mercredi 18 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*13)

Chapitre 12
Une BMW sur la 40...



- Il t'attendait cette nuit.
- Il me prend quand j'arrive, répondit le Dodge sans avoir du tout le goût de rire et encore moins celui d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit.

Le chauffeur frappa à la porte de monsieur Georges qui ne répondit pas tout de suite. Alors le Dodge l'ouvrit avec une force peu ordinaire, laissant le chauffeur médusé devant un monsieur Georges debout face à une fenêtre panoramique donnant sur le Mont-Royal. Il était plus près de midi que de onze heures.

- Assieds-toi, le Dodge. Je t'explique.

Le chauffeur n'eut pas le temps de refermer la porte que le grand bonhomme aux impressionnantes épaules était devant monsieur Georges, un cigare au bec.
Le Dodge était le spécialiste des tâches impossibles. Il passait la plupart de son temps en prison dans une aile toute spéciale. Cela ressemblait beaucoup plus à un hôtel qu'à autre chose. Rien ne lui manquait.

- L'affaire est plutôt délicate.

Ce prisonnier en fuite avait ses entrées et ses sorties de prison au gré des besoins de monsieur Goerges. Il avisait le directeur qui aussitôt l'inscrivait sur la liste des évadés.
On le capturait après la besogne; le juge lui rajoutait cinq ans de prison; il retournait à son gymnase privé jusqu'à la prochaine commande.

- Nous avons peu de temps pour réagir.

Le Dodge possédait deux grandes qualités: une totale insensibilité à la souffrance humaine et une rapidité fulgurante d'exécution. Dans le domaine, c'était le plus grand spécialiste au Canada, peu de gens pouvaient se l'offrir car monsieur Goerges en avait la propriété exclusive.

- Ils sont jeunes et futés ou alors complètement insouciants.

Âgé d'à peine trente ans, le Dodge présentait un gabarit impressionnant: deux mètres, près de cent kilos, des mains pouvant écraser un crâne d'adulte d'une légère pression, des jambes et des bras musclés, associés à une résistance physique remarquable.

- Ils sont peut-être encore à Montréal. On fait le tour actuellement de tout notre réseau. Nos contacts avec la police pourront nous fournir des informations judicieuses. D'ici treize heures, on devrait être fixé.

Le cerveau du Dodge fonctionnait comme une machine: une fois programmé, tel un cerveau téléguidé, plus rien ne le faisait dévier de sa route. Même si sa mère était au bout du chemin, le résultat n'en serait pour rien au monde modifié.
Il avait aussi une caractéristique très personnelle: le silence. Ça se manifestait avant, pendant et après le travail. Monsieur Georges pouvait compter sur lui. Autre chose d'assez originale, il était bien en prison. On le soignait aux petits oignons. Tous ses désirs devenaient des ordres. Si jamais, à l'intérieur, des choses se gâtaient, le Dodge offrait ses services avec plaisir. Parfois, le fait de prononcer son nom mettait fin à toute discussion.

- Steve ne doit plus jamais être vu à Montréal. L'autre, c'est un petit caractère, il serait préférable que sa carrière ne fasse pas trop long feu.

Le Dodge se leva. Monsieur Georges examinait ce visage sans expression, presque sans vie.

- Tu attends au garage. Le chauffeur te remettra les clefs d'une voiture de même qu'une cassette avec les tout derniers détails. L'essentiel: l'enveloppe doit être à Toronto d'ici vendredi.

Le Dodge tourna les talons et faillit arracher la porte en l'ouvrant. Le chauffeur s'enleva de sa route puis revint dans le bureau de monsieur Georges. Celui-ci semblait avoir la rage au coeur.

- Sortir le Dodge pour deux jeunes imbéciles. Ça nous apprendra à agir avec les sous-groupes de Montréal. Après Toronto, nous partons pour New York. Tu t'organiseras pour que les associés sachent que l'on ferme les bureaux ici. Je ne veux aucun indice derrière nous.
- Je vous fais monter à manger?
- Deux jeunes crétins qui risquent de faire rater le plus gros coup.
- Un ou deux hot-dog, monsieur Georges?

Ce dernier ne répondit pas. Entre la gigantesque vitre panoramique et la fumée de son cigare, un monsieur Georges sombre réfléchissait.

- Fais comme tu veux.
- Ce sera donc deux, monsieur Georges. Et le chauffeur quitta le bureau.



SUR LA ROUTE DE TORONTO...


Les deux nouveaux partenaires en avaient pour une dizaine d'heures dans la camionnette blanche roulant vers Toronto. Patrice ne connaissait aucunement la métropole canadienne.

- Es-tu déjà allé à Toronto, Éric?
- Jamais de ma vie.

Une question par-ci, une autre par-là; un arrêt stratégique pour la cigarette sans filtre ou le café; un moment pour se délier les muscles; un autre pour vider la vessie; les postes de radio au bout de leur limite relayés par d'autres dans une langue différente; le paysage continuellement identique; le temps gris et nuageux, pas de place pour le soleil.

Patrice pensait à Caroline. Elle n'avait posé aucune question lorsqu'il l'avait appelée un peu plus tôt ce matin pour lui dire que son voyage prenait forme et que Toronto en était la première étape. Elle promit de n'en parler à personne surtout pas à Alex et qu'elle se sentait prête... au cas où.

Éric avait repris ses habitudes graves et ne parlait pas. Il savait maintenant que la situation dans laquelle Steve et lui se retrouvaient n'avait rien à voir avec les tâches habituelles. Il comprenait que sa fugue n'en était plus une. Pour rien au monde, il ne voulait détacher sa ceinture ou enlever les mains de ses genoux. Il souhaitait juste que son nouveau protecteur soit à la hauteur de la situation.

- Est-ce que tu aurais une petite farce, peut-être? dit-il, comme pour détendre l'atmosphère.
- Le connais-tu bien ton ami Steve?
- Bonne farce. Très bonne farce.
- Tu la riras après, enchaîna Patrice qui fixait Éric.
- Depuis l'âge de dix ans. On s'était retrouvé au même poste de police, une nuit d'hiver. Il avait sauté une auto et moi, je ne voulais pas rentrer à la maison. Après, on s'est revu dans le centre-ville et à partir de là, c'est lui qui m'a tout montré, tout appris. Toutes les passes que j'ai faites, c'était pour lui ou avec lui.
- Que fait-il lorsqu'il sent la soupe chaude?
- Surtout, il ne la boit pas.

Patrice comptait les heures et le kilométrage qui les séparaient de Toronto. Il souhaitait, en arrivant, se rendre au petit hôtel où sa mère avait séjourné en 1967. De là, ils verraient comment agir avec le contenu de l'enveloppe. Il se demandait quel lien il pouvait y avoir entre l'étui remis à monsieur Georges par Éric et le contenu spécialement détaillé de cette enveloppe sur une action d'envergure devant se déployer lundi prochain?

- Ton Steve pourrait-il se mettre en communication avec monsieur Georges?
- Écoute Patrice. Moi, je sors du centre, je retrouve Steve, il me couvre deux jours et ensuite je remets un petit stylo à un vieux fumeur de cigare dans une limousine blanche qui me donne une enveloppe que je dois retourner à Steve. Mais là, je dois te dire que tout allait super bien, jusqu'au moment où une espèce de Jap en camionnette blanche me ramasse et fasse tout dérailler.
- De Japonais, Éric, de Japonais.
- C'est tout ce que je sais. Steve, quand il parle, c'est pour me dire de pas parler ou pour la menace. Il m'a jamais raconté sa vie. De toute façon, s'il avait voulu le faire, je ne l'aurais même pas écouté. Les affaires des autres, je commence à en avoir par-dessus le chapeau.

Patrice tentait par tous les moyens de prévoir les réactions des adversaires et surtout les défections, les trahisons. Il voulait vaincre le premier, comme ça il vaincrait une fois pour toutes. Mais il lui manquait des informations sur le comportement de certaines gens. Avec Éric, tout paraissait mieux se dérouler. Il savait qu'il n'avait plus de marge de manoeuvre. Coincé, il devait, comme un petit chien de poche, suivre à la laisse l'espace que Patrice lui accorderait.
Mais les autres?

Pour délivrer son esprit de toutes ces questions, il pensa à sa mère. Il songea qu'en moins d'une semaine il avait accepté d'en savoir plus sur elle qu'au cours des vingt-cinq dernières années. Qu'est-ce que Toronto lui livrerait comme secret? Serait-ce un premier pas?

En lui, il voyait la route se poursuivre et probablement jusqu'à Vancouver, jusqu'à la porte du Pacifique. Il s'était embarqué, il allait continuer. Lorsque l'eau monte, le bateau en fait autant.

- Patrice, arrête. Arrête, je te dis, criait Éric à tue-tête. Debout dans la cabine, il fixait la route derrière eux.
- Que se passe-t-il?
- J'ai cru reconnaître Steve dans une voiture sur le bord de la route.
- En es-tu absolument certain?
- Absolument, non, mais une veste de cuir comme ça, il n'y en a pas deux pareilles.


Il fallut que Patrice prenne une sortie de service et refasse la route à rebours. Arrivés à la hauteur de la voiture stationnée tout près de l'autoroute, Éric et lui aperçurent un jeune homme endormi à la place du chauffeur. La camionnette stoppa derrière une grosse voiture allemande. Ils descendirent et s'approchèrent l'un et l'autre par un côté opposé du véhicule.

- Je te l'avais dit. C'est bien lui, dit Éric à voix basse.

Les automobiles roulaient si vite que le vent faisait bouger la BMW couleur or.

- Steve. Réveille-toi, Steve.

Le jeune homme avait dû voyager depuis un bon moment sans s'arrêter parce que la voix d'Éric n'eut aucun effet sur lui. Il avait la tête tournée du côté du passager et portait la main à l'intérieur de son veston de cuir.

Patrice remarqua l'arme à feu et d'un geste aussi rapide que l'éclair lui enleva le pistolet. Le jeune homme s'éveilla complètement abasourdi par ce qui arrivait.
- Qui es-tu? demanda-t-il à Patrice. Mais, au même moment, il vit Éric de l'autre côté. Un grand sourire accroché au visage, le fugueur semblait savourer une victoire sur son ancien protecteur.
- Tu sors, ordonna Patrice.
- Éric, qu'est-ce que tu fais ici? rétorqua Steve tout en l'examinant.
Il avait l'impression de rêver. Ses yeux firent le tour de l'endroit, des personnages et il tenta de mettre du sens dans tout cela. Fatigué, exténué et voilà qu'en plein milieu d'un rêve étrange, lui apparaît celui qu'il avait tant cherché. Et cela à plus de trois cents kilomètres de Montréal.
- Veux-tu me bien dire où tu étais? L'enveloppe? C'est qui, cette moitié de Japonais?
Il aurait eu encore mille questions à poser mais s'arrêta, passa la main dans ses longs cheveux et s'écrasa contre la voiture.
- Sais-tu que le Dodge est en train de nous chercher? reprit-il comme pour essayer d'entendre parler ce nouveau personnage pas du tout comme ceux avec qui ils avaient l'habitude d'agir. T'aperçois-tu que je viens de te trouver et qu'il n'est plus question...
- Bon, ça va faire la jasette inutile. Vous vous raconterez vos états d'âme plus tard. Mais avant, nous allons rendre la BMW visible aux policiers. Ouvre la valise et le capot et laisse les clefs dans le contact.
- Qu'est-ce qui se passe? J'aimerais donc ça comprendre quelque chose, le jeune.
- Je ne suis pas jeune, lui répondit Éric On fait ce qu'il vient de dire, ensuite on expliquera les choses.
Les trois jeunes hommes s'installèrent à l'intérieur de la camionnette blanche après avoir mis en fonction les feux de détresse de la BMW. Il quittèrent les lieux.

Quelques kilomètres plus loin, Patrice remarqua un petit village répondant au nom de Katana. Il était situé à mi-chemin enre Montréal et Toronto. La pancarte annonçait, en anglais, que la population tournait autour de 1300 habitants. Patrice prit la sortie qui y menait. Deux minutes plus tard, devant un motel appelé Ryokan, la camionnette s'arrêta. Sans attendre un instant, il prit Steve au collet et à quelques centimètres du nez:
- Tu nous suis comme un gentil mouton, ou bien le Dodge te retrouvera beaucoup plus tôt que tu ne le souhaites. Clair?
Dans les yeux de Patrice, Steve y lisait l'assurance mêlée à un foudroyant message qu'il ne devait pas jouer au plus fin avec lui au risque de se voir dans de mauvais draps.
- Si tu penses qu'il s'amuse, Steve, tu vas vite apprendre que les farces, eh! bien ce n'est pas trop son fort. Disons qu'il est long à déconstiper. Moi, en tout cas, c'est clair. Disons, plutôt clair. Même, assez clair.
- Si tu connaissais le Dodge, tu préférerais la constipation, acheva Steve incapable de soutenir le regard de feu de Patrice qui commençait à trouver la cour pleine.

Ils se présentèrent à la réception du motel alors que Patrice indiquait à Éric que Katana voulait dire le sabre en japonais et que Ryokan, c'était auberge.



- Bonjour messieurs, dit un très vieux Japonais qui portait de petites lunettes.

Un être dépressif... TIRÉ À PART # 6

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