LES CHRONIQUES DU CAFÉ
RIVERSIDE
10
Les Moody Blues
et
l’homme obèse du Café
Riverside
La
musique de Schubert, la musique de Moody Blues :la quasi perfection. Il y
a tellement le mot libre dans chacune des écoutes.
Si
j’étais propriétaire du Café Riverside, la première chose que je modifierais ? Le
fond sonore. L’actuel détenteur du lieu a préféré repeindre le plafond (ensemble
de contreplaqués d’un mètre sur deux) de
différentes couleurs – jaune, violet, bleu, vert, oranger – ce donne l'aspect d'un
immense damier bariolé. Propriétaire donc, j’y mettrais du Schubert puis un peu
de musique vietnamienne pleine de nostalgique, Moody Blues par la suite avant
de revenir à Schubert, puis deux ou trois morceaux en français… Carla Bruni,
Patricia Kass et Pier Béland.
Depuis
le retour de Kuala Lumpur/Singapour, vers midi, le gris s’empare brutalement du
ciel; on sent la pluie, l’orage peut-être, se glisser dans les nuages. Mi-avril,
on doit s’y attendre. L’an dernier, c’était ainsi : chaque après-midi une
chaude ondée nous tombait dessus. Une semaine plus tard, on parlait d’une bonne
heure de pluie quotidienne sans oublier cette humidité bien installée
tout comme en Malaisie, résolue à ne pas quitter les lieux.
Je
reviens donc au Café Riverside. Non pas dans mes rêves de propriétaire, mais dans la
réalité d’aujourd’hui; installé tout au fond, toujours au même endroit, un peu
comme si on me le réservait. Peu de monde. Ceux qui ont choisi le côté est du café tout comme moi, le
nord-est serait plus précis, ne pouvaient s’empêcher de le
regarder, de suivre ses mouvements d’obèse. Lents. Ralentis. Assis dans un
fauteuil qui souffrait à le maintenir, il lisait un document à partir d’un IPad tenu éloigné de lui en raison d’un ventre pachydermique obstruant
sa vue. Sa chemise décolorée dans le dos par la sueur copiait-collait la
couleur du fauteuil perclus. Ses verres, même teinte que l’enveloppe de sa
tablette électronique, un rouge bordeaux délavé.
Aux
pieds de l’homme obèse, un chiot se ridiculisait aux yeux du public attentif en
tournant en rond aux pieds de l’endroit où se tenait immobilisé le lecteur. Un
verre de thé froid, le thé au jasmin que le Café Riverside vous sert en même
temps que votre café, reposait au centre de la table.
La
voix d’un chanteur vietnamien courait au plafond bigarré.
Pourquoi,
levant les yeux de mon livre – je lis actuellement LA ROUTE DE LOS ANGELES de
John Fante – je ne peux que remarquer le centre d’attention de la journée,
d’observation pour certains, des clients du Café Riverside, un homme obèse qui
combat la chaleur en balayant de temps à autre son IPad comme s’il s’agissait d’un
flabellum ? Je me laisse prendre au jeu.
Le
majeur de sa main gauche tambourine sur le fauteuil affaibli. Je me demande ce
qu’il lit. En quelle langue?
Le
chiot, alors que l’homme obèse quitte le café, au bout d’une très longue
laisse, le suit, sautillant le plus rapidement qu’il peut; un si petit animal
pour une si immense personne, et que dire de la laisse qui donne au spectacle
une allure clownesque.
La
place est vide maintenant. Le fauteuil respire. On sent que les clients
cherchent vers qui diriger leurs regards. C’est l’avantage d’être là avant tout
le monde, une sorte de droit acquis, celui de pouvoir choisir qui l’on veut épier.
Mon
Fante repose sur la table et, après la disparition du couple discordant, je reviens
l’espace d’un instant à Schubert mais surtout aux Moody Blues. Les Moody Blues,
je les ai connus, bizarrement, par Léo Ferré. Même époque que celle de Léo
Ferré. Avez-vous remarqué à quel point la musique que l’on écoute, que l’on
apprécie, que l’on aime et cela à telle ou telle époque, parle beaucoup de nous
autant que de l’époque.
Une
robe de cuir comme un fuseau
Qu'aurait
du chien sans l'faire exprès
Et
dedans comme un matelot
Une
fille qui tangue un air anglais
C'est
extra
Un
moody blues qui chante la nuit
Comme un satin de blanc d'marié
Les
deux chansons (C’est extra, de Ferré
et Nights in white satin, des Moody
Blues) datent de la fin des années ’60, l’entrée des années ’70. Cela, quand on
y retourne l’espace d’un coup d’œil, le temps de s’apercevoir combien on a évolué, revoir également ce que l’on souhaitait comme changement dans sa vie
personnelle et collective. Ferré, Moody Blues, c’est ça pour moi.
Mes
cycles personnels durent sept ans. Après sept années dans un même mood il me faut passer à autre chose. Ça a
du bon et un revers de médaille. La question à se poser, quand s’achève les
cycles? Trop long à aborder aujourd’hui.
Mais
je reviens au Café Riverside, mon Fante sur la table, le vent qui me fouette
doucement le visage. Un peu plus loin que la musique, je reviens au fait que
l’homme obèse et son chien m’ont laissé, comme carte de visite, la réflexion
suivante : peut-on, occidental, disons d’Amérique, se retrouver avec un sosie
oriental, disons d’Asie du Sud-Est ? Reconnaître un connu ou une connue à travers la physionomie de
celui ou celle qui, des milliers de kilomètres et douze fuseaux horaires plus
loin, nous le ou la rappelle?
Il
m’arrive, souvent d’ailleurs, croisant quelqu’un ici à Saïgon, de me
dire : Tiens, c’est lui! Tiens, c’est elle?
Il
existe un très beau mot français – ménechme – qui signifie :
personne qui présente une ressemblance frappante avec une autre. Ce n’est pas
exactement cela que je veux dire lorsque je parle de sosie. Dans l’expérience
que je vis ici, lorsque la ressemblance est frappante, non seulement un trait
du visage, une partie de sourire, un geste involontaire presqu’un réflexe, eh!
bien lorsque cela arrive, je reconnais le même trait chez quelqu’un d’autre.
Sans chercher, ça se produit subitement. Combien intéressant de constater que
parfois cela remonte à loin derrière, à l’époque de Ferré, des Moody Blues,
peut- être…
Bon,
voilà. Je ne suis pas propriétaire du Café Riverside, je continuerai donc à
écouter la musique sur laquelle je n’ai aucun contrôle, aucun choix non plus.
Oublions Schubert et Moody Blues, quelques morceaux de langue française.
Et je ne vous direz pas à qui me faisait penser l'homme obèse...
Pour
quelques jours encore, je reviendrai au Café, m’installer au fond, côté est,
nord-est, écrire peut-être une dernière chronique avant de rentrer.
À
la prochaine