LE CHAPITRE QUATRE
Les émois les meilleurs sont des présents du hasard.
François Bizot
Sans l’inquiéter outre mesure, Daniel Bloch se surprenait de ne rien recevoir de Bao depuis leur retour du Mékong, il y a maintenant près d’une semaine.
- Monsieur Bloch, l’interpella la réceptioniste.
- Oui, qui a-t-il ?
- Nous avons reçu un message pour vous, hier soir.
- Quelle en est la teneur ?
- En fait, il s’agit d’un appel téléphonique. Nous avons jugé moins dérangeant de le noter que vous passer la communication. Il était tout près de minuit.
- J’apprécie votre délicatesse.
- Je vous lis la note prise par notre employé de nuit : “ Pourriez-vous annoncer à monsieur Daniel Bloch qui loge chez vous, que mon compagnon et moi serons de passage à Saïgon dans les jours qui viennent et souhaitons le saluer.” C’est signé, Đẹp.
- Heureuse nouvelle !
- Cette dame a ajouté une demande d’hébergement sans fixer précisément le moment de son arrivée.
- Je vous prierais de leur réserver une chambre située près de la mienne.
- Ils seront trois.
- Trois ?
- C’est ce qu’elle a annoncé.
Accompagné par Fany, il se dirigea vers ce restaurant où ils ont pris l’habitude de prendre le petit-déjeuner. Trois, se répétait-il, mais qui peut bien être la personne qui les accompagne. Ne souhaitant pas se perdre en d’inutiles conjectures, il revint à la réalité de ce lundi matin étouffant sous l’humidité, au point d’en souhaiter la pluie.
La ruelle porte le même nom que l’artère principale, Phạm Ngũ Lão et s’étend jusqu’à la rue Bùi Viên. Très achalandée, elle regorge d’activités que mènent les Vietnamiens, ces alchimistes du commerce, persuadés que là se trouvent richesse et sécurité financière. Bien qu’ils manifestent envers les Chinois une antipathie certaine, ils ne se gênent pas pour copier leurs méthodes de travail.
Tous les jours, installé à la terrasse du restaurant, les même gens lui offrent des bagatelles, identiques d’une vendeuse à l’autre, des cireurs de souliers s’ajoutent aux marchands de verres fumés de la dernière qualité, des masseurs de rue qui vous défont le dos tout en promettant de vous relaxer, ces dames qui poussent un chariot sur lequel on cuit un poisson ou une tartine, un sandwich et cette jeune fille au sourire imparable qui répond efficacement à sa demande, celle de lui livrer quotidiennement un journal étranger, en français ou en anglais cela n’a pas d’importance, daté d’un ou deux jours pas plus, mais sous format papier. Quel truc utilise-t-elle pour se le procurer ? Élémentaire. Ayant établi un contact avec le concierge de l’hôtel Continental, il lui permet de libérer le kiosque à journaux pour laisser la place aux plus récents. Pour sûr, elle chipait le plus récent.
Un silence complice se glisse entre les interstices des bruits familiers ; la sirène d’une ambulance, les coups de klaxon des véhicules éveillant la curiosité des badauds. Fany, les premiers jours de son arrivée dans la grande ville, s’en effrayait, cela fait maintenant partie de sa vie urbaine, de sorte qu’elle retrouva rapidement son calme légendaire.
Cette chienne se démarque par sa taille impressionnante et sa mémoire d’éléphant. Non seulement pour se repérer dans les rues achalandées de Saïgon, mais aussi pour trouver à la vitesse de l’éclair ce qui intéresse son maître. Il n’y a que trois hommes qui, à leur vue, la poussent à gronder. Daniel Bloch se surprend à chaque occasion de constater comment elle détecte avec aisance ce qui deviendra leurs habitudes.
Ce matin, la jeune fille servant de camelot, lui apporte le journal L’Humanité du 2 avril 2005. Le grand titre mentionne le décès du pape Jean-Paul II et l’amorce d’une crise importante : la Corée du Nord, ayant annoncé deux mois auparavant qu’elle se retirait du Traité de non-prolifération nucléaire, s’est maintenant doté de l’arme nucléaire.
Les questions européennes et américaines l’ont toujours intéressé. Depuis son arrivée sur le continent asiatique, ses préoccupations se dirigent ailleurs. La situation en Chine, principalement. Simple curieux des questions géopolitiques, il s’aperçut rapidement que le traitement de la nouvelle diffère selon la partie du monde où l’on se trouve.
Sous la copie de L’Humanité, le journal vietnamien Nhân Dân avait été glissé. Il le feuilleta, s’arrêtant à la section “Médecine”. Son attention se porta sur une petite annonce publiée en trois langues - vietnamien, anglais et français - par une spécialiste en neurosciences à la recherche de volontaires afin de collaborer à ses travaux sur la mémoire. Il recopia le texte dans son agenda.
Ce sac de cuir qui le suit tel un satellite, contient un carnet dans lequel il note des idées et ce qu’il doit absolument approfondir ou documenter. À la suite des quelques heures passées dans le Mékong, en compagnie de la professeure et de son étudiante, il avait écrit : Lasswell (chercheur américain pionnier de la communication de masse et de la science politique) ; Turing (mathématicien et cryptologue britannique, auteur de travaux qui fondent scientifiquement l’informatique) ; Saverous Pou (linguiste cambodgienne) ; le Manuscrit de Voynich (livre illustré anonyme rédigé dans une écriture à ce jour non déchiffrée et une langue non identifiée) ; l’Effet Kirlian (procédé photographique montrant un halo lumineux autour d’un objet soumis à une haute tension électrique).
Cela lui apparut pertinent de se documenter sur des questions pointues comme le décodage de messages, la cryptographie, la communication de masse. L’évolution dans l’histoire des trois anciens colonels l’incitait à mieux s’informer sur ces questions qui lui vinrent à la suite du voyage à Mỹ Tho.
Saverous Pou, une amie cambodgienne qu’il avait croisée à plusieurs reprises lors de séminaires internationaux, revint à son souvenir. Scientifique éblouissante, elle s’était toujours démarquée de ses collègues par son génie à expliquer, de manière accessible, l’étymologie et la topologie de la langue khmère. La sachant âgée, c’était le temps ou jamais de reprendre contact. Était-elle à Phnom Penh à l’époque des Khmers Rouges ? Y est-elle toujours ? Daniel Bloch pourrait s’y rendre dans le cas où le contact se renouait, Phnom Penh est si près de Saïgon.
Une fois le petit-déjeuner achevé, les moments de détente pour Fany l’occuperaient au moins une heure dans le parc Phạm Ngũ Lão. Ils s’y rendirent ; un banc à l’ombre ferait bien l’affaire, près du petit étang sur lequel flottent des lotus roses et où quelques pêcheurs taquinent le poisson.
Reprenant sa lecture, il s’arrêta sur cette phrase tirée de À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU :
“À égalité de mémoire, deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses.”
L’étrange idée de se savoir mêlé à une histoire dans laquelle la mémoire prend une place prépondérante réapparut. Chez Proust, une phrase vous plonge dans le présent. Tout le génie de cet auteur y réside, emmêler passé et présent.
Cette oeuvre fait-elle partie de celles que Bao propose à ses étudiants ? Tous les deux n’avaient guère eu l’occasion de discuter littérature, pris dans une tourmente épistolaire.
Il devait clarifier leur relation. Continuer de la voir comme une professeure universitaire engagée dans un scénario aussi obscur que subjuguant, ne suffisait plus. Sa présence devenait importante à un point tel que son silence, depuis près d’une semaine, l’ennuyait. Parfois, comme un adolescent attardé, il se demandait s’il allait trop vite ou trop lentement, s’il utilisait les bons mots ou ceux qu’il lançait n’atteignaient tout simplement pas leur cible.
L’amour, à 70 ans, peut-il être autre chose que la suite de ce qui existe déjà, non un début ? Le concept même d’amour, se définit-il autrement ? Peut-on encore imaginer cela possible, réaliste, réalisable ?
Les histoires amoureuses de cet homme ne sont pas reluisantes, plutôt brèves et peu conséquentes. Marié puis divorcé, il s’est difficilement relevé de cette liaison. Comme un inachèvement, un acte manqué. Aucune trace n’est demeurée. Pas d’enfant, aucun contact avec celle qui - elle fut la première - ayant cru en lui, le projeta vers des études supérieures. Il sait que son instabilité émotionnelle court-circuita l’union. Enfouie, cherchant à la taire lorsqu’elle refaisait surface, cela ombragea de manière importante la suite des choses.
Il aura fallu un séjour dans les montagnes de Sapa, l’accompagnement quotidien d’une chienne collée à ses baskets, la couleur des rizières, la vue du Fansipan émergeant des brouillards, pour réaliser que les choses essentielles, frileusement ensevelies au plus profond de lui, devaient faire irruption.
On ne peut pas indéfiniment traîner avec soi des relents du passé, leur lourdeur pèse trop, inhibe nos actions actuelles. Leurs souvenirs envahissent la mémoire, leur influence bloque le passage à ce qui devrait y prendre une nouvelle place.
À Sapa, il aura évacué de son esprit prisonnier d’images horribles, celles vers lesquelles il ne souhaitait plus revenir, craignant qu’elles régénèrent des conflits puissamment installés dans son âme, son coeur et son cerveau : les horreurs des trains roulant vers Auschwitz ; les fumées aux odeurs humaines s’échappant des hautes cheminées ; le kibboutz et Jérusalem ; les rejets de sa famille adoptive ainsi que ceux d’une épouse préférant demeurer aux USA alors qu’il revenait en Europe. Toutes les dissimulations derrière lesquelles il se claquemurait afin de se camper dans l’inaction. Toutes ces personnes qui, s’attachant à lui, reçurent l’indifférence en retour.
La solitude dans laquelle longtemps il se séquestra, ne laissait la porte ouverte qu’à des livres surannés traitant de sujets ensevelis au fond de son inconscient. Puis ce livre ancien. Le seul qui réussit à faire bouger les cordes de son impassibilité ; le Yi King parla, secoua ses fibres, le nettoyant tout entier. Il revient tous les jours y retrouver un message, une indication, une route.
Interrogeant l’oracle sur ce que représentait, à ce moment-ci, la relation naissante avec Bao, la réponse fut : “La solidarité, l’union”. L’interprétation fournit l’éclaircissement suivant : “La solidarité apporte la fortune. Sonde l’oracle une fois encore pour savoir si tu as sublimité, durée et persévérance. Alors il n’y a pas de blâme. Les incertains se rapprochent peu à peu. Qui vient trop tard trouve l’infortune.” Plus loin, ces mots le tracassèrent : “ Tu te tiens uni à des hommes qui ne sont pas ceux qu’il faut.” Les suivants devinrent une interrogation : “Le roi, à la chasse, ne fait traquer que de trois côtés et renonce au gibier qui s’enfuit devant.”
Installé sous les grands arbres du parc, son bouquin près de lui, jetant à l’occasion un regard vers Fany, il poursuivit sa réflexion.
Jamais sa vie fut tranquille, continuellement bousculée par les changements que sa profession lui imposait, à rédiger des textes ou assister à des séminaires, à monter, démonter et remonter ses cours ; les années passèrent sans qu’il ne prit vraiment le temps de se situer dans l’espace et le temps. Sans enfant pour lui survivre, aucun héritage à laisser autres que ses articles parus dans des revues spécialisées que plus personne ne lit ou ne consulte, il en vint à la conclusion qu’aujourd’hui deviendrait son univers.
À Hanoi, la décision de finir ses jours au Vietnam, s’imposa d’elle-même. Est-ce que Saïgon serait l’occasion de prendre d’autres résolutions ? Cette femme le bousculerait-il, le débusquerait-il au fond de son indolence ? Laisserait-il une personne de cette qualité le secouer au point que les jours lui restant à vivre, ne ressembleraient plus à ceux qui précédèrent ?
Il sourit lorsque lui revint cette phrase de Gabriel Garcia Marquez.
“Entre vieux, les vieux sont moins vieux.”
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Daniel Bloch n’en croyait pas ses yeux. Ne pas s’emballer immédiatement... avancer un peu plus... s’assurer que la personne qu’il voyait de ce côté-ci de la rue Phạm Ngũ Lão était bel et bien celle qu’il venait de reconnaître. L’esquisse d’un sourire, ce regard un peu éloigné cela le ramenait à Hanoi ; il reconnut Đẹp.
La jeune dame, droite et fière comme elle l’a toujours été, s’approcha de lui. Fany se précipita, accentuant l’évidence ; c’était bien elle.
- Daniel !
- Comme je suis heureux de te revoir, ma belle amie.
Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre alors que la chienne faisait des ronds autour d’eux, ne cachant pas sa joie. Les passants durent les contourner, ce qui ne sembla absolument pas nuire à leurs retrouvailles. Il y avait un bon moment déjà. En fait, à plus de six mois, quand la jeune dame prit en charge le café où vivait Daniel Bloch. Des événements malheureux survenus dans sa famille à Lan Song l’obligèrent à quitter son poste et s’installer là-bas ; le décès de sa mère survenant au moment d’une grossesse difficile et l’incapacité de son père à vivre seul.
- Ton conjoint n’est pas avec toi ?
À ces mots, celui que l’on a toujours appelé Visage-Ravagé s’approcha ; dans ses bras grouillait un poupon d’à peine quelques semaines.
- Je vous présente notre fille, Mừng.
Fany reconnut celui qui vint la quérir à Sapa pour la remettre à son nouveau maître dont la joie se transforma en allégresse alors que le bébé, passant du père à la mère se retrouva dans les bras inexpérimentés d’un vieil homme.
- Quelle joie ! Je n’ai que ces mots à la bouche. Lorsque, à l’hôtel, on m’a annoncé votre venue et que vous étiez trois, je me demande encore comme il se fait que je n’y ai pas tout de suite songé. Vous lui avez offert un nom superbe, “Heureuse” si on le traduit correctement.
- Nous n’allons pas demeurer dans le milieu de la rue, Daniel.
- Il y a un endroit très calme sur le toit de l’établissement, on y sera bien pour tout nous raconter.
Visage-Ravagé ayant libéré le vieil homme du nourrisson, le quatuor arpenta les quelques mètres les y menant et se retrouva là où tous les jours leur hôte se prélasse pour lire, écrire et réfléchir. Cette fois, il écoutera les dernières nouvelles que lui apporte Đẹp.
Lorsqu’il quitta Hanoi pour Saïgon, le quartier dans lequel il avait installé ses pénates, devenu beaucoup plus calme à la suite d’une série d’événements l’ayant passablement perturbé, reprenait un rythme de vie qui le caractérisait mieux. La jeune maman et son conjoint étaient déjà partis vers Lan Song sans informer leur réseau d’amis du véritable but de ce voyage prévu depuis un certain temps. Il est toutefois coutumier, chez les Vietnamiennes, de revenir dans leur patelin, afin d’accoucher auprès des membres de leur famille. Lorsque le couple annonça qu’il s’y rendait, personne ne vit autre chose que cette situation.
Le garçon du service à la clientèle apporta des rafraîchissements, sans oublier le bol d’eau fraîche pour Fany qui passait des pieds de l’un aux pieds de l’autre, intéressée davantage par le bébé. Visage-Ravagé approcha Mừng de son museau ; elle se mit à la renifler, lui lécher les pieds.
- Cet animal possède quelque chose de particulier que l’on ne retrouve pas chez les autres chiens.
- Il m’est impossible de m’en séparer. Elle remplit tous mes instants de sécurité et de complicité, répondit Daniel Bloch.
- La propriétaire du homestay de Sapa n’a pas hésité un seul instant lorsque je suis allé lui proposer qu’elle me la vende, afin de vous la confier.
- Tu as dû défrayer quelque chose ?
- Non, elle vous l’a offerte sachant que son bonheur passait désormais par vous.
- Son bonheur et le mien. Nous ne pouvons plus nous détacher.
Đẹp écoutait les vieux complices ressasser des souvenirs lui rappelant tant d’événements, si proches encore. Son conjoint prit quelques minutes pour faire le tour de chacun de ceux qu’ils avaient côtoyés à Hanoi, mettant à jour les dernières informations. Cela réjouissait le vieil homme sirotant son café et s’abstenant de fumer en présence de l’enfant et de sa mère qui allait raconter sa tristesse.
- Nous sommes arrivés à Lan Song quelques jours avant la naissance de Mừng. Cette grossesse a été difficile. Je sentais quelque chose se débattre en moi. Le bébé n’était pas l’aise et me le faisait savoir en multipliant des secousses de plus en plus souffrantes. Le médecin de Hanoi m’avait prévenue en m’annonçant que j’aurais une fille. Sans nécessairement envisager un accouchement pénible, je devais me préparer à tout, sauf un enfant mort-né. L’enfant allait vivre, il en était convaincu, mais ne pouvait prévoir si des malformations l’affligeraient. Ces nouvelles m’ont glacé le dos. La présence attentive de Visage-Ravagé, du début jusqu’à la fin, me rassurait. Il a été si proche de nous. Je me laissais envahir par l’amour et la certitude que cette enfant devait être heureuse, que je lui devais cela. Lui et moi ne regardions que le beau, ne respirions que du bon, ne parlions que de belles et bonnes choses à celle qui bientôt arriverait.
- Je te reconnais tellement dans ces paroles.
- L’héritage de ma mère.
À ces mots, Đẹp se mit à pleurer, versant des larmes aussi douces que ses yeux, des larmes d’âme. Elle laissa passer quelques courts instants avant de reprendre la narration des derniers instants de vie d’une femme qui fut capitale dans sa vie ; le phare l’ayant toujours guidée.
- Ma mère est morte sur ces mots : “ Je laisse la place à ta fille. Il me sera impossible de la voir, la chérir, mais sache que je l’aime depuis le moment où tu m’as annoncé sa venue. Je vais ailleurs, dans un inconnu qui restera à découvrir, mais tu pourras toujours me parler, le dialogue entre ceux qui s’aiment ne s’éteint jamais.” Ma mère nous a quittés trois jours avant la naissance de Mừng.
La déchirure est toujours apparente. Parlant d’elle, Đẹp posait les yeux sur sa fille, son conjoint, puis revenait vers celui qui l’écoutait avec une telle attention qu’entre les mots, les silences, seuls les souffles d’une chienne ayant repris sa place coutumière, aux pieds de son maître, s’élevaient dans cet avant-midi torride.
- J’ai demandé à ce que les funérailles aient lieu après l’accouchement dont je ne souhaite pas vous entretenir. Visage-Ravagé, s’il le veut, saura trouver les mots justes pour vous le décrire dans toute sa complexité. Je ne désirais qu’une chose : rentrer à la maison, déposer ma fille sur le corps froid de ma mère afin que Mừng la respire, sente son âme qui avait quitté son corps, partie vers où elle m’avait parlé si souvent et qui ne l’effrayait pas. Elle affichait une esquisse de sourire sur un visage enfin reposé. Vous savez combien j’aime Pearl Buck, celle que ma mère admirait, me lisait et me faisait lire. Ces mots d’elle sont venus immédiatement à mon esprit : “ Ma vie n’est pas terminée ; j’étais faite pour vivre cent ans, mais si je dois mourir – au moins que ce soit dans la joie et le triomphe – je continuerai ailleurs. ”
À nouveau, elle s’arrêta, prit une gorgée de thé froid puis continua.
- Mon père ne pouvait pas vivre seul, cela devenait évident pour moi et pour le père adoptif de ma fille. Sans nous consulter, l’idée de s’installer avec lui s’est imposée d’elle-même. Quitter Hanoi signifiait laisser le café et la bibliothèque derrière moi, la boutique de photos pour Visage-Ravagé. L’annoncer aux jeunes que j’aidais dans leurs travaux scolaires me fut pénible, alors que mon conjoint abandonnait ses amis de toujours. Plus difficile encore fut de nous défaire des liens que nous avions créés, mais nous devions le faire rapidement sans quoi il aurait été plus douloureux de nous y contraindre. Tout s’est fait rapidement, l’espace d’un souffle avant le dernier, celui qui emporte, laissant entre les mains des survivants la lourde tâche de nous continuer.
Respectant un moment de silence, Daniel Bloch demanda.
- Vous êtes donc maintenant installés près de Lan Song.
Pour éviter que l’atmosphère, déjà lourde de chagrin, s’achemine vers plus pesant encore, le jeune homme prit la parole.
- Mon commerce de photos prenait de l’ampleur. J’avais plusieurs contrats à respecter, surtout des mariages, mais devant l’urgence, il fallait agir vite. M’établir là-bas, dans la maison qui a vu naître Đẹp, donner un coup de main à son père pour l’élevage des grenouilles, cela ne m’a pas effrayé. Il n’y a que ma mère qui a reçu cette nouvelle avec peine. Vous savez, nos routes sont pavées de tant d’inattendus. L’attitude que j’ai choisi d’adopter s’est révélée à moi sur-le-champ. J’avais choisi de suivre Đẹp, j’allais respecter ma promesse.
- Je reconnais là ton grand coeur et ton honnêteté.
- Ce sont les amis de Hanoi qui nous ont offert ce voyage vers Saïgon. Ils ont compris que pour notre nouvelle petite famille, venir vous rencontrer était important.
- Le bonheur que vous me faites est sans prix. Je tiens à ce que nous découvrions ensemble cette ville si différente de Hanoi et sans doute davantage que celle de Lan Song.
Le trio se mit à rire suite à la remarque qui eut l’effet d’une consolation. Les sentant fatigués à la suite d’une longue route, se doutant que prendre soin d’un enfant naissant exigea une présence continue, il leur proposa de se reposer tout l’après-midi et qu’il allait organiser le dîner.
Lorsqu’un homme trouve une chose qui lui est nécessaire,
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