o1) les xấu xí…
Dep tenait absolument à que
les membres du groupe des xấu
xí… qui présentait maintenant une toute autre allure… dînent tous les jours
au café Con rồng
đỏ. On
conservait cette appellation non par nostalgie mais, ayant été tellement
utilisée, on ne croyait pas utile de la modifier. Aujourd’hui, tous y sont. Thần Kinh (le nerveux) voyagea entre la table et son poste de gardien de sécurité à
l’extérieur, sous le regard attendri de May; Cây (le grêle) et Tùm
(le trapu) reconstituent leur ancien duo, le musicien quelque peu soulagé
de n’avoir pas à traduire en raison de l’absence de Daniel Bloch. Khuôn Mặt (le visage ravagé) tarde à se présenter, ce
qui inquiète Dep.
Madame Quá Khứ sortit de la cuisine, héla la jeune fille d’une voix qui ne passa pas
inaperçue auprès des convives.
– C’est lui qui appelle, dit la tenancière, tendant son portable.
– Merci madame.
– La cuisine est vide si tu veux plus d’intimité.
Dep disparut du champ visuel
de l’assemblée.
– Je pense qu’il est temps qu’on en parle entre nous, dit Thần Kinh (le nerveux) afin de détendre l’atmosphère.
– Parler de quoi, répondit Cây (le grêle).
– De Tré (le plus jeune).
Il n’a jamais été dans les habitudes du nouvel agent de sécurité de se
lancer dans de longs discours. Démarrer des discussions pour ensuite se réfugier
dans sa bulle d’animosité, lui ressemblait davantage. Cette fois-ci, le sujet
du plus jeune du groupe des xấu
xí… semble lui tenir à cœur. Pointant Tùm (le trapu) du doigt, il
l’enjoignit d’informer l’assemblée de la situation de celui que personne
n’avait croisé depuis sa fuite du quartier.
– Tu ne crois pas que je devrais attendre l’arrivée de Khuôn Mặt (le visage ravagé). – Dep revient de la cuisine, on en saura plus.
La jeune fille ne tarda pas à résumer la nouvelle qu’elle venait
d’apprendre.
- Khuôn Mặt (le visage ravagé) m’annonce que le chantier
l’a congédié. La raison évoquée ne m’apparaît pas très crédible. On l’accuse,
ou plutôt on le soupçonne, de vouloir mettre sur pied un syndicat pour les
employés du chantier. Un syndicat indépendant, non pas associé à la CGTV
(Confédération Générale du Travail du Vietnam) comme la loi l’oblige.
– Il a raison, continua Cây (le grêle). Les dirigeants de CGTV
sont des membres du Parti communiste et ne sont là que pour appliquer les
exigences des patrons et les faire accepter par les travailleurs. C’est
fantoche.
– Vous connaissez Khuôn Mặt (le visage ravagé),
continua Dep. Il ne peut supporter l’injustice, encore moins l’exploitation
des gens. Comme nous aurons besoin d’un contremaître pour gérer les travaux de
rénovation du local du Comité populaire afin d’y aménager la bibliothèque, je le
proposerai au Président du comité.
La très pragmatique May demanda :
- Il se joint à nous pour dîner?
– Dans trois instants, il est ici.
Thần Kinh (le nerveux) proposa une tournée de bière.
2) les xấu xí…
Tùm (le trapu) ne semble pas
apprendre des messages répétés combien de fois par Daniel Bloch et ceux
de Dep allant dans le même sens, de sorte qu’il mit un bon moment pour
résumer la condition actuelle de Tré (le plus jeune) au groupe des xấu xí… Tous écoutent le récit qui remue encore d’atroces
souvenirs, les ramenant au temps d’une époque que chacun aurait espéré
évanouie. Dep, lointaine, semblait s’éloigner de l’interminable
logorrhée du musicien cherchant une façon d’arrêter le discours.
– Tùm (le trapu), pour avoir frayé avec lui depuis tout ce temps,
tu sembles plutôt absent de cette chronique. Tu n’aurais rien de particulier à
nous dire sur toi-même?
Ce fut dit avec une telle invite que le musicien, balayant l’assemblée de
son regard surpris, n’eut pas l’occasion de réfléchir et plongea. Il précisa
les relations du plus jeune avec la dame de Pologne et son mari chirurgien,
puis, comme si une décharge électrique l’eut aiguillonné, raconta en long et en
large le contenu de sa consultation secrète.
Tous devinrent muets. On le regardait… on se regardait. Un courant de
sympathie émana du sourire et des paroles de Dep :
– Je me suis frayé un chemin parmi la foule lors d’une réunion du Comité
populaire. J’ai parlé de ce qui s’était passé près du lac, sur les herbes
brûlées où poussent des buissons de bougainvilliers. On m’a écouté. Je ne me
suis pas interrogé sur le jugement qu’on allait porter suite à cette
déclaration. J’en suis sortie soulagée. C’est alors que les messages de ma mère
prirent tout leur sens. Puis-je te demander Tùm (le trapu) si ce que tu
ressens maintenant est du même ordre?
- Dep, je n’ai pas ton courage, ta force de caractère mais lorsque
tu as ouvert la porte sur ce que je viens de dire, je savais que tu m’appuyais,
que tu supportais ma parole. Pour le jugement, je laisse cela aux autres. J’ai
assez lourd à traîner pour en rajouter.
Ils étaient six au moment où le musicien interpréta ce solo qui se
composait en lui depuis des années. Le plus âgé et le plus jeune sont les deux
absents. Deux filles ont pris leur place. L’évolution du groupe, lors de ce
dîner sans la présence de Daniel Bloch, se ciselait.
Cây (le grêle) prit la
parole :
- Toi et moi, Tùm (le trapu), avons formé un duo lors de nos
promenades en groupe, de même qu’au chantier. Toi et moi, je ne peux que m’en
souvenir, avions l’habitude lors de nos marches, sans que je puisse me
l’expliquer, de nous éloigner d’un bord à l’autre de la route. Tu viens de
parler de toi comme si tu ne souhaitais plus l’être, comme si tu désirais
devenir un autre toi. Est-ce réellement possible? Je ne le sais pas. Ce que je
sais toutefois, c’est que tu resteras mon compagnon de route. Que ce compagnon
se mute en compagne, je n’ai pas à avoir d’opinion là-dessus; je ne désire qu’une
seule chose, continuer de marcher à tes côtés.
Celui qui pousse comme le bambou s’était levé pour prononcer ces quelques
mots. Verre de bière à la main, il l’approcha de celui du musicien; les verres
cliquèrent au même diapason puis les deux jeunes hommes se serrèrent la main.
Même cérémonial que lors des fêtes du Têt. Ils se rassirent. Avant que Khuôn Mặt (le visage ravagé) n’arrive et soit
mis au courant de la situation, Thần Kinh (le nerveux) proposa ce toast
à Tùm (le trapu).
– De mon côté, je lève mon verre au choix que tu auras à faire ainsi
qu’au prochain retour de Tré (le plus jeune). Je m’engage devant nous
tous à le ramener. Je connais les types qui le mettent en péril. Je me charge
d’eux. Il faudra que Dep, comme elle l’a fait pour ma famille et moi,
puisse raccommoder les trous entre nous. Notre groupe est soudé depuis si
longtemps qu’il m’apparaît difficile de le rompre.
– Vous pouvez compter sur moi. Maintenant, dîner et retour sur notre
organisation de la pièce de théâtre, acheva Dep toujours dans l’attente
de son ami de cœur… qui finalement se présenta à la porte du café.
L’arrivée de Khuôn Mặt (le visage ravagé) fut accompagnée d’un long
silence. Dep alla à sa rencontre. Jamais ce couple ne parut aussi
proche, aussi fusionné que maintenant. Tous lisaient, dans le regard qu’ils
s’échangèrent, un indéfectible attachement. La jeune fille tendit une main que le
jeune homme cueillit, y déposa un baiser aussi long que l’affection qu’il
éprouvait pour elle. Trois pas à peine les séparaient de la table; ils les
franchirent, tête haute et cœur réuni, pour s’installer entre May et Thần Kinh (le nerveux). Avant de s’asseoir, Khuôn Mặt (le visage ravagé) prit la parole.
– Nous avons travaillé sur ce chantier. Y avons laissé une grande partie
de nos énergies. Nous étions six, puis cinq… finalement quatre. Le secteur où
nos bras ont sué, nos mains remplies de boursouflures et nos oreilles aguerries
à éviter les hurlements grotesques du contremaître nous traitant comme des
animaux, ce secteur fut supprimé. Le bétail que nous étions, grossièrement
remercié. Trois cartons en main démontrant que nous pouvions devenir les
esclaves d’une autre succursale. Aucune considération pour les services rendus.
Je crois que la bineuse russe fut mieux traitée que nous. Et vous êtes tous
partis. On m’a offert le poste du contremaître une fois celui-ci disparu vers
d’autres cieux. Rapidement, trop peut-être, j’ai vu à quel point les employés
étaient considérés comme le matériel que l’on stockait dans les hangars décrépits.
L’assemblée se tenait accrochée aux lèvres de l’orateur qui poursuivit
son laïus sans lever le ton, sans laisser ses anciens collègues des yeux.
– Nous avons travaillé sur ce chantier. C’est là que les xấu xí… sont nés, que les trois
duos se sont formés. Là où nous avons vécu l’amitié vraie. Compris que la santé
d’un groupe est plus que la somme des santés individuelles. Appris que nos
silences cachaient des cris retenus. Là, que ma laideur fut reconnue. Perçu le
plus âgé comme un grand chef, mais tellement troublé. Constaté que le plus
jeune cherchait un maître à penser. Que toi, Thần Kinh (le nerveux), que j’ai visité en prison sachant que tu ne devais pas y
être, payant pour quelqu’un d’autre, tu devais absolument rejoindre notre
groupe. Et vous, l’éternel duo fermant la marche, fermant la soirée, duo
composé d’un fabuleux musicien et d’un être doué d’une extraordinaire
intelligence. Nous étions des frères unis pour la vie, éternellement liés par
la mort.
Dep suivait le tribun avec
toute l’admiration qu’elle lui portait, observant la réaction des autres. Comme
elle aurait aimé que Daniel Bloch fut présent, se disant toutefois que
la barrière de la langue aurait brisé les élans de Khuôn Mặt (le visage ravagé).
– Nous avons travaillé sur ce chantier, reçu un salaire de misère pour
des heures anormalement longues. On nous disait que si cela ne faisait pas l’affaire,
le carnet des employés était chargé de gens pouvant nous remplacer illico. Et
nous avons plié l’échine, repris pelle et pioche pour remplir ces trous que
s’amusait à creuser la bineuse russe. Ce vide devant nous était celui de nos
vies sans avenir, comme celles de nos pères qui survécurent à la guerre… celles
de nos mères qui résistèrent à tous les vents. Notre avenir se résumait à
inonder des trous de terre fraîche sans jamais s’interroger sur ce qu’il
advenait de l’ancienne. On la charroyait ailleurs, vers on ne sait où. Et nous,
en bons automates, continuions à remplir de terre fraîche les vides creusés par
la bineuse russe. On travaillait tête basse, tête baissée. Le soleil nous
cuisait le corps. La pluie ne parvenait pas à nous rafraîchir. Le froid glaçait
nos pieds. Et nous, contre toute adversité, ne cessions de remplir des trous
avec de la terre fraîche.
Les xấu
xí… de la première génération, ceux pour qui les paroles de Khuôn Mặt (le visage ravagé) prenaient un sens plus aigu, le regardaient,
admiratifs.
– Nous avons, chacun à notre tour et dans des circonstances différentes,
quitter ce chantier. Moi, le dernier en lice. On continue à ériger sur place le
grand complexe hôtelier financé par une firme étrangère, sans jamais se soucier
des ouvriers qui triment tous les jours,
souffrent et se blessent. Ce chantier est à l’image de tous les autres ainsi
que de ceux qui le suivront : il vise des profits, encore plus de profits.
Quand vous l’avez quitté, d’autres bras vous ont remplacés. Un prochain
contremaître, avisé cette fois que le syndicat indépendant n’est pas le bienvenu,
prendra ma place, hurlant que la besogne progresse trop lentement. Et nous
serons ailleurs. Revenus comme nos pères revinrent de la guerre, ignorés des
vainqueurs qui s’adjugeaient les honneurs de la victoire; en échange de leurs
vies sacrifiées, une médaille épinglée sur un uniforme taché de sang. Certains
autres pères, confus suite à trop de bruits meurtriers, parqués dans des
hôpitaux où on leur distribuera des cigarettes afin qu’ils passent à travers de
longues journées oisives, les yeux brûlés par les éclairs des bombes, à ne rien
dire, qu’à fredonner interminablement les refrains qu’ils répétaient enfouis
dans leurs tranchées boueuses. Eux aussi, ils auront rempli des trous, ceux que
des avions étrangers, distributeurs de mort, creusaient devant leurs pas. Ils sont
devenus, ces êtres mutilés, des têtes baissées, tout comme nous. Personne,
aucun événement, rien, n’aura réveillé en eux, en nous également, le désir de
changer un présent écrasé par des tonnes de passé. J’offre ce toast… à nous.
Khuôn Mặt (le visage ravagé) s’assit. De longues coulées de sueur ridaient son
front. La laideur n’avait plus sa place sur cette figure transformée.
Les verres tintèrent en s’entrechoquant.
o4) les xấu xí…
Le soleil se levait sur les rizières en escaliers de Sapa.
– Monsieur Bloch, le petit déjeuner est servi.
Aï devait certainement
avoir répété cette courte phrase à trois reprises avant que la porte de la
chambre ne s’ouvre finalement sur un homme défraîchi. Une fatigue, du type de
celle que l’on remarque dans les traits d’un individu n’ayant pas dormi de la
nuit, se lisait sur le visage de Daniel Bloch.
– Merci Aï, mais je t’avoue n’avoir pas d’appétit ce matin.
– Je vous apporte un café, si vous le souhaitez.
– Ça serait très gentil de ta part.
– Je m’en occupe.
La discrétion de ce guide le séduisait à nouveau. L’étranger au sac de
cuir referma la porte et ouvrit la fenêtre à pleine grandeur. L’immensité du
paysage ravit ses yeux flapis qui balayaient l’espace. Les rizières grugeaient
les hautes collines, le creux des vallées se trémoussait au son des torrents
criards, la coiffure blanche et ouateuse dont les montagnes s’étaient revêtu, flottait
au vent indiquant la direction du Fansipan; tout cela s’offrait à un Daniel
Bloch fiévreux. La couverture en peau de mouton reposait par terre, en
boule comme un chien attentif aux mouvements de son maître. Le téléphone portable
qu’il s’était procuré sur recommandation de Khuôn Mặt (le visage ravagé) n’avait pas bougé d’un millimètre depuis la nuit
dernière. Il devait le recharger. Cette opération lui exigera un effort
surhumain. Le goût de la nicotine s’empara de lui, l’attaquant directement à la
gorge où parquaient depuis la veille, tant et tant de choses. Le café lui
manquait. Secoué par le spectre qu’il cherchait encore dans l’exiguïté de la
chambre; paniqué par l’incessant bombardement d’images remontant à si loin pour
cheminer jusqu’à lui, se calquant continuellement aux événements de sa vie
comme si elles n’étaient qu’une autre photographie de la même scène; choqué
dans tout son être autant par l’authenticité que l’exactitude des faits, il
devait en arriver à conclure, ici et maintenant. Cesser de fuir l’évidence.
Oublier ses évangiles théoriques reposant sur l’acquis et l’inné, les
différentes psychologies et autres, il devait mettre un point final à ces
interminables déplacements autant dans l’espace que dans le temps. Et envisager
la mort.
On frappa à la porte.
– Voici votre café monsieur Bloch. Je vous sais amateur de robusta,
c’en est.
- Merci Aï.
– Nous allons repousser le programme de la journée, si vous le voulez
bien. Je serai à l’extérieur, faites-moi signe en cas de besoin.
– M’apporterais-tu des cigarettes?
– Je reviens tout de suite
Le guide sortit, ferma délicatement la porte, laissant derrière lui un
homme seul avec lui-même
À suivre