le chien-loup, avec le temps, était devenu l’alter-ego de la petite fille. Leur complicité authentique se manifestait par le fait que du matin au soir, et même la nuit car la chienne dormait dans sa chambre, ils étaient continuellement ensemble. C’est à elle que l’enfant oji-crie parlait le plus. Manifestement, sans s’éloigner de ses parents et de l’ancêtre, elle vivait dans un autre monde, dans lequel ni la méchanceté ni la rancune n’avaient de place. Exactement l’opposé du climat qui enveloppait la maison de ses parents où l’adversité régnait, le non-dit, comme s’il s’agissait d’un combat viscéral entre les traditions que souhaite préserver l’ancêtre, voire même obliger sa petite-fille à les adopter et la réalité de Don qui avec le temps et les nombreux contacts que son emploi de garde-forestier provoquaient inévitablement. La mère de Chelle n’avait pas encore droit ni à la discussion avec sa belle-mère ni la possibilité de prendre quelque décision que ce soit. Tout devait émaner de l'ancêtre et du maître de la maison ; en cas de mésentente, voix prépondérante à l’homme.
Le ton n’a pas monté plus haut après les paroles sèchement lancées par l’ancêtre, mais la sentence était maintenant décrétée. Pour ne pas envenimer la situation, Don déclara que sa fille se présenterait à l’école du village avec ses cheveux noirs qui ne furent jamais coupés depuis sa naissance, mais que sa mère allait tresser. Un point c’est tout. La mère baissa les yeux. L’ancêtre retourna dans sa chambre. Le père sortit dehors apercevant Chelle discutant avec son chien.
- On va moins se voir quand je serai à l’école. Tu vas m’attendre ? J’aimerais que tu sois près du chemin quand j’attendrai le bus. J’ai un peu peur. Mais dedans mon nouvel ami Benjamin y sera. Juste le temps que j’attende et que je monte, après tu pourras faire ce que tu veux. Ça va prendre quelques jours avant qu’on soit habitué, mais on y arrivera.
Don s’assit entre les deux et prit la parole : « Ma fille, l’école s’envient et tu passeras une bonne partie de tes journées loin de la maison, loin de tes parents et de Ojibwée, mais tu demeureras toujours une oji-crie. Autant dans ton âme que dans ton corps. Toute ta vie sera oji-crie. Cela veut dire que nos traditions tu auras à les respecter bien que tu seras en contact avec d’autres façons de vivre. Tes yeux sont ouverts de plus en plus ; tes oreilles entendent et comprennent différemment qu’auparavant ; tu verras et entendras de nouvelles choses, de nouvelles manières d’être et de parler, certaines te plairont, d’autres te surprendront. Ça sera la même chose pour les amis qui seront dans la classe que l’on te désignera. Déjà tu en as un, je pense à Benjamin. Ses parents et tes parents s’entendent bien, alors il n’y a pas de raisons pour que ce soit différent avec les autres qui seront avec toi. Mais sache que certains pourraient être surpris de te voir, peut-être la même chose pour Benjamin ; certains pourraient être méchants avec toi, la même chose pour Benjamin ; n’accepte jamais de qui que ce soit qu’on te traite mal ou encore te place dans des situations qui ne te conviennent pas. Ça sera la même chose pour Benjamin. Je sais que tous les deux vous ne participerez pas à certaines activités que les autres auront, il ne faut pas que cela devienne un drame, seulement un fait. C’est comme ça, un point c’est tout. »
- Crois-tu, papa, que je serai heureuse ?
- Le bonheur, c’est toi qui le crée. N’attends pas qu’il te vienne des autres, car il ne viendra pas. Garde toujours ouverts tes yeux, tes oreilles et ton cœur. Observe…
- Oui, je sais, Benjamin me l’a dit l’autre fois, qu’on doit observer avec tous nos sens.
- Et il a raison. Promets-moi ainsi qu’à ta mère de nous partager ce que tu vivras dans la nouvelle communauté ?
- À grand-mère aussi ?
- À grand-mère aussi… répondit le père après une courte hésitation.
Le chien-loup semblait avoir écouté la conversation et retournait lentement vers le ti-pi, tête baissée.
- Vous savez comme j’aime mon Grandbois, dit Benjamin, un soir après souper, avant de regagner la véranda. Eh bien, Nelligan me parle beaucoup en ce moment. Voici le poème qui m’enchante. Si voulez, j’aimerais vous le lire.
- C’est toujours agréable de t’écouter nous dire ce que tu aimes de la voix de tes amis poètes, répondit Jésabelle.
- Voici, il a un titre, NUIT D’ÉTÉ, et c’est la première fois que j’en vois un organisé de cette façon.
Le violon, d’un chant très profond de tristesse,
Remplit la douce nuit, se mêle au son des cors ;
Les Sylphes vont pleurant comme une âme en détresse
Et les cœurs des grands ifs ont des plaintes de morts.
Le souffle du Veillant anime chaque feuille,
Le rameau se balance en un rythme câlin,
Les oiseaux sont rêveurs, et sous l'œil opalin
De la lune d’été, ma douleur se recueille.
Au concert susurré que font sous la ramure
Les grillons, ces lutins en quête de sabbat,
Soudain a résonné toute, en mon cœur qui bat,
La grande majesté de la Nuit qui murmure
Dans les cieux alanguis un ramage lointain,
Prolongé jusqu’à l’aube du Matin.
- Comme c’est beau, surtout de la façon dont tu le lis. Pour l’organisation du poème, ça porte un nom bien à lui. Il s’agit d’un sonnet parce qu’il a quatre paragraphes qu’on appelle des strophes, deux de quatre vers et deux de trois vers.
- Et c’est quoi les Sylphes ?
- Va chercher ton dictionnaire, on va regarder ensemble.
Le gamin, déposant délicatement les POÉSIES COMPLÈTES d’Émile Nelligan, partit vers sa chambre d’où il revint rapidement. C’est Daniel qui lui lut la définition : « Des créatures imaginaires décrites comme des élémentaires de l’air. »
- Il y a donc des créatures dans l’air, énonça Benjamin dont le visage rayonnait au contact de cette nouvelle réalité invisible. C’est d’ailleurs ainsi que, plus tard, beaucoup plus tard, alors qu’à la fin de son cours secondaire la tradition étudiante voulant qu’on publie un cahier dans lequel les photos de chacun des élèves achevant leur parcours s’y retrouvent accompagnées d’une légende provenant souvent d’un autre élève. On pouvait y lire : « Benjamin, un gars à la réalité invisible! »
*****
De l’extérieur, sans connaître correctement les deux personnages, tout pouvait ressembler à un conflit verbal, à tout le moins une dispute, celle entre Don et son épouse oji-crie qui n’a pas encore officialisé le nom qu’elle portera jusqu’à la fin de ses jours, un droit provenant d’une tradition ancestrale et formulant qu’une jeune fille ayant donné naissance à deux enfants, qu’ils soient mâles ou femelles, issus d’un mari oji-cri, obtient le droit de se nommer sans obligatoirement consulter son époux ; si elle n’y parvenait pas, d’office on lui attribuait celui de l’ancêtre féminine du côté du père des enfants.
- Tu crains quoi exactement, femme ?
- Ses longs cheveux noirs seront un sujet de moquerie des autres enfants de sa classe, répondit-elle.
- Si ce n’est pas cela, on trouvera toujours un autre élément pour lui rappeler sa différence. Chelle est tellement timide, craintive que le risque qu’elle serve de bouc-émissaire persistera malgré tout ce qu’on peut faire. Je ne peux pas oublier les premiers jours à l’école des adultes quand mon père m’a confié la tâche d’intégrer la communauté du village, d’apprendre leur langue. Il m’aura fallu beaucoup de détermination pour résister aux humiliations provenant de tous les élèves. Je ne peux pas te répéter les affronts qu’on me lançait, les injures même, cela t'inquièterait encore plus.
- Voilà exactement ce que je redoute. Chelle ne sait pas comment se défendre et n’a eu que très peu de contacts avec les Blancs.
- Tu proposes quoi ?
- Lui couper les cheveux.
À ces mots, sortie de nulle part, l’ancêtre oji-crie hurla : il n’est pas question que ma petite-fille se fasse couper les cheveux, et cela par qui que ce soit. Cela jeta un embarras entre les deux parents de Chelle qui s’amusait à l’extérieur en compagnie de Ojibwée.
Un peu à l’image de Benjamin, le chien-loup, avec le temps, était devenu l’alter-ego de la petite fille. Leur complicité authentique se manifestait par le fait que du matin au soir, et même la nuit car la chienne dormait dans sa chambre, ils étaient continuellement ensemble. C’est à elle que l’enfant oji-crie parlait le plus. Manifestement, sans s’éloigner de ses parents et de l’ancêtre, elle vivait dans un autre monde, dans lequel ni la méchanceté ni la rancune n’avaient de place. Exactement l’opposé du climat qui enveloppait la maison de ses parents où l’adversité régnait, le non-dit, comme s’il s’agissait d’un combat viscéral entre les traditions que souhaite préserver l’ancêtre, voire même obliger sa petite-fille à les adopter et la réalité de Don qui avec le temps et les nombreux contacts que son emploi de garde-forestier provoquaient inévitablement. La mère de Chelle n’avait pas encore droit ni à la discussion avec sa belle-mère ni la possibilité de prendre quelque décision que ce soit. Tout devait émaner de l'ancêtre et du maître de la maison ; en cas de mésentente, voix prépondérante à l’homme.
Le ton n’a pas monté plus haut après les paroles sèchement lancées par l’ancêtre, mais la sentence était maintenant décrétée. Pour ne pas envenimer la situation, Don déclara que sa fille se présenterait à l’école du village avec ses cheveux noirs qui ne furent jamais coupés depuis sa naissance, mais que sa mère allait tresser. Un point c’est tout. La mère baissa les yeux. L’ancêtre retourna dans sa chambre. Le père sortit dehors apercevant Chelle discutant avec son chien.
- On va moins se voir quand je serai à l’école. Tu vas m’attendre ? J’aimerais que tu sois près du chemin quand j’attendrai le bus. J’ai un peu peur. Mais dedans mon nouvel ami Benjamin y sera. Juste le temps que j’attende et que je monte, après tu pourras faire ce que tu veux. Ça va prendre quelques jours avant qu’on soit habitué, mais on y arrivera.
Don s’assit entre les deux et prit la parole : « Ma fille, l’école s’envient et tu passeras une bonne partie de tes journées loin de la maison, loin de tes parents et de Ojibwée, mais tu demeureras toujours une oji-crie. Autant dans ton âme que dans ton corps. Toute ta vie sera oji-crie. Cela veut dire que nos traditions tu auras à les respecter bien que tu seras en contact avec d’autres façons de vivre. Tes yeux sont ouverts de plus en plus ; tes oreilles entendent et comprennent différemment qu’auparavant ; tu verras et entendras de nouvelles choses, de nouvelles manières d’être et de parler, certaines te plairont, d’autres te surprendront. Ça sera la même chose pour les amis qui seront dans la classe que l’on te désignera. Déjà tu en as un, je pense à Benjamin. Ses parents et tes parents s’entendent bien, alors il n’y a pas de raisons pour que ce soit différent avec les autres qui seront avec toi. Mais sache que certains pourraient être surpris de te voir, peut-être la même chose pour Benjamin ; certains pourraient être méchants avec toi, la même chose pour Benjamin ; n’accepte jamais de qui que ce soit qu’on te traite mal ou encore te place dans des situations qui ne te conviennent pas. Ça sera la même chose pour Benjamin. Je sais que tous les deux vous ne participerez pas à certaines activités que les autres auront, il ne faut pas que cela devienne un drame, seulement un fait. C’est comme ça, un point c’est tout. »
- Crois-tu, papa, que je serai heureuse ?
- Le bonheur, c’est toi qui le crée. N’attends pas qu’il te vienne des autres, car il ne viendra pas. Garde toujours ouverts tes yeux, tes oreilles et ton cœur. Observe…
- Oui, je sais, Benjamin me l’a dit l’autre fois, qu’on doit observer avec tous nos sens.
- Et il a raison. Promets-moi ainsi qu’à ta mère de nous partager ce que tu vivras dans la nouvelle communauté ?
- À grand-mère aussi ?
- À grand-mère aussi… répondit le père après une courte hésitation.
Le chien-loup semblait avoir écouté la conversation et retournait lentement vers le ti-pi, tête baissée.