le kippa |
Nous voici au onzième épisode du récit
ILS ÉTAIENT SIX...
Des personnages, du lieu, du temps, et de l'événement, on en sait un peu plus. Ici se rajoute un étranger qui pourrait avoir une certaine influence sur la suite des choses. On verra bien...
1j) le premier pas est le plus difficile. Ce dimanche suivant le samedi soir houleux s'écoule délicatement. L'avant-midi s'achève... régulière comme les vagues de la Mer Orientale s'abattant sur les rochers. Mer sur laquelle couvent incertitudes et tensions. Au café Con rồng đỏ s'arrête un bizarre d'homme. Les habitués le voient entrer, s'asseoir puis sortir de son sac en cuir un petit dictionnaire anglais-vietnamien. On discute fermement contre les Chinois qui s'installent sur les îles Paracels (Hoàng Sa, Trường Sa), propriétés du Vietnam. Pour certains, tout se réglera à coups de canons; pour d'autres, la diplomatie l'emportera; deux ou trois pensent que la prochaine visite du Président Obama, s'il se prononçait en faveur du Vietnam, pourrait réduire l'appétit de la Chine. Ou alors il faudra défendre une fois encore la Patrie. Patrie durement affligée depuis des siècles par diverses invasions agressives.
Que conserver de tant d'années d'envahissements, de guerres? Se retourner vers des idées de vengeance? Les leçons de l'histoire autant récente qu'ancienne invite à s'interroger sur soi et sur notre collectivité. Ho Chi Minh disait que le peuple vietnamien n'a jamais vécu dans le réel, que dans l'espérance. Voulait-il dire que le réel ne s'est posé dans les mains du peuple et que seule l'espérance lui permet de survivre à tous ses malheurs?
Une fois passée la curiosité légendaire du vietnamien, on oublie l'étranger pour repartir de plus belle dans la discussion, le laissant à ses efforts pour décrypter le débat. Il ne connaît rien à la langue vietnamienne bien qu'il soit spécialiste en linguistique. Sa vie professionnelle, il l'aura passée dans différentes universités, européennes et américaines. La volapük, langue basée sur la phonétique, ainsi que le langage analytique de John Wilkins, tels furent les thèmes de ses études. Il en est sorti insatisfait autant comme chercheur qu'être humain.
Son voyage en terre vietnamienne se départage entre deux axes: venir à la découverte de cette langue dont Alexandre de Rhodes - prêtre jésuite, missionnaire en Cochinchine, linguiste émérite - a modifiée en créant le chữ nôm*; consoler son âme aux prises avec une sérieuse remise en question de son statut de juif et du judaïsme.
* chữ nôm Écriture de la langue nationale vietnamienne à partir de l'alphabet latin.
2j) le premier pas est le plus difficile. Commander un café, lorsque peu familier avec la langue vietnamienne et ses intonations, vaut mieux alors se fier au dictionnaire ou au traducteur Google. - Ca phe sau đưa*, hésite l'étranger. Une moue interrogative barre le visage de la propriétaire (et serveuse), une vieille dame à l'allure très âgée, au passé un peu trouble.
Madame Quá Khứ reçoit régulièrement la visite des policiers car on la soupçonne d'autoriser les clients à jouer aux cartes, ce qui est prohibé. Elle lirait également dans la main de ceux qui y croient et ne craignent pas ses prédictions, souvent les mêmes mais en d'autres mots. Également interdit.
Lorsque les policiers se présentent, elle les apostrophe vulgairement, les mains sur les hanches en signe de défi. Ce qui ne les impressionne pas vraiment sachant très bien qu'une fois passée l'explosion, ils repartiront avec quelques dongs en poche. Sortant du café, ils jetteront un regard réprobateur vers le gardien de sécurité, ivre déjà, quelle que soit l'heure.
L'atmosphère qui règne au Con rồng đỏ se compare à celle de tous les cafés vietnamiens. L'ameublement varie selon qu'il s'agisse d'un café ayant pignon sur rue ou ceux qui pullulent maintenant un peu partout, plus ou moins associés à de grandes chaînes. On y sert le café, pour sûr, mais aussi d'autres rafraîchissements; chez plusieurs on peut manger. Quelques clients s'y arrêteront après s'être procuré un bánh mì* au coin de la rue.
* Ca phe sau đưa Café au lait froid
* bánh mì Pain sandwich
3j) le premier pas est le plus difficile. L'anxiété grignote tout doucement le coeur de Dep alors qu'arrive son amie couturière, à la main deux contenants en mousse de polystyrène, un phở pour chacune d'elles. La fille qui vend des ballons multicolores se lève pour l'accueillir. - Tu lis encore, lui dit son amie. - Je lis toujours, tu le sais bien.
Leurs conversations habituelles se résument à bien peu de choses. Il faut dire que Dep est beaucoup moins fleur bleue que la couturière qui aime bien regarder les garçons. Un jour, elle lui dit qu'entre deux morceaux de tissu qu'elle cousait, un jeune homme semblait lui faire de l'oeil. - J'ai rougi, précisa-t-elle, mais je ne l'ai pas fait voir. Sinon il aurait pu s'imaginer des choses.
Dep n'ose pas l'encourager à continuer sur ce terrain, s'attendant plutôt à ce que son amie lui dise si elle a entendu parler de sa soirée de la veille. Mais elle ne cesse de décrire le type, sa solide motocyclette noire, son casque protecteur de la même couleur. Qu'il s'est arrêté à quelques mètres d'où elle travaille semblant chercher quelque chose sur son téléphone cellulaire.
Pour Dep, tout cela relève de l'accessoire. Elle s'efforce à trouver la bonne question qui fera bifurquer la discussion sur l'essentiel, ce qui la tracasse: - Je t'ai attendue hier soir. Tu n'es pas venue. - Je suis arrivée un peu en retard, répond la jeune couturière, mais tu étais déjà partie avec le groupe des six, ceux qu'on appelle les xấu xí. J'étais surprise! Dep garde silence comme si la suite n'allait pas tarder à venir. Rien. - Je m'excuse, c'est arrivé si vite, reprit-elle, déçue et soulagée à la fois. Il était évident que son amie couturière n'est au courant de rien, qu'on ne l'a pas informée sur quoi que ce soit.
4j) le premier pas est le plus difficile. L'étranger boit son café à petites gorgées. À ce rythme, il risque que son breuvage devienne aussi chaud que la température qui grimpe rapidement. Khuôn Mặt (le visage ravagé) achève son trà sữa đã* tout en surveillant le kiosque de Dep.
Tous les jours, il sait qu'elle prend le lunch avec son amie la couturière. De son point de vue, il ne distingue qu'un léger mouvement sur ses lèvres. Il imagine les paroles mais aujourd'hui elle écoute davantage qu'elle ne parle. Ses yeux semblent voilés par une sorte d'inquiétude, une préoccupation qu'il ne lui connaît pas.
Y aurait-il un lien entre la soirée de samedi et ce brouillard qui rend sa peau plus fade qu'à l'habitude? Si lien il y a, est-elle en conversation avec son amie afin de recevoir un avis? Sinon, que lui arrive-t-il? Il ne peut accepter que sa beauté soit altérée de quelque façon que ce soit, encore moins par qui que ce soit.
Plongé dans ses pensées, il n'a pas remarqué qu'un étranger lui demandait, dans un anglais châtié, s'il pouvait lui adresser deux mots. Khuôn Mặt (le visage ravagé) balbutie quelques mots dans cette langue. Tout à son observation et, un peu à ce début de conversation, il n'a pas remarqué Cao Cấp (le plus âgé) passant devant le café.
*trà sữa đã Thé froid au lait